La résurrection de Jésus donne sens à l’histoire

P. Michel Rondet, jésuite

La résurrection de Jésus est un événement qui échappe à l’histoire, mais qui a laissé dans l’histoire des traces exceptionnelles. Plus encore, c’est la Résurrection qui donne sens à l’histoire.


Personne n’a été témoin de la résurrection du Christ, mais le tombeau vide, le témoignage des disciples et surtout l’existence d’une communauté bâtie sur la foi en cette résurrection ont depuis deux mille ans marqué d’une façon profonde notre histoire. Que nous en disent les Évangiles ? L’annonce la plus explicite est celle que saint Matthieu met dans la bouche de l’Ange du Seigneur.

Que veut dire « ressusciter » ?

S’adressant aux femmes venues au tombeau au matin de Pâques, il leur dit : « Ne craignez point, vous ; je sais bien que vous cherchez Jésus, le Crucifié. Il n’est pas ici car il est ressuscité comme il l’avait dit. Venez voir le lieu où il gisait, et vite allez dire à ses disciples : « Il est ressuscité d’entre les morts, et voilà qu’il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez. » Voilà, je vous l’ai dit » (Matthieu 28,5-8). Le ton est bien celui d’un oracle divin, il rejoint les femmes dans leur recherche, leur annonce la Résurrection et leur donne une mission. Saint Pierre dans sa première prise de parole au jour de la Pentecôte reprendra et complétera ce message : « Dieu l’a ressuscité, ce Jésus ; nous en sommes témoins. Et maintenant, exalté par la droite de Dieu, il a reçu du Père l’Esprit saint, objet de la promesse, et l’a répandu. C’est là ce que vous voyez et entendez » (Actes 2,32).

Dieu l’a ressuscité… L’expression ne peut pas être comprise à la lumière des miracles de Jésus, les trois résurrections : du fils de la veuve de Naïm, de la fille de Jaïre et de Lazare. Dans tous ces cas, il s’agit d’un rappel à la vie, on pourrait dire de la guérison d’une maladie ayant entraîné la mort, d’une réanimation. Jésus ressuscité n’est pas rendu à une vie mortelle. Il n’a pas connu la corruption (le tombeau vide) et il est définitivement vainqueur de la mort.

Renaître d’en haut

Le mot résurrection peut avoir deux consonances : se réveiller, se lever. « Éveille-toi, toi qui dors, lève-toi d’entre les morts, et sur toi luira le Christ ! » (Éphésiens 5,14). Images évocatrices qui cependant restent en deçà de la signification profonde de la résurrection, et lorsque Jésus annonce à ses disciples sa mort et sa Résurrection ils ne comprennent pas son langage. Pour nous la meilleure introduction serait peut-être de revenir à l’entretien de Jésus avec Nicodème (Jean 3,3) sur la nouvelle naissance dans l’Esprit. C’est bien de cela en effet qu’il s’agit : renaître d’en haut dans la force de l’Esprit.

« Dieu l’a exalté »

Les Évangiles complètent le mot ressuscité par une autre expression essentielle : exalté. Il a été exalté à la droite du Père. C’est indiquer le mouvement de la résurrection qui n’est pas une fin en soi mais un retour vers le Père. « Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jésus à Madeleine, Jean 20,16). C’est l’humanité de Jésus qui est accueillie dans la vie trinitaire. De ce point de vue Résurrection et Ascension sont un même mystère, la Résurrection s’achève dans l’Ascension comme le souligne la parole mystérieuse de Jésus à Madeleine : « Je ne suis pas encore monté vers le Père » (Jean 20,17). Et quand nous parlons de notre résurrection, c’est donc bien à une exaltation dans la gloire du Père qu’il faut penser.

Le Christ s’est manifesté

Enfin, les Évangiles et saint Paul témoignent que Jésus est apparu, s’est manifesté, à un certain nombre de disciples. « Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu’il est apparu à Céphas, puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois la plupart d’entre eux demeurent jusqu’à présent et quelques-uns se sont endormis ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Et en dernier lieu, il m’est apparu à moi aussi, comme à l’avorton » (I Corinthiens 15,3-8).

Il s’est fait reconnaître

Les mots employés renvoient bien à une action du Christ, c’est lui qui s’est manifesté, qui s’est fait reconnaître vivant à ses disciples, pas à la foule. La plupart des apparitions à part quelques-unes, Pierre, Jacques, Madeleine, Paul, concernent des groupes de disciples rassemblés : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Matthieu 18,20).

C’est dire que Jésus se fait reconnaître à ceux qui sont ouverts à une démarche de foi. Chacune des apparitions dont les Évangiles nous ont gardé le témoignage comporte ce cheminement qui va de l’étonnement à la joie, en ménageant le temps nécessaire à la naissance de la foi. Ainsi la rencontre d’Emmaüs (Luc 24,13) : les disciples ne reconnaissent pas celui qui les rejoint sur la route, Jésus leur laisse le temps d’exprimer leur désarroi. Il explique pour eux les Écritures avant de se révéler dans la fraction du pain. Reconnu, il disparaît, laissant à leur liberté la décision de retourner à Jérusalem partager avec leurs frères la bonne nouvelle de sa Résurrection.

On peut noter aussi que Jésus se fait reconnaître de ses disciples en les renvoyant chaque fois à un souvenir de leur vie commune antérieure : Madeleine en l’appelant par son nom (Jean 20,10), les disciples partis à la pêche avec Pierre en renouvelant pour eux le geste de la pêche miraculeuse qui avait précédé leur premier appel (Jean 21,8). La manière dont Jésus se manifeste renouvelle la relation qu’ils avaient avec lui. C’est bien lui, proche et familier, et pourtant rien n’est plus comme avant. Il apparaît de manière inattendue et il disparaît tout aussi mystérieusement, sans qu’ils se sentent pour autant abandonnés. Il ne les quitte pas sans leur donner rendez-vous dans la mission qu’il leur laisse : annoncer l’Évangile à toutes les nations. C’est là qu’ils le retrouveront, qu’il sera avec eux jusqu’à la fin des temps (Matthieu 28,19-20). La finale de l’Évangile de Marc étend cette mission à toute la création : « Allez dans le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la création » (Marc 16,15).

Sa Résurrection transfigure le monde entier

Ainsi la bonne nouvelle de la Résurrection manifestée à quelques-uns concerne-t-elle la création tout entière. Saint Paul l’a souligné dans l’Épître aux Romains : « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu ; si elle fut assujettie à la vanité non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Romains 8,19-21).

Ceci nous renvoie au lien entre création et rédemption dans l’histoire de notre salut. Ayant pris notre condition d’homme, le Verbe l’a assumée tout entière jusque dans sa dimension charnelle : il est entré dans ce monde dans lequel nous sommes nés et dont nous faisons partie. Il en reste membre dans son Ascension, même s’il n’en porte plus les limites spatio-temporelles. Son humanité glorifiée introduit dans la gloire du Père une figure transfigurée de notre monde. C’est dans la certitude de cette universalité de la Rédemption répondant à celle de l’Incarnation, que Paul peut affirmer sa foi en la résurrection de la chair. Répondant aux objections des Corinthiens qui voulaient bien croire à la Résurrection du Christ, mais refusaient d’ajouter foi à notre résurrection, il ose affirmer : « S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité » (I Corinthiens 15,16). Comment lier plus étroitement notre résurrection à la Résurrection du Christ ! Au Fils qui a livré sa vie pour nous, le Père répond en accédant à son vœu le plus profond et en nous glorifiant avec lui. Sinon l’offrande du Fils et son œuvre tout entière ne seraient pas reconnues. La foi en notre résurrection n’est donc pas un aspect secondaire de notre foi au Christ, elle en est un élément essentiel. Elle fait partie de notre foi en l’amour qui lie le Père et le Fils dans la vie trinitaire. L’Esprit qui est le fruit de cette communion va transfigurer nos corps mortels en corps spirituels pour la gloire du Père et du Fils.

Dans la Résurrection, corps et esprit indissociables

Habitués par la pensée grecque à concevoir l’immortalité de l’esprit, nous avons plus de difficultés à penser la résurrection de la chair, impressionnés que nous sommes par la décomposition du cadavre. Que ce soit pour nous l’occasion de réfléchir sur ce qu’est le corps dans la pensée biblique. Quand l’Évangile de Jean écrit : « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Jean 1,14), il affirme certes qu’il a pris un corps biologique semblable au notre, mais il dit beaucoup plus, c’est notre condition humaine dans son unité indissoluble qui est visée par ce mot chair. L’Évangile ne dit pas qu’il prit un corps et une âme, mais notre humanité dans sa condition charnelle. C’est cette humanité qui est appelée à la Résurrection avec le Christ.

Une brèche dans l’histoire du monde

La Résurrection de Jésus n’est donc pas un événement ponctuel qui n’intéresserait que la personne de Jésus et sa survie. C’est l’Événement qui donne sens à notre histoire et à notre monde. Il introduit dans l’évolution une brèche qui révèle qu’elle est tout entière sous le signe de l’amour de Dieu. On peut discerner dans le cosmos des signes qui annoncent la désagrégation de l’univers, on ne peut pas douter de l’avenir du monde dont fait partie le corps du Christ ressuscité. Les liens qui nous unissent à lui ne permettent pas que nous ayons un avenir différent. Saint Paul l’a exprimé avec force : « Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent, ni avenir, ni puissances, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8,38-39). Rien, sauf le mystère de notre liberté, car l’amour ne se commande pas et exige une libre réponse, mais alors en nous séparant de Dieu qui est la Vie, nous créons notre propre néant.

Ce n’est pas seulement l’avenir de notre monde qui est concerné par la Résurrection du Christ, mais aussi notre présent. Victoire sur la mort, elle est dès aujourd’hui, comme l’ont souligné des théologiens contemporains (par exemple Jürgen Moltmann), dénonciation par Dieu de toutes les forces de destruction (cf. texte ci-dessous). Au cœur même de notre histoire, Dieu s’est manifesté comme celui qui assure le triomphe de la vie, de l’amour et du pardon sur les forces du mal. Mis à mort en haine de tout ce qu’il représentait, Jésus dans sa Résurrection consacre la victoire d’une humanité qui a fait confiance au Père et à la réussite de son projet de divinisation de l’homme. Du même coup apparaît en pleine lumière ce qui peut être notre péché essentiel : le refus de l’avenir que Dieu nous offre.

4ème dimanche de Carême – 19 mars 2023 – Évangile de Jean 9, 1-41

Évangile de Jean 9, 1-41

Ah maintenant je vois !!

Les premiers évangiles racontent que Jésus annonçait la venue proche du Règne de Dieu et accomplissait quelques miracles, dont des guérisons d’aveugles. Quelques dizaines d’années plus tard, grâce à l’Esprit-Saint, la réflexion sur la personnalité de Jésus s’est approfondie : Jean a compris que ces faits passés étaient des « signes », des actions symboliques qui manifestaient toujours le salut apporté par le Seigneur Jésus. Ainsi le récit de Jean 9 « chef d’œuvre du récit dramatique de Jean » dit le grand exégète R. Brown.

Jésus vit sur son passage un homme aveugle de naissance. Ses disciples l’interrogent : « Rabbi, pourquoi est-il aveugle ? Il a péché ou ses parents ? ». Jésus répond : « Ni lui ni ses parents. Mais l’action de Dieu doit se manifester en lui. Il faut réaliser l’action de Celui qui m’a envoyé pendant qu’il fait clair car déjà la nuit approche. Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde ». Il cracha sur le sol et avec la salive il fit de la boue qu’il appliqua sur les yeux de l’aveugle. « Va te laver à la piscine de Siloé, mot qui signifie Envoyé ). L’aveugle y alla, se lava et quand il revint il était guéri.

Qui sommes-nous ? Que devons-nous faire ? Quel est le sens du monde ? Aucun homme ne le sait. De naissance, nous ne voyons pas, nous sommes aveugles. Ce n’est pas un péché, il n’y a pas de notre faute. Des philosophes, des savants tentent des réponses : elles sont approximatives, partielles, fausses. Mais au cœur de cette histoire obscure, apparaît l’homme Jésus. Avec la boue, il renvoie l’homme à sa condition native : « Tu es poussière… ». Il va le re-créer.

Mais il profère la prétention inouïe d’être « la Lumière du monde ». Cette affirmation nous stupéfie, nous paraît folle, nous n’osons y croire. Mais si nous faisons confiance à cette parole, si nous acceptons la plongée dans l’eau offerte par Jésus l’envoyé de Dieu – comprenons : si nous faisons la démarche du baptême – alors nous commençons le processus de guérison. Ce sera un rude chemin.

Les gens habitués à le rencontrer dirent : « N’est-ce pas le mendiant ? ». Les uns disaient : « En effet ». Les autres : « Pas du tout. C’est son sosie ». L’homme, lui, affirmait : « C’est bien moi ». On lui demandait : « Comment tes yeux se sont-ils ouverts ? – L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue et m’a dit d’aller me laver à Siloé. Je suis allé, je me suis lavé et j’ai vu ! ». On lui demande : « Où est-il ? ». « Je ne sais pas ».

Un vrai converti ne change pas d’apparence mais il commence une transformation. La lumière vient dans son coeur : le monde n’est pas absurde, je puis y travailler, je découvre ma personnalité profonde, le sens de ma vie. « C’est bien moi » !!! « L‘homme ne se connaît que par Jésus-Christ » disait Pascal.

Mais du coup son entourage s’étonne : « Quel curieux changement ! Et où est-il ce Jésus ? ». La foi commence par une décision libre mais elle inaugure alors une recherche : tout n’est pas automatique, il ne suffit pas d’être inscrit sur un registre. Jésus a offert une aurore qui déclenche la recherche à tâtons de la pleine lumière. Ce n’est pas une théorie fulgurante ni une découverte scientifique mais une personne : Jésus. Sa découverte ne va pas sans de sérieux problèmes : après la stupeur, l’opposition se dresse.

On amène l’homme aux pharisiens. Car c’était un sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux. Ils l’interrogent : « Comment se fait-il que tu vois ? ». Il répond : « Il m’a mis de la boue sur les yeux, je me suis lavé et maintenant je vois ». Certains pharisiens disaient : « Ce type n’est pas de Dieu puisqu’il n’observe pas le repos du sabbat ». D’autres répliquaient : « Oui mais comment un pécheur pourrait-il accomplir des signes pareils ». Ainsi donc ils étaient divisés.

Quel scandale ! Si votre voisin aveugle revient guéri de Lourdes, naturellement vous sautez de joie, vous vous réjouissez avec lui, vous partagez son allégresse. Eh bien les adeptes d’une religion légaliste, eux, froncent les sourcils. La Loi est formelle : il est interdit de faire tout travail en sabbat, donc ce Jésus qui a malaxé de la terre  est un pécheur. Quelle idiotie ! Sous prétexte de sauver l’observance de la Loi, les pharisiens (en tout cas certains d’entre eux) en font un joug intolérable, un carcan, une prison.

Les pharisiens disent à l’aveugle : « Et toi, que dis-tu de Jésus ? ». Il répond : « C’est un prophète ». Ils ne voulaient pas croire que cet homme avait été aveugle : ils convoquent ses parents : « Cet homme est-il bien votre fils ? Vous dites qu’il est né aveugle. Comment se fait-il qu’il voit ? ». Les parents répondent : « Oui c’est notre fils et il est né aveugle. Mais comment voit-il, nous ne savons pas non plus. interrogez-le : il est assez grand pour s’expliquer ».

Ses parents parlaient ainsi parce qu’ils avaient peur des Juifs. En effet les Juifs s’étaient mis d’accord pour exclure de la synagogue tous ceux qui déclareraient que Jésus est le Messie. Voilà pourquoi les parents avaient dit : «  Il est assez grand : interrogez-le ».

On sait par les Actes des apôtres et les lettres de Paul que la conversion à Jésus scandalisait les autorités juives. L’hostilité grandit de plus en plus surtout après la défaite de l’an 70 et la destruction de Jérusalem et du temple : si bien qu’on en vint à interdire l’entrée dans les synagogues à ceux qui confessaient Jésus comme le Messie.

Comme c’est curieux : Jésus apporte la paix et l’amour et, en fait, il provoque la division. D’abord chez les voisins, puis chez les autorités, maintenant dans la famille. Mais ne l’avait-il pas annoncé : « On se dressera les uns contre les autres… » ?…La foi est une démarche tout à fait personnelle et elle doit s’attendre à être incomprise, à lézarder même les liens les plus chers. Le pauvre aveugle perd même l’appui de ses propres parents et est seul devant ses juges.

Pour la seconde fois, les pharisiens convoquent l’homme : « Rends gloire à Dieu ! Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. – Moi je sais une chose : j’étais aveugle et maintenant je vois. – Comment a-t-il fait ? – Je vous l’ai déjà dit et vous n’avez pas écouté. Pourquoi voulez-vous m’entendre une seconde fois ? Vous voulez devenir ses disciples ? – Toi, tu es son disciple ; nous, nous sommes disciples de Moïse car Dieu lui a parlé. Celui-là nous ne savons pas d’où il est. – Voilà l’étonnant. Vous ne savez pas d’où il est et pourtant il m’a ouvert les yeux. Chacun sait que Dieu n’exauce pas les pécheurs mais seulement celui qui fait sa volonté ! Si cet homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire – Tu es tout entier plongé dans le péché depuis ta naissance et tu nous fais la leçon ? ». Et ils le jetèrent dehors.

Les juges exigent du prévenu qu’il jure de dire toute la vérité et eux-mêmes affirment que de toutes façons leur opinion est faite : Jésus est un pécheur puisqu’il a « travaillé » en sabbat ! Et autre infamie : lorsque l’homme simple explique pourtant son raisonnement logique, ils l’enferment dans le mal : un handicapé est dans le péché. Et ils l’excluent. La lamentable scission Israël/Eglise se creuse !

Jésus apprit qu’ils l’avaient expulsé et il vient le trouver : « Crois-tu au Fils de l’homme ? – Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? – Tu le vois, c’est lui qui te parle – Je crois, Seigneur ». Et il se prosterna devant lui.

Le baptisé, comme l’aveugle, a d’abord eu comme un appel et s’est présenté au baptême. Commençant à sortir de la nuit où il était plongé, il n’a cependant pas eu d’extase. Pas de présence sensible de ce mystérieux Jésus : au contraire la solitude, les interrogations, la méfiance, puis la lâcheté de ses parents et l’hostilité violente des juges. Mais ces épreuves l’ont mûri, ont approfondi sa foi pour pénétrer l’identité de Jésus : il est plus qu’un rabbi, un homme, un thérapeute doué, quelqu’un qui vient de Dieu, la Lumière qui éclaire la marche du monde : il est le mystérieux « Fils de l’homme » que le prophète Daniel annonçait, celui qui, à la fin des temps, devait venir dans la gloire de Dieu pour opérer le jugement définitif de l’humanité. Et c’est pourquoi l’aveugle se prosterne dans le geste d’adoration.

Alors Jésus déclara : « Je suis venu en ce monde pour une remise en question : pour que ceux qui voient puissent voir et que ceux qui voient deviennent aveugles ». Des pharisiens entendirent ces paroles : « Serions-nous des aveugles, nous aussi ? – Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites « nous voyons », votre péché demeure ».

Attention : Jésus n’est pas un juge impitoyable qui comptabilise nos péchés sur un grand livre. Seigneur, Lumière divine, il connaît à fond les moindres secrets de nos histoires, il renverse nos propres jugements comme superficiels et faux. Et en outre il est la miséricorde divine en personne.

Ainsi pour lui l’aveugle-né n’est pas un pécheur et, au contraire ces pharisiens qui s’estimaient les modèles d’observances et de piété tout en excluant les handicapés du culte du temple, sont des fourbes, des hypocrites, des faux croyants. Ah s’ils reconnaissaient leur erreur !…Jésus leur offre la possibilité de changer mais s’ils s’enferrent dans leurs convictions : « Nous, nous savons », ils se condamnent eux-mêmes.

Conclusion

Oui cette page est un chef-d’œuvre à méditer longuement. L’homme ne naît pas pécheur mais aveugle sur son identité et son histoire. S’il consent, Jésus lui apporte la lumière : « Ah maintenant je vois ! ». Cette lumière est Quelqu’un : donc la foi est recherche, approfondissement.

Qui est donc ce Jésus ? Un homme, un rabbin, un guérisseur, un disparu, un pécheur (il enfreint la Loi), il provoque la division, l’hostilité….Enfin le baptisé « voit » : Jésus vient de Dieu…Il est Seigneur…le seul Juge authentique de l’humanité.

Dans une société qui, en pleine explosion des progrès, titube vers le précipice, voit-on des baptisés éclairés, heureux de l’être, pleins d’assurance afin d’accomplir leur mission essentielle ?…

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

Etty Hillesum

Née à Middelburg (Pays-Bas) en janvier 1914. Famille juive libérale, non pratiquante. Père professeur, proviseur de lycée ; 2 frères. Elle réussit aisément une maîtrise de Droit.

Relation avec son logeur, un veuf âgé. Mène une vie libre dans les milieux contestataires de gauche. En mai 1940 : invasion des troupes allemandes, arrestation des Juifs. Thérapie avec un psychologue Julius Spier, émigré juif allemand : il devient son amant mais lui fait découvrir la Bible et St Augustin. Elle dira : « Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi…l’accoucheur de mon âme ». Il meurt en septembre 1942. Etty entre au camp de transit de Westerbork pour aider les Juifs internés avant d’être envoyés en Allemagne. En 1941 elle a commencé à tenir son journal. Avec ses lettres, il montre son étonnante évolution spirituelle : présence indéfectible de Dieu en elle, sans Eglise ni dogmes, ni pratiques, foi inébranlable en l’homme, refus de toute haine, amour de la vie et de tout homme.

La persécution se durcit. Toute la famille est internée à Westerbork puis déportée à Auschwitz : des 1000 personnes du convoi seules 8 survivront. Etty y serait morte le 30 novembre 1942.

En 1981, on publie enfin le Journal et les lettres d’Etty : le succès est immédiat, les éditions, les commentaires et les traductions se succèdent.

Une vie bouleversée – Lettres de Westerbork ( Seuil – 8 €)
Faire la paix avec soi : 365 méditations ( 7, 10 €)
E. Hillesum : Les Ecrits : journaux et lettres ( 37 €)

C. de Villeneuve : E. Hillesum, la paix dans l’enfer ( 6, 50 €)
Paul Lebeau : E. Hillesum, un itinéraire spirituel ( éd. Fidélité – 8 €)
C. Dutter : E.H. Une voix dans la nuit (éd. R. Laffont)
Sylvie Germain : E. Hillesum (éd. Pygmalion)
C. Chalier : Le désir de conversion (éd. Seuil, 19 €) : (1 chap. sur E.H.)

Ce récent Mercredi des Cendres, Benoît XVI a évoqué sa personnalité :

« Je pense aussi à la figure d’Etty Hillesum…Initialement éloignée de Dieu, elle le découvre en regardant en profondeur à l’intérieur d’elle-même et elle écrit : « Un puits très profond est en moi. Et Dieu est dans ce puits. Parfois, j’arrive à le rejoindre, le plus souvent la pierre et le sable le recouvrent : alors Dieu est enterré. Il faut à nouveau le déterrer » (Journal, 97). Dans sa vie dispersée et inquiète, elle retrouve Dieu au beau milieu de la grande tragédie du XXe siècle, la Shoah. Cette jeune fille fragile et insatisfaite, transfigurée par la foi, se transforme en une femme pleine d’amour et de paix intérieure, capable d’affirmer : « Je vis constamment en intimité avec Dieu ».

Citations d’Etty Hillesum

Angoisse devant la vie à tout point de vue. Dépression totale. Manque de confiance en moi. Dégoût. Angoisse. (10 11 1941)

Notre unique obligation morale, c’est de défricher en nous de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y aura de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.

Dieu je te remercie pour toute cette force que tu me donnes : le centre intérieur à partir duquel ma vie est régie gagne continuellement en force et en rayonnement.
Les nombreuses impressions contradictoires qui viennent de l’extérieur se concilient merveilleusement bien entre elles. L’espace intérieur ne cesse d’augmenter sa capacité et les nombreuses contradictions ont cessé de s’en prendre mutuellement à leur vie, elles ne se font même plus obstacle. Et après une journée comme celle d’hier, j’ose dire avec une certaine conviction : mon royaume intérieur connait la paix parce qu’il dispose d’un pouvoir central puissant.

Il me semble, Dieu, que je travaille bien avec toi, que nous travaillons bien ensemble. Je te donne un espace de plus en plus vaste à habiter et je commence aussi à t’être fidèle. Je n’ai presque plus à te renier.  Je n’ai plus jamais à renier, pleine de honte, ma vie profonde dans mes moments plus frivoles et plus superficiels. Le puissant centre lance ses rayons jusqu’aux points les plus reculés de la périphérie. Je n’ai plus honte de mes moments de profondeur, j’ai cessé de faire périodiquement semblant de ne pas les connaitre.

La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, […], il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toutes normes […] il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.

On a parfois le plus grand mal à concevoir et admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. . Je regarde ton monde au fond des yeux, mon Dieu, je ne fuis pas la réalité pour me réfugier dans de beaux rêves – je veux dire qu’il y a de la place pour de beaux rêves à côté de la plus cruelle réalité – et je m’ entête à louer ta création, mon Dieu, en dépit de tout !

Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit, pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre mon Dieu, oh ! une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entrainement. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir à l’avance.

Vendr. 3 juillet 1942 : Bon, on veut notre extermination complète. : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens- malgré tout.

3ème dimanche de Carême – 12 mars 2023 – Évangile de Jean 4, 5-42

Évangile de Jean 4, 5-42

La soif de Dieu

Avez-vous remarqué que, dans cet Évangile où Jésus, exténué, demande à la Samaritaine : « Donne-moi à boire », jamais il ne boit ? Dans le récit, jamais sa soif à lui, n’est étanchée.

Et, avez-vous remarqué le contraste qu’il y a avec la première lecture ? Dans le désert, le peuple souffrait de la soif. Et Moïse récrimine contre lui : « Que vais-je faire de ce peuple ? Encore un peu, et ils me lapideront ! ». Et que fait Dieu ? Il leur donne à boire. Lui ne tergiverse pas : même si, comme le dit l’Écriture, le peuple assoiffé lui cherche querelle, Dieu fait immédiatement jaillir une source d’un rocher. Au-delà de nos mécréances, Dieu commence par combler nos besoins les plus immédiats. Ils me maudissent parce qu’ils ont soif ? Voici à boire …

On interprète souvent cet Évangile – et le texte nous y invite d’ailleurs – en présentant l’Esprit comme une source d’eau vive, qui étanche notre soif spirituelle : « celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle ». Et Paul nous incite à faire le lien avec le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné alors que nous n’étions encore capables de rien ». L’amour de Dieu, voilà l’eau vive que l’Esprit nous donne comme il donnait de l’eau sortie du rocher aux Hébreux dans le désert.

Mais qui se préoccupe de la soif de Dieu ?

Il y a un parallélisme troublant à faire entre le Jésus qui dit « Donne-moi à boire » à la Samaritaine et le Christ en croix dont Jean nous dit, plus loin, au chapitre 19, que « sachant que tout, désormais, était achevé, pour que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout, il dit : « J’ai soif. »

En quoi l’étanchement de la soif de Jésus accomplit-il l’Écriture ? Est-ce simplement pour faire, au moment de la crucifixion, une référence parlante à la complainte du juste couvert d’insultes dans le psaume 70 ? ou est-ce véritablement l’étanchement de la soif de Jésus qui accomplirait les Écritures ?

L’Évangile d’aujourd’hui nous donne la réponse. Je vous ai quelque peu induit en erreur en vous disant que jamais la Samaritaine n’étanchait la soif de Jésus. Elle le fait, en tous cas elle lui donne à boire de cette eau vive qui est de le reconnaître comme Christ et de le glorifier comme Messie auprès des siens. Jésus dit alors à ses disciples : « Dès maintenant, le moissonneur reçoit son salaire : il récolte du fruit pour la vie éternelle, si bien que le semeur se réjouit en même temps que le moissonneur. » La moisson du jour c’est la foi de la Samaritaine. La reconnaissance, voilà ce qui étanche la soif de Dieu.

Jésus ajoute : « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. » Si nous disons que l’eau vive est l’amour de Dieu que l’Esprit nous donne, étancher la soif de Dieu revient à lui rendre cet amour.

Nous apaisons la soif de Dieu lorsque nous l’aimons, nous sommes des sources d’eaux vives pour Dieu lorsque nous lui rendons témoignage. Chaque vie donnée au Christ est un flot étanchant la soif d’amour de Dieu. Chaque Eucharistie, chaque prière, chaque offrande, chaque don de soi est de l’eau pour la soif d’Humanité qu’éprouve Dieu.

Oh bien sûr, nos offrandes sont imparfaites, notre prière est faible et le don de nous-même est rarement limpide. La soif de Dieu n’est jamais pleinement étanchée des flots de notre amour que nous mêlons toujours quelque peu du fiel de notre péché.

Mais sur la croix, Jésus prit tout de même l’eau mélangée de vinaigre et dit « Tout est accompli ». Il suffit de ça : lui donner à boire de nous-même, même si notre breuvage est quelque peu amer ou corrompu.

Que le jaillissement de notre foi soit pour Dieu un étanchement véritable et que notre Carême nous aide à rendre la boisson un peu moins vinaigrée. Car Dieu a soif de notre amour.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Qu’est-ce que la soif de Dieu ?

Une conférence de Gemma Serrano
au Collège des Bernardins

Grégoire de Nazianze nous dit, au IVe siècle, que « Dieu a soif que l’on ait soif de lui ». Dieu est lui-même un amoureux désir. Nous lisons dans les psaumes « Je te cherche, mon âme a soif de toi » Ps 63, 2. L’homme est en quête de Dieu et désire le voir.

Comment penser ces deux versants de la relation de désir et de quête entre Dieu et l’homme ? Quel est notre désir ? Comment cette soif prend le contre-pied d’une connaissance rassasiée ? De quelle traversée nous parle ce désir ?

Nous essayerons de comprendre comment nos vies sont sillonnées par cette soif propre et cette soif d’Autrui.

Visionner la conférence

Gemma Serrano est Professeur extraordinaire de théologie fondamentale et dogmatique à la Faculté Notre-Dame et Co-directrice du département de recherche Humanisme numérique du Collège des Bernardins.

2ème dimanche de Carême – 5 mars 2023 – Évangile de Matthieu 17, 1-9

Évangile de Matthieu 17, 1-9

La Transfiguration

Si l’on s’en réfère à la quarantaine inaugurale de Jésus, le carême n’est donc pas d’abord un temps d’ascèse et de mortifications, mais la reprise de conscience d’une révélation bouleversante : par Jésus, nous sommes devenus, par adoption, des enfants de Dieu. Du coup, avec lui, nous sommes chargés de la mission vitale d’étendre le Royaume de l’amour dans l’humanité tout entière.

Cette vocation divine nous laisse libres si bien que nous devons combattre les méthodes séduisantes mais diaboliques de l’accomplir. La vie devient un combat contre ce qui pourrait nous paraître comme des évidences : assouvir la cupidité, hypnotiser par le spectacle, écraser par la violence. Le carême est donc un recentrement de nous-mêmes afin de mener une vie conforme à l’évangile de Jésus. Ce combat n’est jamais clos : la résistance à ce projet va se durcir et même provenir du milieu religieux.

Car Jésus, avec audace, ne cesse de dénoncer des cérémonies formalistes et des pratiques minutieuses qui semblent honorer la gloire de Dieu sans entraîner la justice et l’amour du prochain. Prêtres du Temple et laïcs pharisiens sont très vite exacerbés par ce paysan sans titre qui annonce la venue du Royaume de Dieu : c’est un imposteur qui a fait un pacte avec le diable, un gourmand qui profite de toutes les occasions de se goinfrer. Ce n’est pas possible qu’il soit le messie sauveur annoncé par les Écritures.

A nouveau Jésus plonge dans la prière, cherche la lumière de l’Esprit et un jour, il annonce le grand tournant qu’il va prendre. « Je monte à Jérusalem, on me haïra, on me mettra à mort mais mon Père me rendra la Vie et le Royaume naîtra. Quiconque veut être mon vrai disciple devra lui aussi prendre le même chemin et porter la croix du refus ». Abasourdis, sans comprendre, les apôtres acceptent de le suivre. C’est ici que nous rejoignons l’Evangile de jour.

La Transfiguration

Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène à l’écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux : son visage devint brillant comme le soleil, et ses vêtements blancs comme la lumière. Voici que leur apparurent Moïse et Elie qui s’entretenaient avec lui.

Parce qu’il a accepté de prendre cette terrible décision, pour l’encourager à poursuivre et en offrir le signe aux trois grands disciples, la présence divine du Père étreint le Fils. Son visage qui était crispé par la terreur se détend, rayonne de beauté et de paix. Le don total de son corps lui attire la lumière ; la pesanteur s’épanouit dans la grâce.

Les deux grands personnages de l’histoire, représentant la Loi et les Prophètes, apparaissent aux disciples. Tous les deux sont allés sur la montagne pour prier et écouter Dieu, la face de Moïse rayonnait, tous les deux ont lutté avec ardeur pour l’honneur de Dieu, mais tous les deux avaient encore employé la violence.

A présent, ils viennent s’incliner autour de Jésus et ils reconnaissent sa valeur ultime, sa suprématie. Ils parlaient à Jésus, ajoute Luc, de son exode qu’il allait accomplir à Jérusalem. Oui, c’est bien toi le Sauveur messianique ; par ta croix et ta résurrection, tu vas accomplir l’exode définitif. Non d’un pays à un autre ni le fait d’un peuple particulier. Mais la libération de l’humanité entière hors de l’esclavage du péché.

Pierre prit la parole : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici. Si tu veux, je vais dresser trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie ».

Ebloui par la vision, Pierre souhaiterait prolonger ce moment de vision qui le comble de bonheur mais il demeure dans un monde de la division et il voudrait arrêter l’histoire. Dieu va faire éclater sa tentation.

Il parlait encore lorsqu’une nuée lumineuse les recouvrit de son ombre ; et, de la nuée, une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ».

Entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre et furent saisis d’une grande frayeur. Jésus s’approcha, les toucha et leur dit : «  Redressez-vous, n’ayez pas peur ».

Levant les yeux, ils ne virent plus que lui, Jésus seul.

Dans la Bible, la Nuée représente la présence de Dieu. Le choc de sa venue provoque un certain recul car notre état de pécheur nous plonge dans la peur. Mais Jésus Seigneur nous relève, nous re-suscite. Devant Dieu nous retrouvons notre stature d’homme debout et nous découvrons notre état. Ce n’est pas d’abord aux hommes de construire des maisons de Dieu mais au contraire c’est Dieu qui spirituellement réunit sous son ombre tous les croyants. Abraham et Jacob, Moïse et Isaïe, Pierre et Paul, François et Dominique, Marie et Madeleine… : en Jésus enfin la communion est possible. Il ne faut plus rêver d’extase, de phénomène miraculeux mais faire converger tous nos regards sur Jésus, l’homme. Reconnu Seigneur, Jésus nous unifie

En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez de cette vision à personne avant que le Fils de l’homme ne soit ressuscité d’entre les morts ».

Les visions sont fugitives, les extases éphémères : elles ne sont offertes que pour encourager à poursuivre la route jusqu’au bout, à affronter l’opposition. Pour le moment, il serait dangereux de propager que Jésus est bien le Messie car la foule n’est que trop portée à attendre un sauveur glorieux qui par la force, écrase les ennemis et elle déclencherait l’insurrection – ce qu’elle fera en l’an 66 et la révolte s’achèvera par la guerre et la destruction de Jérusalem et du Temple.

Bientôt, après la résurrection pascale et le don de l’Esprit, alors les apôtres pourront et devront certifier à tous vents que Jésus est bien l’authentique et l’unique Sauveur du monde qui utilise les méthodes qu’il avait choisies lors de son baptême.

Carême : Temps de conversion

L’Eglise nous presse de « faire pénitence » oui mais au sens premier de meta-noïa, conversion, retournement.

Le premier dimanche nous a replacé devant la révélation qui change notre vie : par le passage dans l’eau du baptême, Dieu nous a adoptés comme ses enfants. Méditons et n’oublions jamais le don de cette nouvelle identité spirituelle. Faisons confiance à notre Père qui ne nous abandonnera jamais et nous fera toujours miséricorde.

Par conséquent nous avons à réfléchir longuement dans la prière sur la mission reçue. Assumer votre mission, débusquer les fausses méthodes de laisser advenir le Royaume, rejeter les méthodes du monde, oser nous démarquer. Ne nous étonnons pas que le carême soit un temps de lutte acharnée pour écarter les tentations. Si votre fils refuse l’Evangile, montrez-lui que notre monde qui le rejette aussi s’enlise dans l’injustice, écrase les pauvres, se déchire dans la barbarie des guerres, détruit la planète. Mais votre affirmation ne sera valable que si vous pouvez lui montrer des communautés paroissiales qui, en effet, ont fait les options de Jésus Sauveur. Privons-nous de dessert mais surtout prenons du désert.

Le deuxième dimanche nous replace devant le mur de l’échec et provoque une prière plus torturée. Pourquoi refuse-t-on le message pacifique et miséricordieux ?…Pourquoi cette surdité à l’évangile ?…Comme Jésus montait dans la montagne, exhaussons notre vision et notre réflexion vers notre Père du ciel. Peut-être avec quelques autres, prions.

Comme Jésus, soyons attristés que tant de gens honnêtes, baptisés, et même des responsables de l’Eglise se cabrent devant toute proposition de changement et nous en veulent pour oser toucher à l’ordre établi alors que celui-ci montre ses insuffisances.

Alors, comme Jésus, au lieu de demeurer entre nous et nous lamenter sur l’incroyance, au lieu de nous plaindre d’être nous-mêmes des pécheurs (ce qui est exact), prions pour prendre la décision de secouer des structures moribondes, de démasquer la piété hypocrite qui ne donne pas de fruit.

Pour ne pas imposer nos idées personnelles ni nous décourager trop vite, une seule solution. Essentielle ! Regarder Jésus. Etre émerveillé par ce personnage unique. Recevoir sa Lumière. Pénétrer la magnifique déploiement du projet de Dieu qui va d’Abraham à Moïse puis Elie, Isaïe…Jean-Baptiste et, au sommet Jésus messie…puis Pierre, Paul, Marie-Madeleine…..des milliards de saints…

L’entreprise sera laborieuse, échouera souvent mais elle ne pourra capituler. Il faudra « prendre sa croix », être la cible éventuelle des moqueries, être condamnés comme aventuriers et menteurs. La Vérité sonne toujours à son heure. Notre chemin aboutira au calvaire pour rebondir dans l’élan éternel de Pâques.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

La Joie de l’Evangile

1ère Encyclique du Pape François

1. La joie de l’Évangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. Avec Jésus Christ la joie naît et renaît toujours.

Une joie qui se renouvelle et se communique

2. Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée.

Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus.

Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous …

Faire de petits pas vers Jésus

3. J’invite chaque chrétien à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse.

Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que « personne n’est exclus de la joie que nous apporte le Seigneur ». 

Quand quelqu’un fait un petit pas vers Jésus, il découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts.

C’est le moment pour dire à Jésus Christ : « Seigneur, je me suis laissé tromper, de mille manières j’ai fui ton amour, cependant je suis ici une fois encore pour renouveler mon alliance avec toi. J’ai besoin de toi. Rachète-moi de nouveau Seigneur, accepte-moi encore une fois entre tes bras rédempteurs ». Cela nous fait tant de bien de revenir à lui quand nous nous sommes perdus !

J’insiste encore une fois : Dieu ne se fatigue jamais de pardonner, c’est nous qui nous fatiguons de demander sa miséricorde. Celui qui nous a invités à pardonner « soixante-dix fois sept fois » (Mt 18, 22) nous donne l’exemple : il pardonne soixante-dix fois sept fois. Il revient nous charger sur ses épaules une fois après l’autre.

Personne ne pourra nous enlever la dignité que nous confère cet amour infini et inébranlable. Il nous permet de relever la tête et de recommencer, avec une tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut toujours nous rendre la joie.

Etre plus qu’humains

Ne fuyons pas la résurrection de Jésus, ne nous donnons jamais pour vaincus, advienne que pourra. Rien ne peut davantage que sa vie qui nous pousse en avant.

Nous parvenons à être pleinement humains quand nous sommes plus qu’humains, quand nous permettons à Dieu de nous conduire au-delà de nous-mêmes pour que nous parvenions à notre être le plus vrai.

Là se trouve la source de l’action évangélisatrice. Parce que, si quelqu’un a accueilli cet amour qui lui redonne le sens de la vie, comment peut-il retenir le désir de le communiquer aux autres ?

Ce discours programme du Pape
demeure fondamental.
A lire et à méditer.
Ed. Fidélité – 10 €.

1er dimanche de Carême – 26 février 2023 – Évangile de Matthieu 4, 1-11

Évangile de Matthieu 4, 1-11

Carême : Tournant de la Foi

Depuis mercredi (puisque les dimanches sont exclus du compte), nous voici à nouveau entrés dans la période de 40 jours appelée « carême » (le latin quadragesima signifie 40). Le mot évoque tout de suite privations, petits sacrifices anodins, air triste et compassé. Il faut aller plus profond : « en quarantaine » : donc pour discerner le mal, changer notre point de vue, nous convertir, prendre un tournant dans notre vie de croyant. Il nous faut aller à Pâques.

Lorsque Jésus s’est rendu au fleuve Jourdain pour entendre le nouveau prophète, savait-il ce qui allait lui survenir ? Après avoir écouté longuement les exhortations tonitruantes de Jean qui annonçait la prochaine venue du Règne de Dieu, il descendit dans le gué et tout à coup il fit une expérience bouleversante. Il entendit une Voix céleste qui lui disait : « Tu es mon Fils bien-aimé » et l’Esprit-Saint l’imprégna tout entier.

Tandis que les gens, après avoir confessé leurs fautes, se rhabillaient et retournaient à leur vie ordinaire, Jésus, lui, s’enfonça dans la région désertique afin de réfléchir à l’impact de la révélation qu’il venait de recevoir. L’heure avait sonné d’accomplir sa mission : seul, dépourvu de moyens, que dois-je faire ? Dieu n’a rien précisé. Il entra « en quarantaine » dans la solitude et le silence total afin d’échapper à l’agitation du monde, mener une vie frugale pour se concentrer sur l’essentiel. L’enjeu était capital : rien moins que changer la face du monde, guérir l’humanité pécheresse. Un homme pour la planète entière !

C’est alors qu’une autre voix, tel un serpent, s’insinua et lui présenta les trois manières les plus évidentes d’agir afin d’accomplir sa tâche.

  • Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains.

Les hommes ne seront-ils pas heureux s’ils sont assurés de nourriture gratuite, s’ils peuvent consommer de manière surabondante et variée ? Ce serait la fin des soucis, des angoisses, du travail éreintant. Un paradis où l’on peut se promener en paix, où l’on agit comme on veut. Illusion satanique, réplique Jésus.

  • Jésus répondit : Il est écrit : « Ce n’est seulement de pain que l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

Laissés à eux-mêmes, les hommes ne pourront jamais s’abstenir du mal. Leur coexistence n’est possible que s’ils acceptent de se laisser instruire par Dieu. S’ils se font eux-mêmes la loi, ils se dresseront les uns contre les autres. Même s’ils reconnaissent que frapper, voler, haïr est mal, ils le feront quand même, convaincus que le mauvais penchant qu’ils ont est malgré tout un bienfait pour eux. Mettre son bonheur dans les nourritures terrestres, c’est demeurer sous le règne animal régi par la loi de la jungle : le plus violent, le plus pervers l’emporte.

  • Le démon emmène Jésus à Jérusalem, au sommet du temple : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas car il est écrit « Dieu donnera ordre à ses anges, ils te porteront de peur que ton pied ne heurte une pierre ».

Notre autre grand rêve : nous élever au règne des anges. Échapper à la lourde pesanteur qui nous colle au sol, pouvoir planer, voguer dans l’azur, échapper aux chutes, aux échecs. Croire en Dieu pour qu’il ne nous arrive rien de grave. Nouvelle illusion, démasque Jésus.

  • Jésus lui déclara : Il est aussi écrit : «  Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ».

L’univers a été créé avec ses lois et nous devons les observer. C’est grâce à cette obéissance que nous avons pu, à la suite de calculs et d’expérimentations, nous échapper vers les planètes. Mais nous ne pouvons défier Dieu de résoudre nos problèmes, exiger de lui qu’il fasse un miracle pour nous tirer d’embarras, nous dispenser du travail. Certes Jésus a accompli des guérisons mais elles furent peu nombreuses, jamais accomplies pour faire du merveilleux, réalisées comme à contrecœur car il ne voulait pas forcer notre liberté.

  • Le démon l’emmène alors sur une très haute montagne et lui fait voir le monde avec sa gloire. Il lui dit : «  Tout cela, je te le donnerai si tu te prosternes pour m’adorer ».

Le pire : user de moyens diaboliques, diviser, encourager l’envie, la cupidité, la frénésie sexuelle, la traite des êtres humains, le trafic des drogues, éliminer les faibles, imposer la violence, déclencher des guerres, attiser les conflits. Hélas – l’histoire et l’actualité récente nous le montrent – des multitudes sont prêtes à foncer derrière des menteurs et rêvent d’empire, de gloire. Et toujours au prix exorbitant de victimes, de ruines, de massacres, de ravages. Et toujours pour retomber de son piédestal. Le communisme de Staline a fait le goulag, le nazisme du Führer a culminé à Auschwitz, le capitalisme risque de conduire le monde à la destruction finale. Et l’histoire semble ne rien nous apprendre : il y a toujours des foules hypnotisées par les promesses diaboliques de gloire et de bonheur.

  • Alors Jésus lui dit : Arrière, Satan ! Il est écrit : «  C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras et c’est lui seul que tu adoreras ».

Toute la Bible raconte l’histoire d’un petit peuple à qui Dieu apprend à se méfier, comme de la peste, de l’idolâtrie et qui, en dépit des appels des prophètes, n’y parvient guère. Jésus, comme ceux-ci, répète la déclaration solennelle de Dieu : « J’ai mis devant toi la vie et la mort : choisis la vie ». La foi n’est pas une pommade religieuse pour adoucir un peu les peines de la vie. Adorer un Dieu unique, n’adorer que lui, ne céder à aucune autre pression, se savoir aimé infiniment et porté à aimer indéfiniment. On ne discute pas avec satan, on ne cherche pas de compromis avec lui : on le chasse. Notre société glorifie « les idoles » : qu’elle prenne garde, c’est un signe de décadence.

  • Alors le démon le quitte. Voici que des anges s’approchèrent de Jésus et ils le servaient.

Jésus a vaincu les trois tentations fondamentales auxquelles toutes les autres se rattachent. Son Père l’a laissé libre et maintenant il l‘assure de son aide. Ce combat lui a permis de clarifier son engagement et il va commencer sa mission.

  • Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée. Quittant Nazareth, il vint habiter à Capharnaüm, au bord du lac de Galilée…. A partir de ce moment, il commença à proclamer : «  Convertissez-vous : le Règne de Dieu s’est approché. »

Par crainte d’une insurrection, le roi Hérode fait arrêter le prophète gêneur …et Jésus n’use pas de la force pour libérer son maître. Devant le danger, il fuit vers le nord et s’installe dans la province d’Israël marquée par la présence romaine. Son ministère débute au contraire des suggestions diaboliques : pauvre, seul, il circule dans les villages et utilise un moyen pauvre – parler – pour s’adresser à des pauvres. Mais en effet avec lui Dieu vient changer l’humanité non de manière spectaculaire avec armes et trompettes mais avec un appel pressant : « Changez de conception, n’adorez que Dieu ».

Nouveau Tournant

Mais que se passe-t-il alors ? Le jeune Prophète se heurte à une opposition farouche : non celle des grands pécheurs ni celle des Romains païens, mais bien celle des hommes qui se prétendent les plus pieux : pharisiens, prêtres, scribes ! Très vite leur hostilité se durcit, leurs attaques se multiplient, leurs menaces se précisent : « Cet individu a le diable au corps »…

Jésus de plus en plus prie pour pénétrer la volonté de son Père et recevoir la force de l’accomplir jusqu’au bout. Il ne peut ni se taire ni édulcorer ses exigences. La Vérité du Royaume est en jeu, il lui faut accomplir sa mission jusqu’au bout. Il monte au coeur d’Israël, le Temple, et dénonce le formalisme des liturgies, la fausse piété et la vanité des hauts responsables. Leur conduite et leur enseignement ne construisent pas une société basée sur le droit et la justice. Loin de mener le peuple à Dieu, ils le détournent de lui. L’issue est évidente : ce sera la condamnation et la croix. Mais l’infinie miséricorde de la victime, qui est bien le Fils, l’ouvre à la Vie nouvelle de son Père. A Pâques, le mystérieux Royaume est ouvert.

Autant les disciples étaient fiers de suivre un maître qui, par ses miracles, attiraient les foules, autant ils se braquèrent lorsque celui-ci leur annonça l’issue inéluctable de la croix, non par l’obligation de la souffrance mais à cause de la dureté des hommes. Au dernier moment ils l’abandonnèrent et s’enfuirent. Mais le Ressuscité revint vers eux et l’Esprit les combla enfin de la lumière, de la paix, de l’assurance : c’était eux d’abord qui devaient être convertis

Notre Carême

Baptisés souvent dès l’enfance, élevés dans la pratique des rites, nous ne remarquons pas que notre foi est tiède, routinière. Or elle n’est pas un opium pour nous tranquilliser. Le carême que nous n’avons pas fait au baptême, nous sommes appelés chaque année à le faire car on n’est pas chrétien une fois pour toutes. Comme les apôtres, nous renâclons devant le combat à mener, la croix que nous refusons de prendre.

Nous voulons, avec le Seigneur, changer le monde ? Commençons par nous changer et changer l’Eglise.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

L’Église doit subir une Réforme profonde

par le père TOMAS HALIK

Le père T. Halik, théologien tchèque, sociologue des religions a ouvert l’Assemblée synodale européenne à Prague par une Introduction spirituelle.

Comment l’Eglise peut-elle être plus pertinente en Europe. Doit-elle s’adapter aux évolutions sociales ou être au contraire de contre-culture ?

La mission principale de l’Eglise est l’évangélisation qui consiste en une inculturation, un effort pour insuffler l’esprit de l’Evangile dans la manière de penser et de vivre des gens d’aujourd’hui. Sans cela, l’évangélisation n’est qu’un endoctrinement superficiel. L’Eglise ne peut et ne doit faire partie de la contre-culture, ou être en résistance, si ce n’est face à des régimes répressifs tels que le nazisme, le fascisme et le communisme.

Les tentatives de faire du catholicisme – surtout entre le milieu du 19ème et le milieu du 20ème siècle – une contre-culture, contre la société, la culture, la science et la philosophie modernes ont conduit à une autocastration intellectuelle. Elles ont causé l’éloignement d’une grande partie de la classe ouvrière, des intellectuels et des jeunes. La peur et l’aversion pour la culture moderne ont mené à une ex-culturation et contribué sensiblement à la sécularisation des sociétés occidentales.

Les efforts de Vatican II pour dialoguer avec la modernité et l’humanisme laïc sont arrivés trop tard à un moment où la modernité touchait déjà à sa fin. La société post-moderne présente aux Eglises des opportunités et des défis très différents de ceux de la modernité. Pour devenir une voix crédible et intelligible à une époque de pluralité radicale, l’Eglise doit subir une réforme profonde – et j’espère que le processus synodal permettra de l’amorcer.

De telles transformations ne risquent-elles pas de dissoudre le message chrétien – comme ce que semble craindre le pape devant les positions les plus extrêmes du chemin synodal allemand ?

La voie allemande semble accorder une grande importance au changement des structures institutionnelles. Elle soulève avec audace des questions qui ne peuvent être taboues, et parle de problèmes dont la solution ne peut être reportée indéfiniment. J’insiste cependant sur le fait que les réformes institutionnelles – comme les questions autour des conditions d’exercice du ministère sacerdotal – doivent précéder et accompagner un approfondissement de la théologie et de la spiritualité.

Le processus de sécularisation s’est accéléré en Europe à cause de la crise des abus. En quoi celle-ci peut-elle être un « signe des temps » pour l’Eglise ?

Les abus sexuels jouent un rôle similaire au commerce des indulgences, juste avant la Réforme. Au début les deux phénomènes semblaient marginaux. Or tous deux ont révélé des problèmes systémiques bien plus profonds. Dans le cas des indulgences, cela interrogeait la relation entre l’Eglise et l’argent, l’Eglise et le Pouvoir, le clergé et les laïcs. Dans le cas des abus sexuels, psychologiques et spirituels, il s’agit de la maladie du système, que le pape a appelé « cléricalisme » ;

Le pape appelle à la transformation du système rigide du pouvoir clérical, en une Eglise qui soit un réseau dynamique de coopération mutuelle, un chemin commun (sun-odos). Ce voyage conduit nécessairement à transcender les frontières institutionnelles et mentales actuelles de l’Eglise : il doit mener à un œcuménisme plus profond et plus large – à une invitation adressée à tous à emprunter le chemin de « la fraternité universelle », qui est notre objectif eschatologique.

Le processus synodal montrera si l’Eglise aura le courage de l’ « auto transcendance ». L’identité du christianisme n’est pas quelque chose de statique et d’immuable : elle réside dans la participation au drame de Pâques.

Beaucoup de choses dans l’Eglise doivent mourir pour que la résurrection ait lieu – et celle-ci n’est pas une réanimation, un retour en arrière, mais une transformation radicale.

Interview dans « La Croix » du 6.2.2023.

Thanatocapitalisme

Par Byung-Chul Han

Philosophe, professeur à l’université de Berlin,
auteur de « Dévitaliser le capitalisme » (éd. PUF, 14 €)


« Le capitalisme est possédé par la mort. L’angoisse inconsciente de la mort est son propulseur. Son obsession de l’accumulation et de la croissance s’éveille face à la mort qui menace ».

On retrouve dans ce livre les thèmes chers au philosophe : critique de la société de transparence et du « panoptique numérique », dénonciation d’un régime de la performance qui ravale la personne au rang d’objet ne pouvant plus que « fonctionner » ou « être en panne » (burn-out), procès de la commercialisation de toutes les dimensions de la vie. Et accélération qui fragilise ce qui relève du soi, de la relation et du rituel.

Il propose des remèdes : un retour à la raison, à la morale, à la responsabilité, à la politique qui se doit de « refouler la puissance de l’argent ». Seule la reconnaissance de l’altérité peut nous sauver de l’enfer du narcissisme que le capitalisme instrumentalise »

Journal La Croix 24 02 2023

7ème dimanche du Temps Ordinaire – 19 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 38-48

Évangile de Matthieu 5, 38-48

Aimer sans limites

« Parle à toute l’assemblée des fils d’Israël. Tu leur diras : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Si nous regardons ce commandement de l’Amour – « Aime ton prochain comme toi-même » comme la définition de relations correctes entre nous, la seule mesure sur laquelle se fonde une société juste, si nous disons que notre comportement envers autrui ne peut pas différer de celui que nous attendons envers nous-mêmes, comment comprendre cette mesure – « Aime ton prochain comme toi-même » – si on ne s’aime pas ?

Comment aimer les autres si on ne s’aime pas soi-même ? Et si nous n’avons pas un regard bienveillant sur nous-même, comment espérer avoir un regard bienveillant – un regard d’amour – sur l’humanité ou sur le monde ?

Nous connaissons tous des chrétiens qui passent leur vie à faire des reproches aux autres : c’est le signe qu’ils ne s’aiment pas. Nous connaissons tous des chrétiens qui passent un temps considérable à critiquer leur prochain, la société et les temps actuels : c’est le signe qu’ils ne s’aiment pas. Nous connaissons tous des chrétiens qui témoignent d’un regard injuste envers les autres, parce que nous sommes parfois ces chrétiens injustes et c’est toujours le signe que nous sommes aussi injustes envers nous-mêmes, que nous ne nous aimons pas. En tous cas pas comme Dieu nous aime, et nous commande d’aimer.

Déjà le Christ était averti de ce danger – celui d’être incapable de véritablement aimer lorsque on a un regard méprisant envers soi. C’est pourquoi, il précisera ce commandement de l’Amour donné à Moïse : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » [ Jean 15, 12 ] . Aime ton prochain comme Dieu t’aime ! Mais avant toute chose : toi-même, aime-toi comme Dieu t’aime !

Paul dit : « Ne savez-vous pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? ». Avons-nous ce regard sur nous-mêmes ? Sommes-nous toujours conscients de la valeur inouïe que nous avons aux yeux de Dieu ? Croyons-nous vraiment que nous sommes des tabernacles, des calices au sein desquels Dieu se rend présent ? Avons-nous cette certitude que, dans nos corps et nos esprits brisés, Dieu désire tant venir vivre ? Pour toujours …

Si nous ne voyons pas nos corps et nos esprits comme des vases sacrés, d’une beauté particulière, intense et délicate, à la fois précieux et fragiles, d’une valeur inouïe aux yeux de Dieu c’est que nous ne nous aimons pas. En tous cas pas assez.

Je sais : c’est parfois difficile. C’est difficile de s’aimer soi-même alors que nous avons les yeux rivés sur les failles qui nous brisent. C’est difficile de s’aimer soi-même, confrontés parfois à notre inintelligence, notre mauvaise volonté, nos habitudes détestables et les élans de haine qui parfois nous gagnent. C’est difficile de s’aimer soi-même, confrontés à son propre péché. Qui ne s’est jamais fait des reproches ? Qui ne s’est jamais trouvé ridicule, injuste ou parfois méchant ?

Comment s’imaginer vase sacré, temple du Dieu-Amour alors que nous côtoyons chaque jour notre propre laideur ? Comment avoir conscience de notre infinie valeur quand nous connaissons si bien nos fragilités, nos mauvaises habitudes, nos pensées détestables et, peut-être, ce que nous considérons comme des vices ? N’est-il tout de même pas nécessaire d’avoir un regard lucide sur soi-même ? C’est précisément cette sagesse du monde qui est folie devant Dieu.

Oui, bien sûr, il faut avoir un regard lucide sur soi-même mais il faut en outre, à ce regard, la lucidité de Dieu ! Ce regard qui est folie pour les hommes. Ce regard qui fait de nous, malgré notre corruption, des sanctuaires sacrés. Ce regard empli de confiance et de bienveillance, qui nous voit déjà saints, parfaits comme notre Père céleste est parfait.

Je vous en prie : émerveillez-vous de la bonté qui réside en vous ; admirez la tendresse dont vous êtes capables ; réjouissez-vous de votre désir d’affection, de communion et de paix. Émerveillez-vous de vous-mêmes comme de temples saints, de véritables sanctuaires de l’amour de Dieu. Jamais nous ne devons oublier de considérer votre propre beauté aux yeux de Dieu. Alors tout nous appartiendra, […] le monde, la vie, la mort, le présent, l’avenir : tout sera à nous, et nous, au Christ, comme le Christ est à Dieu.

Nous n’aimerons les autres que si nous nous aimons nous-mêmes comme le Christ nous aime. Et avant de se réconcilier avec le monde, il convient de se réconcilier avec soi-même : aimons vos ennemis même si cet ennemi, c’est parfois nous-même.

Pour pouvoir aimer ses ennemis, il faut aimer sans limites. Ce n’est possible que s’éprouvant soi-même aimé sans limites par Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Quelle est la meilleure manière de s’aimer soi-même ?

S’aimer soi-même, ce n’est pas si facile. Le plus sûr chemin est de s’aimer sans complexe, en choisissant le bien que Dieu désire pour nous.

La forte propension au narcissisme, très contemporaine, pousse à une quête toujours plus effrénée de reconnaissance. La prégnance de cet affect se heurte toutefois aux limites de notre condition, ainsi qu’à la fatuité des motifs de notre complaisance envers nous-mêmes. Un selfie posté sur les réseaux sociaux, et liké des centaines de fois, n’étanchera jamais notre attente à ce sujet. Notre intuition nous dit que nous valons plus que cette image. Et si c’était en Dieu que résidait la raison principale de s’aimer soi-même ?

Notre époque, fortement marquée par l’individualisme, semble a priori fournir un terreau favorable à l’amour de soi. Pourtant, on ne compte plus les cas d’autodépréciation, de mépris de soi. Combien de personnes estiment ne pas être à la hauteur de l’image de soi qu’elles aimeraient donner à la fois aux autres mais aussi à elles-mêmes ? Comment expliquer une telle faillite de l’amour de soi, alors que jamais nous n’avons été autant poussés par l’idéologie dominante à nous pencher sur les heurts et malheurs de notre petit ego, à cultiver et entretenir nos penchants et notre intériorité ?

Manquerions-nous d’ambition pour nous-mêmes ?

En fait, si nous éprouvons les pires difficultés à nous aimer nous-mêmes, cela ne tient pas à ce que nous fixions la barre de notre idéal du moi trop haut, à ce que poursuivions un objectif disproportionné avec nos moyens et avec ce que nous sommes en réalité. Non, notre échec n’est pas imputable à notre trop grande ambition, mais plutôt à ce que nous n’en ayons pas assez !

Car la viabilité de l’amour que nous nous portons à nous-mêmes ne dépend pas seulement de son intensité. Nous pouvons être obsédés par l’amour de nous-mêmes, et rester néanmoins malheureux. La force de cet amour, qui peut d’ailleurs se révéler dangereuse en dégénérant en égoïsme et en indifférence envers les autres, n’est qu’une composante de la bienveillance plus générale que nous devons nous porter à nous-mêmes. L’autre facette de cet amour réside dans le but que nous poursuivons et que nous désirons atteindre pour nous-mêmes. Car il ne suffit pas de s’aimer : encore faut-il savoir ce que nous voulons pour nous, ce que nous désirons devenir et posséder.

Souvent, c’est à ce niveau que la machine s’enraye. Si l’individu, soumis à un matraquage idéologique insidieux, finit par souscrire à la vision de l’homme idéal et épanoui que la société « liquide » lui propose en guise de but à atteindre, il existe de fortes chances pour que la déception soit au rendez-vous à moyenne échéance. Le consumérisme nous laisse croire en effet que le bonheur, comme les autres marchandises, se trouve sur le marché, et qu’il est facilement disponible pour toutes les bourses. C’est la raison pour laquelle le but poursuivi par l’amour de soi, but dont l’atteinte est censée nous réconcilier avec nous-mêmes, finit la plupart du temps par nous décevoir. Ce bonheur au rabais s’est révélé être une marchandise frelatée, simple hochet dont l’acquisition a été trop facile pour véritablement combler en nous la soif qui demandait à s’étancher à une source plus substantielle.

Poursuivre sans orgueil une finalité élevée

La foi chrétienne nous prémunit contre un tel règne de la facilité et le miroir aux alouettes du mimétisme. Courir après les petites satisfactions que le Marché nous met devant les yeux finit à la longue par diminuer notre estime de soi. Si nous désirons que le but poursuivi soit en adéquation avec le bien que nous nous voulons à nous-mêmes, il est nécessaire qu’il soit à la fois suffisamment substantiel pour nourrir les exigences des êtres spirituels que nous sommes, tout en restant à l’abri, malgré la hauteur à laquelle il nous hisse, de la morsure de l’orgueil. Or, le seul bien capable de concilier ces deux caractéristiques apparemment contradictoires est celui que Dieu nous désigne comme étant le bien après lequel nous devons tendre, et qu’il nous donnera si nous L’en prions.

Autrement dit, la meilleure manière de nous aimer et de nous faire du bien, consiste à rechercher à nous aimer en Dieu. Par-là, nous ne risquons ni d’être déçus, ni de trébucher pour avoir voulu voler trop haut, puisque c’est Lui-même qui nous mènera vers l’accomplissement gratifiant après lequel nous soupirions.

Vouloir pour nous ce que Dieu veut

Il est légitime de s’aimer soi-même : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Et notre premier « prochain » c’est nous-même ! Aimer son prochain consiste à lui vouloir le plus de bien possible. Il en va pareillement pour nous. Il s’agit de nous vouloir du bien. Mais lequel ? Le plus sûr est de choisir le bien que désire pour nous Celui qui nous a créés, et qui connaît la finalité pour laquelle Il nous a appelés à l’existence. Or Dieu nous a créés pour que nous devenions Ses fils. Aussi est-ce dans cette filiation divine que nous trouverons notre bien propre.

Nous ne nous aimerons vraiment qu’en nous aimant tels que Dieu nous aime, c’est-à-dire comme Ses enfants. Nous devons aimer en nous la qualité de fils de Dieu, ce qui signifie nous aimer en Dieu, avec Dieu et par Dieu. Cette qualité contribuera à la fois à nous donner une image gratifiante de nous-mêmes, tout en nous gardant de nous enfler d’orgueil et de fatuité, puisqu’elle ne dépend pas de nos mérites, mais de Dieu seul. En effet, la Trinité nous aime gratuitement et a fait de nous des filles et des fils de Dieu par pure grâce, non parce que nous aurions été aimables et méritants.

Aimer en nous la personne pour laquelle le Christ est mort

En nous aimant en Dieu, nous jouissons des biens que le Père nous réserve. Dans le même temps, nous ne risquons pas de courir après des chimères. Car comme nous l’avons souligné plus haut, il ne suffit pas de se porter beaucoup d’attention à soi-même. L’amour de soi dépend surtout des biens dont je veux profiter ainsi que de la qualité d’être à laquelle je désire accéder. Or, ceux que Dieu nous propose restent hors d’atteinte de la péremption. Quant à la qualité d’être à laquelle il nous propose d’accéder est celle qui nous rend semblables à son Fils ! Rien de moins ! Il s’agit donc d’aimer en nous la personne pour laquelle le Christ est mort sur la croix. Jésus savait qu’en se sacrifiant pour nous, il allait faire de nous des fils de son Père, nous gagner l’adoption filiale divine.

S’aimer en se décentrant de soi

Vouloir pour nous ce que Dieu a voulu pour nous : telle est la recette d’un authentique amour de soi qui ne s’expose pas au danger de dégénérer en égoïsme. En effet, dès lors que je projette de devenir fils de Dieu, ou du moins de m’accepter comme tel (car c’est une qualité que le Créateur nous offre sans condition préalable), je constate que je partage ce statut avec tous mes frères humains ! Voilà une qualité bien gratifiante, mais qui m’apprend dans le même temps l’humilité et le sens du service ! L’amour de soi n’est plus alors exclusif de l’amour des autres.

Et si la clé de l’amour de soi consistait à s’oublier pour s’occuper davantage de ses frères ? Ce ne serait pas le moindre paradoxe du christianisme !

Jean-Michel Castaing pour Aleteia.