Moi je suis la vigne, mon Père est le vigneron

1 Moi, je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron. 2 Tout sarment qui est en moi, mais qui ne porte pas de fruit, mon Père l’enlève ; tout sarment qui porte du fruit, il le purifie en le taillant, pour qu’il en porte davantage. 3 Mais vous, déjà vous voici purifiés grâce à la parole que je vous ai dite. 4 Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. (Jn 15, 1-4)

La vigne biblique

L’image de la vigne est très présente dans les écrits vétérotestamentaires. La vigne représente la figure la figure du peuple d’Israël. Israël est souvent comparé à une vigne, souvent luxuriante, parfois desséchée ou aux fruits aigres, mal entretenue par les ouvriers (prêtres, rois, notables). Ainsi, entre autres, les prophètes Osée, Isaïe et Jérémie, admonestent le peuple en ces termes :

  • Os 10, 1 : Israël était une vigne luxuriante, qui portait beaucoup de fruit. Mais plus ses fruits se multipliaient, plus Israël multipliait les autels ; plus sa terre devenait belle, plus il embellissait les stèles des faux dieux.
  • Is 5, 1 : Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne. Mon ami avait une vigne sur un coteau fertile. 2 Il en retourna la terre, en retira les pierres, pour y mettre un plant de qualité. Au milieu, il bâtit une tour de garde et creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, mais elle en donna de mauvais.
  • Jr 2, 21 : Moi pourtant, j’avais fait de toi une vigne de raisin vermeil, tout entière d’un cépage de qualité. Comment t’es-tu changée pour moi en vigne méconnaissable et sauvage ?

L’allégorie subversive

L’évangéliste Jean se distingue de ces écrits prophétiques. D’abord, il n’est nullement question des ouvriers ou des ouvrages ; seuls comptent le vigneron, sa vigne (plus précisément son cep), les sarments et leurs fruits. Nous sommes loin d’une grande exploitation, mais cette réduction est à dessein. Elle rend compte, d’une part, de la modestie numérique de la communauté johannique, et d’autre part, l’image dessine un cadre plus intime qui permet déjà de mettre en avant le nécessaire attachement. L’allégorie biblique habituelle est totalement bouleversée. Si le vigneron demeure la figure de Dieu, la véritable vigne n’est plus Israël mais le Christ. La communauté sera représentée par les sarments. Ainsi, ces derniers ne doivent leur existence qu’au seul et unique cep : Jésus-Christ. C’est en lui, leur Sauveur, qu’ils porteront du fruit. Dans la crise que vit la communauté johannique, le Christ est substitué à la communauté synagogale. Désormais, l’existence de la communauté et son identité est assurée par le Fils du Père.

Plus de fruits, dans la grâce

La métaphore de la vigne vient donc souligner la dépendance vitale entre les disciples et leur Seigneur. C’est Lui qui fait vivre sa communauté. Cette communion vivifiante se retrouve également entre le divin vigneron et le Christ qui, en s’assimilant au cep, affirme son appartenance au Père. Au sein de cette unité, la communauté est invitée à vivre et à porter non seulement du fruit, mais plus de fruits. Ce surplus rejoint la surabondance de la grâce que l’évangéliste avait déjà soulignée : la quantité du bon vin à Cana (2,10) et les douze paniers en surplus après la multiplication des pains (6,10). Les fruits et leur abondance ne représentent pas des efforts demandés en plus. Ils ne sont pas destinés aux disciples-sarments mais au Père-vigneron et au monde.

Déjà vous êtes purs et émondés

Les sarments ne produisent pas davantage en raison de leurs seuls leur force et qualités. C’est la sève du cep qui leur donne de produire des fruits plus abondants. L’attachement viscéral à l’unique vigne permet de produire plus de fruits. La métaphore de la vigne met en avant l’action du Père et la parole du Fils. L’adjectif pur, en grec καθαρός katharos, peut se traduire aussi par émondé. L’évangéliste avait déjà introduit ce mot lors du lavement des pieds (13,10-11). Il exprimait la nécessaire disposition croyante qui consiste, non plus à se purifier soi-même, mais à se laisser purifier par la grâce du Christ. De même ici, la pureté, l’émondement, est mise en relation avec la Parole de Jésus qui agit pour le croyant et la communauté.

Moi je suis la vigne, et vous, les sarments

5 Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. 6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est, comme le sarment, jeté dehors, et il se dessèche. Les sarments secs, on les ramasse, on les jette au feu, et ils brûlent. 7 Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voulez, et cela se réalisera pour vous. 8 Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit et que vous soyez pour moi des disciples. (Jn 15, 5-8)

Demeurez !

Jésus, s’adressant à ses disciples, à cette communauté de sarments, exhorte les siens à lui rester fidèlement attachés, à demeurer en lui, alors qu’il s’avance vers sa Passion. Le verbe demeurer a une réelle importance dans cet évangile. Il qualifie la relation des croyants à leur Seigneur dans leur attachement durable et fondamental au Fils et à sa son action salvatrice. L’accueil de sa grâce définit et caractérise le véritable croyant: En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.

Le sarment de la foi

À l’opposé, les mauvais sarments désignent ces membres de la communauté johannique qui refusent ou minimisent l’enjeu salvateur de la croix, l’origine divine de Jésus, mais, plus fondamentalement, la grâce de Dieu. Imparfaits dans leur confession de foi, ils ne pourront s’attacher pleinement au Christ et vivre du don de sa vie (Jn 6). L’image des sarments secs reprend le vocabulaire prophétique sur le Jugement divin, déjà annoncé plus haut : Tout sarment qui est en moi, mais qui ne porte pas de fruit, mon Père l’enlève (15, 2). Mais ici, l’allégorie est tout autre. Elle précise combien le sarment n’a de vie que s’il s’attache au cep de la vigne. En dehors de lui, il se dessèche et meurt. Le prophète Ézéchiel, en son temps, reprenait l’image de la vigne à propos de son bois qui, en dehors de porter du fruit, n’a aucune autre utilité. Il est donc voué au feu.

2 « Fils d’homme, pour quelle raison le bois de la vigne vaudrait-il mieux que tous les autres bois ? Pourquoi ses branches seraient-elles meilleures que celles des arbres de la forêt ? 3 En tire-t-on du bois pour en faire un ouvrage ? En tire-t-on une cheville pour y suspendre un objet ? 4 Voilà qu’on le jette au feu pour le consumer : le feu consume ses deux extrémités, le milieu est brûlé ; peut-il servir à quelque ouvrage ? 5 Déjà, lorsqu’il était intact, on n’en faisait nul ouvrage ; une fois que le feu l’a consumé et brûlé, pourrait-on encore en faire quelque ouvrage ? 6 C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur Dieu : Comme je jette au feu le bois de la vigne pour le consumer, de préférence aux bois de la forêt, ainsi je jette au feu les habitants de Jérusalem. (Ez 15, 2-6)

Si Ézéchiel pouvait évoquer le cep inutile, l’évangéliste a, bien sûr, repris l’image à propos des sarments. Cependant, il s’agit moins d’un jugement définitif que d’un appel à tenir dans la foi au Fils livrant sa vie par amour.

La communauté et la prière

La métaphore de la vigne et ses sarments a ainsi une portée ecclésiale. Le texte alterne le singulier (celui qui), quant à l’appel à la fidélité, et le pluriel (vous) pour désigner la vie communautaire dans laquelle s’insère le croyant. Tous les sarments se nourrissent de la même sève, dès lors, tous, ensemble et unis, sont appelés à vivre du Christ et de sa parole. La glorification du Père tient dans la fidélité et l’unité des disciples de son Fils : Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit et que vous soyez pour moi des disciples. La prière de la communauté devient le lieu privilégié où s’exprime la qualité de la relation au Seigneur qui agit en sa faveur : demandez tout ce que vous voulez, et cela se réalisera pour vous.

François Bessonnet, bibliste, professeur au Séminaire de Nantes.

25ème dimanche – 23 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 20, 1-16

Évangile de Matthieu 20, 1-16

« Ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? »

Un soir, au couvent, nous avions fait des pizzas. Et alors qu’on pouvait s’attendre à ce qu’un mathématicien prenne soin de découper une pizza en parties égales, je me suis mis à la découper n’importe comment, avec de toutes petites parts et des grandes. Le prieur a alors posé la question : « Au fond, pourquoi découpe-t-on toujours les gâteaux en parts égales ? Tout le monde n’a pas le même appétit ». « Parce que sinon les enfants se disputent pour savoir qui a la plus grosse part » lui ai-je répondu. C’est pour éviter les conflits qu’on veille à faire des parts égales.

Dans la parabole d’aujourd’hui, en gratifiant chaque ouvrier d’un denier, Dieu ne fait pas de parts égales : ils ne reçoivent pas le même salaire horaire. Pourtant tous reçoivent la même chose …

Reprenons le fil de l’histoire. Le maître du domaine embauche des ouvriers pour sa vigne. A ceux qu’il a engagé dès le matin, il donne le salaire convenu ; à ceux qu’il a engagé le soir, il donne exactement le même salaire. En faisant cela, il n’a trompé personne : chaque ouvrier reçoit ce qui lui avait été promis. Pourtant on comprend que les ouvriers de la première heure récriminent : ils ont travaillé toute la journée pour recevoir le même montant que ceux qui n’ont travaillé qu’une heure. Économiquement, la situation semble injuste ; la peine n’est pas la même.

C’est peut-être parce qu’il ne s’agit pas d’une peine ….

Car au fond de quoi parle-t-on ici ? Vous l’avez compris, la parabole parle du salut que Dieu accorde à tous ceux qui se convertissent. Travailler à la vigne du Seigneur, c’est se mettre à son service, respecter ses commandements et s’engager à faire le bien : voilà le travail des ouvriers de Dieu. Et le salaire final c’est le salut offert à tout qui se converti au bien.

C’est vrai que ce n’est certainement pas facile de se convertir à la parole de Dieu. Le texte dit « nous avons enduré le poids du jour et la chaleur ». Ça demande tout de même des efforts de devenir quelqu’un de bien ; d’avoir une éthique responsable ; d’être quelqu’un qui a une haute stature morale. Il y a concrètement un vrai travail, des efforts à faire sur soi, pour être un chrétien intègre. Au fond, à bien y réfléchir, toute la Bible parle de la difficulté de se convertir. Et il est certainement plus facile de succomber à la tentation que d’y résister.

La parabole nous dit que ceux qui n’ont pas fait ces efforts depuis le matin – depuis l’enfance, dirons-nous – ceux qui sont restés désinvoltes toute leur vie et se convertissent à la toute dernière heure, ceux-là reçoivent de Dieu le même salut que ceux qui ont cherché à être justes toute leur vie durant. Finalement à quoi bon veiller à être quelqu’un d’intègre toute sa vie si une conversion à la dernière minute nous sauve de la même manière ?

Dans l’antiquité, les gens se faisaient baptiser sur leur lit de mort. L’empereur Constantin, par exemple – le premier empereur romain à se convertir au christianisme – s’il s’est proclamé chrétien assez tôt ; il ne l’est véritablement devenu qu’à l’article de la mort. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque où les péchés étaient lourdement sanctionnées, où une faute grave pouvait vous envoyer en pèlerinage pendant des mois voire des années pour expier. Un empereur – surtout alors – ça doit faire des choses que la morale chrétienne réprouve : juger et condamner des gens ; user de violences ; déclarer des guerres. A cause de la dureté de la discipline chrétienne d’alors, les gens ont fini par prendre l’habitude de ne se laisser baptiser qu’à la toute fin.

Tout a fort changé au Moyen-Âge, quand sont venues des pestes immenses qui ont ravagé l’Europe. Beaucoup de gens, finalement, mourraient sans être baptisés … C’est alors qu’on a préféré baptiser dès l’enfance … Pour se protéger du mal …

Revenons à notre question : pourquoi respecter les exigences divines sa vie durant, si celui qui se converti à la dernière heure est sauvé de la même manière ? Pourquoi être sage si le méchant qui finalement se convertit reçoit la même récompense, le même salut ?

Dieu est sévère avec ce genre de raisonnement. A ceux qui le critiquent, il répond : « ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? ». Autrement dit : « qui êtes-vous pour me reprocher ma générosité ? » Ce que Dieu dénonce ici, c’est que les ouvriers ne s’ intéressent qu’à leur rétribution finale. Or ce qui devrait d’abord les réjouir c’est d’être les ouvriers de la vigne du Seigneur. Ce qui nous motive à renoncer au mal et à faire le bien, ça ne devrait pas tant être la promesse d’une place au Paradis que, justement, la simple joie de faire le bien. La première récompense des ouvriers de la vigne du Seigneur, c’est d’être des ouvriers de la vigne du Seigneur ! C’est-à-dire des personnes qui vivent dès ici-bas du Règne de Dieu, qui éprouvent sur cette Terre un avant goût du salut, du Paradis.

La parabole des ouvriers de la dernière heure apporte un démenti formel à ce qu’on appelle la théologie de la rétribution, que l’on entend encore hélas de nos jours : si je fais le bien ; j’irai au Paradis ; si je fais le mal, j’irai en Enfer. Ça ne marche pas comme ça. Pas aussi directement.

De même, lorsque le malheur arrive, certains pensent encore : « qu’ai-je donc bien pu faire au bon Dieu pour mériter ça ? » C’est le raisonnement inverse, mais c’est tout aussi faux. C’est d’ailleurs toute la problématique évoquée dans le Livre de Job. Les malheurs qui nous arrivent ne sont pas une punition reçue de Dieu ; de même, les bonheurs que nous recevons ne sont pas une récompense pour nos mérites.

La logique de Dieu n’est pas une logique économique, une logique du donnant-donnant affectif. Au delà des bonheurs et des malheurs de l’existence : ce qui devrait nous rendre heureux, c’est la sérénité qu’apporte la seule volonté de vouloir faire le bien, de vivre dès ici-bas du salut, d’apporter au monde un avant-goût du Paradis.

— Fr. Laurent Mathelot OP

Le pardon : un acte libérateur !

Il existe de nombreuses façons de cheminer pour demander pardon. L’écrivain et essayiste en développement personnel Olivier Clerc rappelle que le chemin commence d’abord par un travail sur soi-même. Une fois ce travail accompli, il s’agit de trouver la voie la plus adaptée pour que le pardon puisse se faire en paix.

Dans « Peut-on tout pardonner ? » (éd. Eyrolles), Olivier Clerc s’intéresse aux différents visages du pardon et aux voies pour y accéder. Ce spécialiste en développement personnel évoque et s’inspire de plusieurs méthodes, parmi lesquelles les « Neuf étapes du pardon » ou le « pardon radical ».


Les Neuf étapes du pardon de Fred Luskin

« Fred Luskin, c’est Monsieur Pardon aux États-Unis ». Chercheur à l’université de Stanford, Fred Luskin se distingue par son « étude du pardon comme un objet de recherche, avec des données scientifiques et une ouverture très large sur les différentes approches ».

Pour le chercheur, chacun crée un récit à partir de l’événement à partir duquel il doit (se faire) pardonner. « C’est un récit de doléance auquel on s’identifie », explique Olivier Clerc, qui estime que l’on « devient l’histoire que l’on raconte ». A force de raconter cette histoire, justement, on néglige la réalité première. Pour l’intervenant comme pour le chercheur américain, « le temps modèle notre vision des choses et il faut apprendre à prendre du recul sur ce qu’on a vécu », sans déformer la réalité. Prendre du recul par rapport à un événement vécu peut permettre de le transformer en « une bénédiction cachée ».

Fred Luskin invite ainsi à prendre conscience du récit et à s’en détacher. « Ce qui cimente nos histoires, ce sont nos émotions », schématise Olivier Clerc. Pour lui, il faut renoncer aux « ciments de la haine, de la tristesse ou du chagrin pour ne pas s’enfermer sur nous-mêmes ». Pardonner, en fait, c’est renaître en mettant à distance les récits.

Les travaux de Fred Luskin montrent aussi que les personnes qui ne pardonnent pas développent un éventail de pathologies, parmi lesquelles des maux de ventre ou de dos. « Leur espérance de vie est réduite d’environ cinq ans », affirme Olivier Clerc. Pardonner, donc, c’est lâcher prise et se « libérer de la rancune ». Dans le cas contraire, on « garde en soi des poisons. Ce qui ne s’exprime pas s’imprime dans le corps ». Et s’il est plus facile à certains de pardonner qu’à d’autres, Olivier Clerc estime que le pardon peut être enseigné : « c’est comme à l’école : certains sont plus forts en maths, d’autres en français, pourtant beaucoup obtiennent le baccalauréat à la fin ».


Le pardon radical pour une fin de vie en paix

« Le mot radical vient du latin et signifie « racine ». Le pardon radical, c’est aller à la racine même du problème », explique Olivier Clerc. Pour lui, c’est ce qui fait la particularité de cette approche.

L’anglais Colin Tipping questionne : « et si tout ce qui arrivait était juste ? Et s’il n’y avait rien à pardonner car rien n’était injuste ? ». Ce coach en développement personnel a beaucoup travaillé avec des personnes en fin de vie. « Face à l’échéance de la mort prochaine, ils veulent souvent expérimenter le pardon dans sa totalité », souligne Olivier Clerc. En fin de vie, « tout lâche : on touche à un tel niveau d’amour et d’inclusion que l’on n’arrive plus à trouver quelque chose à juger ».

« Ça peut paraître dur mais ça peut ouvrir des portes insoupçonnées », souligne Olivier Clerc quant au pardon radical. Colin Tipping aurait ainsi aidé des milliers de personnes à se réconcilier avec leur vie : « il leur a permis de mourir en paix ». Et de rappeler que sur leur lit de mort, de nombreuses personnes « s’ouvrent un espace de liberté intérieure » et expérimentent la cérémonie du pardon radical.

24ème dimanche – 17 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 18, 21-35

Évangile de Matthieu 18, 21-35

Du fond du cœur

Je ne sais pas si, en dehors du christianisme, il est une seule culture humaine où le pardon soit vraiment valorisé. Le pardon, en général, n’est-il pas perçu comme une faiblesse, une démission, une fuite, voire même un déshonneur ? Si vous pensez cela, essayez donc un peu de pardonner pour voir si vous en êtes capable !

Rien n’est aussi difficile que pardonner. Il est plus facile de partir à zéro, de commencer une relation nouvelle, que de recommencer après une blessure, des injustices, des injures, des trahisons. Comment redonner sa confiance, comment se rendre à nouveau vulnérable, comment reprendre la relation ? Il reste toujours une cicatrice, un endroit sensible, où l’on se cogne chaque fois plus douloureusement. Il est plus facile de créer du neuf, que de recréer à partir de ce qui a été détruit.

Rien n’est aussi difficile que pardonner et plus encore s’il s’agit de pardonner, non pas seulement une erreur ponctuelle, une distraction, mais des offenses répétées, jusqu’à septante fois sept fois. Rien n’est aussi difficile que pardonner, surtout s’il s’agit de pardonner « du fond du cœur », ce qui suppose une guérison intérieure. Il y a là quelque chose qui dépasse la mesure, qui est plus que de l’héroïsme, qui dépasse la nature humaine.

« Dieu seul peut pardonner » disent les ennemis de Jésus. Ils ont raison, mais pour d’autres motifs que ce qu’ils pensent : ce n’est pas une simple question d’autorisation. Dieu seul peut pardonner, parce que pardonner est impossible. Or Dieu est le maître de l’impossible, l’acteur d’une libération au cœur d’un génocide, l’auteur de la vie au fond-même d’un tombeau. Dieu seul peut pardonner parce que Dieu seul est capable de pardonner, de ressusciter. Dieu seul peut ouvrir un avenir là où il n’y a pas de futur. Il peut créer du nouveau là où tout est fini. Il pardonne à Pierre et lui redonne sa confiance en toute lucidité. Il pardonne à Paul qui persécute les chrétiens et lui donne mission d’évangéliser les païens. Quand des êtres ou des peuples se réconcilient, le Dieu vivant est là : l’histoire peut se poursuivre à nouveau.

Mais attention, nous dit Jésus, Dieu peut-il remédier au refus d’entrer dans le pardon ? Peut-il sauver du refus délibéré de participer à la dynamique du pardon ? Peut-il pardonner le blocage têtu de se laisser entraîner dans le Souffle de la réconciliation ? Peut-il contraindre à la parole redonnée, à la relation retrouvée, à la vie ? Peut-il obliger à la liberté ?

Pardonner, comme le mot l’indique bien, c’est donner à nouveau. S’il s’agit d’une dette, je vous remets votre dette. Je transforme en don ce qui était un prêt. Cela je peux le faire à l’infini, si je suis d’une richesse infinie. Mais s’il s’agit de plus qu’un don ? S’il s’agit du don de donner ? S’il s’agit du don d’aimer ? Dieu peut-il donner le don de donner à qui refuse de donner ? Dieu peut-il donner l’amour à qui refuse d’aimer ? Dieu peut-il donner la liberté à qui refuse de libérer ?

— Fr. Michel Van Aerde OP

23ème dimanche – 10 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 18, 15-20

Évangile de Matthieu 18, 15-20

La correction fraternelle

Vous connaissez sans doute l’expression « qui aime bien châtie bien ». C’est un peu de cela dont il s’agit aujourd’hui dans les lectures. Pour autant que châtier s’entende, non pas tant comme « infliger une peine » que « corriger, rendre plus correct, meilleur ». Qui aime bien, sait comment bien corriger.

L’Évangile de Matthieu nous présente aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler les étapes de la correction fraternelle. Il expose comment, entre nous, nous corriger. Et mis ainsi en perspective avec le passage du Livre d’Ézéchiel que nous venons de lire, se développe même l’idée d’une obligation morale à corriger. « Si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang ». Est-ce à dire que l’Écriture nous invite à devenir des redresseurs de torts, voire des dénonciateurs zélés ? Oui et non. En tous cas, face au mal, elle nous interdit la passivité. L’Apocalypse qui est également un texte qui traite de la confrontation avec le mal dira à l’Église de Laodicée : « parce que tu es tiède – ni brûlante ni froide – je vais te vomir de ma bouche. » [Ap 3, 16].

Que faire lorsque nous sommes confrontés au mal que fait autrui ? Se taire ? Parler ?

Le récent scandale de la pédophilie qui a touché notre Église est, à cet égard, particulièrement éloquent. Nous le savons : des enfants furent sexuellement humiliés par des prêtres, leurs vies brisées. Et pour l’essentiel, l’Église s’est tue.

« Parce que tu es tiède, je vais te vomir de ma bouche. »

Maintenant, nous voyons les dégâts d’un silence complice : c’est la crédibilité de toute l’Église – et donc la nôtre, ici aussi – qui a été sévèrement atteinte par cette volonté coupable de dissimuler un mal que le commandement divin demandait pourtant d’affronter : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait » [Mt 25, 40].

Chaque fois que l’Église s’est tue face au mal commis par l’un des siens s’est appliquée la parole d’Ézéchiel : « le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang ».

La honte est un sentiment complexe dont les synonymes se partagent entre humiliation et remord. La honte est un sentiment qui ne touche pas seulement l’agresseur, mais aussi bien souvent la victime et son entourage. La honte est un sentiment intrinsèquement attaché au péché et à tous ceux qu’il affecte. La honte est une grâce, un don de Dieu fait à toute personne – agresseur et victime – que le péché a souillée. La honte est le sentiment de la personne juste en nous face au mal que nous commettons ou subissons. C’est le refus personnel et collectif d’affronter cette honte qui nous incite à dissimuler le péché et pousse au silence. Ce qu’on appelle communément la peur du « qu’en dira-t-on ? »

L’amour, lui, n’a pas honte et il n’a pas peur d’affronter la honte.

On comprend ainsi que ni la charité chrétienne, ni même le pardon, ne consistent à fermer les yeux sur le mal qui est commis. On comprend même qu’il nous est interdit de nous taire face à l’injustice – en particulier l’injustice dont nous sommes nous-mêmes victimes. Le texte dit : « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul ».

C’est sans doute une attitude difficile pour beaucoup de victimes, d’affronter encore leur agresseur et leur souffrance. Aussi difficile à entendre que le commandement d’aimer ses ennemis peut-être. Mais c’est une attitude nécessaire, pour justement se délivrer de la honte d’un péché qui n’est pas le sien et que l’on a pourtant subi.

L’amour n’a pas honte et l’amour n’a pas peur.

Si on suit Paul dans sa vision de la Loi comme l’odieux catalogue de péchés qu’elle sanctionne, on voit qu’au-delà du mal, l’Évangile offre une méthode pour réhabiliter le pécheur dans l’amour. Aller trouver celui qui nous a offensé, c’est déjà le maintenir humain, digne de considération et ce, parfois, au prix d’un effort considérable. Ce n’est en effet pas évident, à mesure d’ailleurs du mal subi, de souhaiter rendre dignité à celui qui nous a offensé, qui précisément nous a dénié respect et dignité.

Impliquer deux ou trois, voire la communauté, s’il refuse de reconnaître sa faute, c’est persévérer encore dans cette voie de reconnaissance humaine et de relèvement. Paul a raison, la Loi, la sanction ne suffisent pas : encore faut-il une démarche de réhabilitation de la relation blessée. Comme le souligne l’Épître aux Romains : l’accomplissement de la Loi ce n’est pas la sanction, c’est l’amour. Et il est heureux que la communauté se charge, quand la victime ne le peut pas seule, de cette démarche de réhabilitation.

On comprend finalement que le pouvoir de lier et de délier sur la terre comme au ciel, si souvent interprété comme une licence divine à administrer dès ici-bas les réalités d’en-haut est plutôt de l’ordre du devoir. Il s’agit de désirer ne laisser personne lié au péché, ni la victime qui l’a subi, ni l’agresseur qui l’a perpétré.

Enfin, de tout ceci, nous pouvons tirer des leçons pour notre propre vie spirituelle. Nous sommes nous-mêmes victimes de notre propre péché ; le mal que nous faisons nous nuit aussi personnellement. Ainsi l’Évangile nous invite aussi à la compassion envers le pécheur que nous sommes. Il nous incite à avoir, sous le regard de Dieu, un véritable dialogue intime avec nous-mêmes à propos du désamour qui parfois nous assaille et à maintenir le désir authentique de toujours nous en relever.

Il n’y a pas de correction fraternelle qui tienne sans bienveillance, que ce soit envers soi-même, que ce soit envers autrui. Il ne s’agit pas de faire des reproches, il s’agit au-delà de toute offense de persister à rechercher l’amour.

— Fr. Laurent Mathelot OP

Décès du frère Raphaël Devillers, o.p.

La célébration des funérailles de notre frère Raphaël Devillers o.p. a eu lieu ce matin, au couvent des Dominicains de Liège.

Né à Liège le 18 octobre 1928, il y a vécu la majeure partie de sa vie pastorale. Il a fait profession dans l’Ordre le 22 octobre 1957 et a été ordonné le 5 août 1962. Nombreux sont ceux et celles qui gardent en eux la mémoire de ses prédications, ses paroles porteuses de paix, de confiance et d’espérance.

Après ses études au Studium de La Sarte, il s’occupa, en 1963-64, de la rédaction du bulletin « L’Echo de La Sarte », avant d’être envoyé au couvent de Liège en 1965. Il fit une année d’étude complémentaire au CFPM à Paris en 1966. De retour à Liège, il y exerça un ministère étendu de prédication (prédications dominicales, missions paroissiales, retraites scolaires, retraites pour des moniales, animation spirituelle de fraternités du Tiers-Ordre) et s’impliqua dans une action caritative (Oxfam-Liège). Il fut prieur du couvent de 1976 à 1979.

En 1981, il rejoignit la maison St Dominique (Bruxelles-Renaissance) et participa activement à l’édition des cassettes « Fêtez Dimanche », tout en continuant à avoir un ministère intense dans la région de Liège, essentiellement d’inspiration biblique. A côté de ses multiples retraites, il publia également quelques fascicules dans la collection « Connaître la Bible ».

En 1989, il devint prêtre auxiliaire de la paroisse St Barthélemy à Liège et y résida jusqu’en 2009. Il fut également aumônier national des Equipes du Rosaire. En 2010, il rejoignit le nouveau couvent Saint-Albert-le-Grand (cloîtres St Jean) et y rendit encore de précieux services. Pour pallier de croissantes difficultés de déplacement, il initie la newsletter ‘Résurgences’ qui lui permet de continuer par internet son ministère de prédicateur. Il s’est éteint le 29 août 2023 à Liège, âgé de presque 95 ans.

Les jésuites sur le Nicaragua: «Les valeurs chrétiennes l’emportent toujours»

Une semaine après la confiscation de l’Université centraméricaine (UCA), le gouvernement nicaraguayen annonce ce mercredi 23 août révoquer le statut juridique de l’ordre religieux …

«Nous, Jésuites, souhaitons être des signes de résistance, fidèles au mandat de Jésus d’être proche de ceux qui souffrent», déclare le porte-parole de la Compagnie de Jésus pour l’Amérique centrale, José María Tojeira SJ, dans un entretien accordé à Vatican News sur la situation actuelle de la Compagnie au Nicaragua.

La Compagnie de Jésus en Amérique Centrale est engagée dans une vaste activité pastorale à travers ses universités et auprès des migrants, ce qui lui permet d’être proche de la réalité du peuple nicaraguayen, un pays où, bien que le statut juridique de la Compagnie ait été révoqué et l’Université Centraméricaine ait été confisquée, les Jésuites essaient tant bien que mal de poursuivre leurs activités. Le porte-parole des jésuites en Amérique centrale, le père José María Tojeira du Salvador, explique à Vatican News que «l’université est productrice de connaissances et de pensée critique et ouverte». Pour cela, «le gouvernement a eu tendance à la considérer presque automatiquement comme une ennemie».

«Les valeurs chrétiennes, avec leur persévérance et leur endurance, l’emportent toujours, même s’il y a des moments où il faut passer par la croix», affirme le jésuite, qui reconnaît également que «l’expulsion ou la confiscation des biens fait toujours partie de l’horizon que les religieux et religieuses du pays envisagent».

Quelle est, selon vous, la raison de la décision du gouvernement nicaraguayen à l’encontre de la Compagnie de Jésus?
Le gouvernement nicaraguayen cherche à contrôler totalement l’opinion publique. C’est dans ce contexte qu’il persécute l’Église et la Compagnie de Jésus. En particulier, la Compagnie de Jésus a été visée pour avoir pris la défense des droits du peuple en 2018, notamment par l’Université centraméricaine (UCA), et le soutien apporté aux grandes manifestations réclamant la liberté et le respect des droits concrets du peuple. Le travail de médiation entre les jeunes étudiants et le gouvernement, confié par le cardinal Brenes au recteur de l’UCA, a également agacé le gouvernement. L’université étant productrice de savoir et de pensée critique et ouverte, le gouvernement avait tendance à la considérer presque automatiquement comme une ennemie.

Quelle est l’activité pastorale des jésuites au Nicaragua, en dehors de l’UCA?
En plus de l’UCA, qui est maintenant entre les mains du gouvernement, les Jésuites gèrent deux écoles secondaires et le réseau international Fe y Alegría, qui compte plus de 800 collaborateurs, dont des laïcs, des religieux et des prêtres, et soutient environ 54 000 personnes dans l’éducation formelle et informelle. Jusqu’à récemment, nous avions également une paroisse en cours de transfert à l’archevêché de Managua en raison du départ du jésuite qui en avait la charge et de la difficulté à trouver des remplaçants.

Après la fermeture de l’Université centraméricaine et la révocation du statut juridique de la Compagnie de Jésus au Nicaragua, allez-vous quitter le pays, craignez-vous l’expulsion ou l’emprisonnement?
Certains jésuites âgés et malades ont quitté le pays, car dans l’environnement actuel, il nous était difficile de leur fournir des soins adaptés. Mais les autres continuent à travailler dans les œuvres mentionnées. L’expulsion ou la confiscation des biens est toujours à l’horizon pour les religieux restés dans le pays. Les Sœurs de la Charité (Sainte Thérèse de Calcutta), les Filles de la Charité (Sainte Louise de Marillac), les Sœurs Dominicaines de l’Annonciation, entre autres congrégations, ont déjà été dépouillées de leurs biens et expulsées du pays, en tout ou en partie. Dans tous les cas, la persévérance dans le travail de ceux qui non seulement restent, mais souhaitent rester malgré les risques et l’hostilité du gouvernement, est exemplaire.

Comment les jésuites peuvent-ils faire face à la tâche missionnaire dans un pays où ils sont persécutés?
Dans des situations comme celle du Nicaragua, il est important d’être constant, d’être proche des gens, d’être ouvert au dialogue quand c’est possible et d’accompagner ceux qui souffrent. C’est ce que l’Église essaie de faire et ce que nous, jésuites, essayons également de faire.

Après un an d’emprisonnement de l’évêque de Matagalpa, Mgr Rolando Álvarez et après de nombreuses autres situations de persécution contre l’Église, quel est le message que vous, Compagnie de Jésus, envoyez au peuple nicaraguayen?
Mgr Rolando Álvarez est un signe de la fidélité de l’Église au peuple nicaraguayen. Saint Cyprien de Carthage, au IIIe siècle, appelait martyrs les chrétiens qui avaient résisté et survécu à la dure peine du travail forcé dans les mines de Sicile. L’évêque de Matagalpa se trouve dans une situation, bien que les circonstances historiques diffèrent, similaire à celle de ceux qui ont souffert dans les mines à l’époque de l’Empire romain. Nous, jésuites, souhaitons aussi être des signes de persévérance, fidèles au commandement de Jésus d’être proche de ceux qui souffrent et d’apporter une parole d’espérance au milieu de la douleur des gens. La constance et la persévérance des valeurs chrétiennes l’emportent toujours, même s’il y a des moments où nous devons passer par la croix.

Face à cette situation, quelle est la réponse des Jésuites au gouvernement du Nicaragua?
Nous souhaitons le dialogue, la restitution des biens, la garantie d’une présence, la levée des condamnations et des mesures qui violent les droits de l’homme, comme la déchéance de nationalité et l’exil. L’ouverture d’un processus de dialogue, pour lequel l’Église du Nicaragua a beaucoup travaillé, est indispensable pour sortir d’une situation d’oppression qui ne peut que conduire à une escalade des conflits.

Johan Pacheco – Cité du Vatican

22ème dimanche – 3 septembre 2023 – Évangile de Matthieu 16, 21-27

Évangile de Matthieu 16, 21-27

Sacrifice de soi, élan irrationnel d’amour

Il nous est tous déjà arrivé, dans diverses circonstances, de nous sacrifier pour autrui. Il suffirait déjà de compter ici le nombre de parents et le nombre de sacrifices qu’ils ont consenti. Le Christ – lui – s’est sacrifié jusqu’à la mort ; il a donné sa vie sur la Croix. Mais gardons, dès à présent en mémoire, l’image de parents qui iraient rechercher leur enfant dans les flammes. Qu’est-ce qui se passe dans leur cœur et qu’en retenir pour comprendre l’amour de Dieu ?

Lorsqu’il dit « tu m’as séduit, et j’ai été séduit », Jérémie parle de la force du lien d’amour qui le lie à Dieu. Et cet amour pour Dieu pousse Jérémie au sacrifice. Il doit annoncer « Violences et dévastations ! » à Jérusalem qui est une ville corrompue. Ce qui lui vaut en retour « insultes et moqueries ». Bien que brûlant d’amour pour Dieu, Jérémie n’en peut plus de se sacrifier pour sauver Jérusalem. Il est écartelé entre l’appel de Dieu qui le force à parler, à dénoncer le mal et la sagesse humaine qui le pousse à se taire. Il envisage même de chasser Dieu de ses pensées : « Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. ».

Il ne peut pourtant s’y résoudre. Il dit : « [La parole de Dieu] était comme un feu brûlant dans mon cœur, elle était enfermée dans mes os. Je m’épuisais à la maîtriser, sans y réussir. »

Face aux insultes et aux moqueries, face à l’adversité, à la difficulté de se sacrifier, Jérémie a un mouvement de recul. Il essaye de se convaincre de renoncer au sentiment d’amour divin qui le motive : c’est trop dur, trop dangereux, je n’en suis pas capable. Il est plus raisonnable, pour Jérémie, d’oublier Dieu que d’endurer encore des souffrances. Pourtant, il s’épuise à maîtriser l’élan irrationnel de son cœur ; il n’y réussit pas. Et nous savons que Jérémie finira martyrisé.

Que retenir à ce stade ? Que le sacrifice de soi répond à un élan irrationnel d’amour : qu’il est naturel et raisonnable de penser y renoncer ; mais qu’y renoncer nous donnerait par ailleurs le sentiment de renoncer à cet amour extraordinaire qui le motive. Si nous reprenons l’image que nous avons gardée en mémoire : c’est parce qu’il aurait l’impression de renoncer à l’amour même de son enfant, qu’un parent se jette dans les flammes pour aller le rechercher. Mais il est bien évidement naturel d’avoir un mouvement de recul face au péril.

Le regard de Jérémie a changé. L’amour brûlant qu’il a pour Dieu transcende l’idée de sacrifice qui, en retour, n’est plus une fin en soi mais le signe de cet amour.

Le psaume 62 lui-même, qui est traditionnellement invoqué pour chanter, dès l’aube, dans les communautés religieuses, le sacrifice de la journée à Dieu, traduit ce sentiment intense d’amour qu’éprouve Jérémie : « Après toi languit ma chair … Ton amour vaut mieux que la vie ». Le psaume chante ce changement de regard qui transcende le sacrifice : ce sentiment d’un amour plus grand que tout, qui va au-delà de la souffrance et de la mort.

Et quand Paul écrit : « Je vous exhorte, frères, à présenter à Dieu votre corps – votre personne tout entière – en sacrifice vivant »  dans cette langue si forte qu’il nous donne presque l’impression qu’il faudrait nous allonger sur l’autel et nous arracher nous-même le cœur en sacrifice sanglant pour Dieu. Ce n’est pas à la souffrance qu’il nous invite, mais bien à avoir, pour Dieu, un amour brûlant comme celui de Jérémie, un amour qui transcende le sacrifice.

Il ajoute : « c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte ». Paul ne demande pas que nous nous arrachions le cœur dans un élan douloureux – le culte chrétien n’est essentiellement plus une question de rites. Le véritable culte chrétien c’est d’aimer de l’amour qu’éprouvent ceux qui se sacrifient par amour. C’est seulement enracinés dans cet amour sacrificiel que nos rites trouvent leur sens.

Au début de la lecture de l’Évangile, Jésus annonce aux disciples qu’il lui faudra bientôt monter à Jérusalem et y subir, lui aussi, le sacrifice de sa vie. Pierre incarne ici le mouvement de recul qu’on avait décelé chez Jérémie : c’est trop dangereux, c’est plus raisonnable d’abandonner, n’y vas pas, reste ici.

Ce dont Pierre ne se rend pas compte – et que Jésus lui fait réaliser par le plus vif reproche qu’on trouve dans tout le Nouveau Testament : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute ! » – c’est qu’il veut raisonnablement empêcher Jésus d’incarner parfaitement cet amour fou de Dieu pour l’Humanité qui va au-delà de tous les sacrifices, jusqu’au don ultime de soi par amour.

Dimanche passé nous lisions que Pierre reconnaissait à Jésus le titre de Messie, le Fils du Dieu vivant. Aujourd’hui l’Écriture nous montre que, au lieu de devenir la pierre sur laquelle bâtir l’Église, il est possible de devenir une pierre d’achoppement en refusant de donner à l’élan d’amour vers le Christ sa pleine mesure, la mesure déraisonnable et sacrificielle de son accomplissement. « La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. » disait saint Augustin que nous fêtions lundi.

Le sacrifice de soi est un acte déraisonnable qui, s’il est consenti par amour, ne peut être qu’à la mesure d’un amour déraisonnable, proprement inimaginable, à la hauteur de l’amour de Dieu.

Toutes les fois où nous avons accepté de véritablement donner de notre vie pour autrui : là nous avons offert le véritable sacrifice qui plaît à Dieu ; là nous avons touché son amour authentique, là nous lui avons rendu un culte véritable.

Essayons donc de nous souvenir avec joie des moments où nous avons sacrifié notre vie par amour. Parce que là, nous avons touché au divin.

— Fr. Laurent Mathelot OP

Le frère Olivier Poquillon nommé directeur de l’École biblique de Jérusalem

Le dominicain Olivier Poquillon, ancien secrétaire général de la Comece et jusqu’ici installé en Irak, a été nommé jeudi 17 août directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Il succédera au frère Jean-Jacques Pérennès à la tête de cette prestigieuse institution spécialisée dans l’exégèse et l’archéologie biblique.

Le 15 août, il se réjouissait encore sur les réseaux sociaux de l’arrivée à Mossoul (Irak) de la quatrième cloche du couvent de Notre-Dame-de-l’Heure, acheminée depuis la Normandie. Le frère Olivier Poquillon, qui supervisait depuis 2019 la restauration de cet édifice endommagé par Daech, dans le cadre d’un programme de l’Unesco, doit pourtant déjà quitter l’Irak.

Le 17 août, le dominicain de 56 ans a été nommé directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (Ebaf) par le frère Gerard Timoner, maître de l’ordre dominicain et grand chancelier de l’École biblique. Il prendra ses fonctions le 1er octobre, succédant au frère Jean-Jacques Pérennès, arrivé au terme de son second mandat.

« L’École biblique et archéologique française de Jérusalem se réjouit d’accueillir un directeur attaché au travail en équipe, doté d’une large expérience internationale, familier du Moyen-Orient et de la conduite de projets en environnement complexe », a déclaré l’institution dans un communiqué.

Si cette nomination était une « surprise » pour le dominicain qui s’apprêtait plutôt à rentrer en France après une quinzaine d’années à l’étranger, il considère néanmoins qu’une mission au sein de l’Ebaf est très significative : « L’École biblique est dépositaire de l’intelligence de la foi, c’est-à-dire d’une approche scientifique et réflexive de l’écriture sainte, expose-t-il. Elle porte à la fois une dimension confessante et scientifique. À une période où le ressenti et l’émotion sont très présents, c’est un défi d’importance pour l’Église. »

Une nouvelle période s’ouvre donc pour ce juriste de formation qui jusque-là s’était spécialisé dans les relations internationales et avait beaucoup fréquenté ses organisations. Après des études en droit international public, Olivier Poquillon entre au noviciat des dominicains en 1994, puis est ordonné prêtre en 2001.

Le dominicain est ensuite devenu expert du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe, président de la commission francophone Justice et Paix de l’ordre des dominicains, et délégué permanent de l’ordre auprès des Nations unies de 2008 à 2013. En 2016 enfin, il est nommé secrétaire général de la Commission des épiscopats de l’Union européenne (Comece).

Prestigieuse institution

Un temps prieur du couvent de Strasbourg, Olivier Poquillon a également exercé divers ministères pastoraux, comme aumônier de l’ENA, mais aussi aumônier militaire en Bosnie-Herzégovine et au Tchad. Il s’investit également au sein des Scouts et Guides de France, de Caritas ou du diocèse de Strasbourg.

Cette année, le dominicain changera donc de domaine, prenant la tête d’une prestigieuse institution de recherche spécialisée dans l’exégèse et l’archéologie bibliques. N’ayant pas un profil particulièrement universitaire, il se voit davantage comme un « directeur », « chargé de mettre en œuvre le plan stratégique défini par l’équipe scientifique. »

Il prendra ses fonctions alors que l’École biblique de Jérusalem a récemment été secouée par le départ contraint il y a un an d’un de ses éminents archéologues, le frère Dominique-Marie Cabaret. L’un de ses objectifs sera donc de « renforcer » le pôle archéologie, pour qu’avec l’étude de la Bible, l’école « tienne sur ses deux pieds. »

Fondée en 1890 par le dominicain Marie-Joseph Lagrange, l’Ebaf, reconnue comme un centre international de recherche sur la Bible, a reçu la visite d’Emmanuel Macron en 2020. Aujourd’hui, elle compte une vingtaine de frères dominicains de dix nationalités différentes, avec une majorité de Français. Tous sont polyglottes, maîtrisant une ou plusieurs langues anciennes.

Depuis une vingtaine d’années, l’institution a créé « la Bible en ses traditions », une plateforme collaborative permettant de lire plusieurs traductions de passages de la Bible ainsi que de bénéficier d’éclairages théologiques

Marguerite de Lasa,
paru dans La Croix, le 17/08/2023.

21ème dimanche – 27 août 2023 – Évangile de Matthieu 16, 13-20

Évangile de Matthieu 16, 13-20

Pour vous, qui suis-je ?

On a tendance à voir le paysage religieux que présentent les Évangiles (et la Bible en général) de manière assez monolithique, assez stéréotypée : globalement, il y a les Juifs (dont sont issus les Chrétiens) et il y a les païens (ce qui englobe tous les autres). Le paysage religieux au temps de Jésus est extraordinairement plus diversifié. Outre qu’il y a de nombreuses sectes juives, parfois s’affrontant entre elles d’ailleurs, de même, les « païens » regroupent en réalité un nombre considérable de pratiques religieuses, toutes aussi diversifiées les unes que les autres, se côtoyant comme se côtoient les divinités.

Et on est précisément là, à la frontière entre ces deux mondes : le monde juif et le monde païen ; à la frontière entre le monde au Dieu unique et le monde aux dieux multiples. C’est là, à Césarée de Philippe, ville à la frontière du monothéisme que Jésus pose la question : « Pour vous, qui suis-je ? »

Le nom local de Césarée de Philippe c’est Baniyas ou Panéas, tiré du nom du dieu Pan. Au IIIe siècle av. J.-C., les Lagides fondent cette ville pour faire concurrence au centre religieux sémitique de Dan. Une caverne au nord du site s’appelle d’ailleurs la « grotte de Pan » et, proche de son entrée, se trouve un temple dédié au dieu Pan. A l’époque de Jésus, Hérode y a fait construire un temple à la gloire d’Auguste.

La scène que nous présente l’Évangile d’aujourd’hui nous montre Jésus et ses disciples face à ces temples païens, aux confins de la maison d’Israël. « Pour vous, qui suis-je ? ». On comprend que le cadre où est posée cette question n’est pas anodin. Césarée est une ville d’affirmation de divinités païennes.

Jésus y est-il présenté en contraste de son homologue païen ? Dans la mythologie grecque, en effet, Pan (du grec ancien, signifiant autant « universel » que « faire paître ») est une divinité de la Nature, protecteur des bergers et des troupeaux. Les philosophes stoïciens identifiaient ce dieu avec la nature intelligente, féconde et créatrice. Enfin, chez Plutarque, on le trouve plus proche des héros que des dieux, puisqu’il aurait été mortel. Universel, protecteur des bergers et des troupeaux, Dieu et pourtant mortel : ça ne vous rappelle personne ? Il y a des similitudes, des proximités entre Jésus et le dieu Pan. A tel point que quelques représentations de Pan seront plus tard « reconverties » par l’Église en images du Bon Pasteur.

A ce stade, on peut se poser la question du point de vue de l’auteur. Est-ce son intention de placer cette scène à Césarée de Philippe ? Dans un cadre où s’affirment face à Israël les divinités païennes ?

Au printemps 65 (ou 66), Césarée est le théâtre d’affrontements entre Grecs et Juifs à la suite desquels la communauté juive s’enfuit de la ville. En 70, Titus, après avoir détruit Jérusalem, séjourne à Césarée de Philippe « où il donna des spectacles divers où beaucoup de prisonniers périrent, les uns jetés aux bêtes féroces, les autres forcés à lutter, comme des ennemis, les uns contre les autres » [Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, ii, 1]

A l’heure où est écrit cet Évangile, Césarée est une ville martyre où de nombreux Juifs (et sans doute déjà des Chrétiens) ont été massacrés, une ville où les armées païennes ont humilié le peuple d’Israël. Les chrétiens de l’époque savaient cela, qu’à l’endroit où Pierre confessait que Jésus était le Messie, le Sauveur attendu par Israël, beaucoup avaient péri humiliés par l’occupant païen pour leur foi au Dieu unique.

Pour nous, les deux interprétations sont parlantes. Soit que l’épisode soit authentique – Jésus est allé, face aux temples païens poser à ses disciples la question « Pour vous qui suis-je ? » – soit que l’évangéliste ait placé Jésus à cet endroit pour associer la crucifixion du Christ au martyr de ceux qui avaient péri là pour leur foi.

Aujourd’hui aussi le Christ se présente sur un arrière-fond totalement « païen ». Notre monde est amplement « déchristianisé ». Face à ce monde qui, au mieux ignore les religions, au pire les méprise, face surtout à l’élan missionnaire de nos Églises qui semble enrayé, la question « Pour vous, qui suis-je ? » apparaît autant percutante qu’urgente. « Qui suis-je ? » pour vos communautés renfermées ? Un Dieu privé ? Chacun son christ ? On se serait revenu à une forme de polythéisme …

Prions qu’à nouveau, à la question de Jésus « Pour vous, qui suis-je ? » nos Églises répondent aussi spontanément et avec la même exaltation que Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! ». Ce sera le signe qu’elle sont à nouveau rayonnantes.

Suis-je moi-même prêt à ce cri d’amour ?

« Pour vous, qui suis-je ? »

— Fr. Laurent Mathelot OP

Messe de clôture des JMJ: le Pape envoie les jeunes briller et témoigner de la foi sans crainte

Devant 1.5 million de jeunes du monde entier rassemblés pour la messe de clôture des 37e JMJ de Lisbonne, dimanche 6 août de la Transfiguration, le Pape François a prodigué trois conseils aux jeunes: briller, écouter, être sans crainte.

Par Delphine Allaire – Journaliste au Vatican

Après ces journées de grâce, avant de retourner dans la vallée de la vie quotidienne, le Pape a proposé à la marée de jeunes catholiques trois attitudes en trois verbes, écho à la solennité de la Transfiguration du Christ: «Briller, écouter, ne pas craindre». Un million et demi de jeunes pèlerins ont participé à la messe depuis le grand parc du Tage, 90 hectares le long du fleuve éponyme, miroir aux plages étendues de Copacabana il y a dix ans de l’autre côté de l’Atlantique, dans une autre terre lusophone lors des JMJ de Rio.

Jésus transfiguré, «son visage devint brillant comme le soleil». «Nous avons nous aussi besoin de quelques éclairs de lumière pour affronter ce qui nous assaille dans la vie, tant de défaites quotidiennes pour les affronter avec la lumière de la résurrection de Jésus», assure d’emblée le Saint-Père, aussi à l’assemblée des 700 évêques et 10 000 prêtres concélébrants.

Briller de la vraie beauté, loin des projecteurs

«C’est ce que l’Église et le monde attendent de vous, relève-t-il, que vous soyez des jeunes rayonnants, qui portent partout la lumière de l’Évangile et allument des lueurs d’espérance dans les ténèbres de notre temps!», s’est exclamé le Souverain pontife, précisant toutefois: «Nous ne devenons pas lumineux lorsque nous sommes sous les projecteurs, au contraire, cela éblouit, lorsque nous affichons une image parfaite et que nous nous sentons forts et victorieux. Non. Nous brillons quand, en accueillant Jésus, nous apprenons à aimer comme Lui, car telle est la vraie beauté qui resplendit: une vie qui risque par amour». «La lumière vient le jour où tu feras une œuvre d’amour. Si tu es égoïste, la lumière s’éteint», prévient encore le Pape dans cette homélie. 

Écouter les paroles de vie éternelle

Le Pape s’est ensuite arrêté sur l’écoute. «Écoutez-le» (Mt 17, 5). Tout est là, résume François: «Tout ce qu’il y a à faire dans la vie chrétienne réside dans ce mot, le dernier que le Père prononce dans l’Évangile de Matthieu: écoutez-le» pour ses paroles de vie éternelle. «Écoutez Jésus et prenez garde aux égoïsmes maquillés d’amour», a mis en garde le Pape. 

«Voilà ce dont nous avons besoin dans la vie: non pas la gloire, le succès, l’argent, mais savoir que nous ne sommes pas seuls, que nous avons toujours quelqu’un à nos côtés, commencer et terminer la journée avec la certitude de l’étreinte du Seigneur», a souligné le successeur de Pierre.

Le cœur libéré de la peur

Briller, écouter et, enfin, ne pas craindre, mot très répété dans la Bible. Le Pape s’est ensuite lancé dans une énumération aux accents de son prédécesseur polonais.

«À vous, jeunes, qui pensez parfois ne pas y arriver; à vous, jeunes, qui, en ces temps, êtes tentés de vous décourager, de vous juger inadaptés ou de cacher la douleur en la masquant d’un sourire; à vous, jeunes, qui voulez changer le monde et qui luttez pour la justice et la paix; à vous, jeunes, qui y mettez votre engagement et votre imagination, bien que cela vous semble ne pas suffire; à vous, jeunes, dont l’Église et le monde ont besoin comme la terre a besoin de pluie; à vous, jeunes, qui êtes le présent et l’avenir; oui, précisément à vous, jeunes, Jésus dit: “Soyez sans crainte!”» Le Pape a, là, invité chaque jeune à répéter en son for intérieur «N’aie pas peur, sois sans crainte». 

Le sourire radieux de Dieu

Sois sans crainte, le conseil du Pape a résonné dans tout le parc du Tage, transformé en camp de la grâce. «Jésus lui-même vous regarde maintenant: il regarde dans vos cœurs, vous sourit. Il connaît le cœur de chacun d’entre vous, il connaît la vie de chacun d’entre vous, il connaît vos joies, il connaît vos peines, vos succès et vos échecs, il connaît votre cœur, il lit en vous, il voit vos cœurs, il vous sourit et il vous dit aujourd’hui, ici à Lisbonne, lors de ces Journées Mondiales de la Jeunesse: « N’ayez pas peur »», a conclu le Souverain pontife.

20ème dimanche – 20 août 2023 – Évangile de Matthieu 15, 21-28

Évangile de Matthieu 15, 21-28

Les petits chiens

Cet Évangile a de quoi étonner. On avait déjà dû écarter l’image d’un Jésus « Peace & Love » au regard de l’épisode où il chasse avec un fouet, les marchands du temple. On reste parfois étonné d’une certaine violence verbale, au moins d’une virulence, de sa part. Dans l’Évangile d’aujourd’hui notamment, lorsqu’il qualifie les Cananéens de « chiens ».

Une femme, une Cananéenne, vient mendier la grâce de celui qu’elle reconnaît comme Messie et, comme réponse, elle reçoit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens », faisant suite à un tonitruant « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». On comprend directement que les enfants sont ici les enfants d’Israël et que les petits chiens sont tous les autres, c’est à dire les païens ; et que la réponse de Jésus est tout sauf avenante.

Canaan c’est le peuple que les Hébreux ont chassé de la Terre promise pour s’y installer. Cette femme cananéenne, dont on nous dit que la descendance est possédée par un démon, représente la plus éloignée des intouchables pour un Juif contemporain de Jésus. La femme cananéenne est l’archétype de la personne profane, exclue du sacré.

Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que Jésus n’est pas d’emblée enthousiaste à exaucer cette femme. Il est même virulent : il ne privera pas les enfants d’Israël de nourriture au profit des chiens – autre figure radicalement profane et, dans tout l’Orient, une insulte.

La femme pourtant insiste pourtant, donnant au fil du texte de plus en plus de signes qu’elle reconnaît Jésus comme le Messie d’Israël : elle l’appelle « Seigneur, fils de David ! » ; elle se prosterne devant lui. C’est alors que Jésus admire sa foi et l’exauce.

On comprend que ce texte, tout comme l’épisode de la Samaritaine (Jn 4, 1-30) ou celui du Centurion romain (Mt 8, 5-13) témoignent de l’ouverture du ministère de Jésus aux mondes païens. On sait que c’est une question qui préoccupe beaucoup la première Église, celle de Paul et de Pierre. On sait, de plus, que l’évangile de Matthieu s’adresse primordialement à un auditoire pétri de culture hébraïque – des judéo-chrétiens, des juifs devenus chrétiens – un auditoire plutôt réticent à l’ouverture de l’Église aux païens. Au fond, la Vierge Marie, les apôtres étaient tous des Juifs ; ne fallait-il donc pas que tous les chrétiens se convertissent d’abord au judaïsme ? Voilà la question qui traverse tous ces épisodes, qui sera débattue entre Paul et Pierre à Jérusalem, notamment, et très prosaïquement, à propos de la circoncision de Tite. (Qui n’aura finalement pas lieu.)

Qu’une paria cananéenne ait été exaucée par Jésus ; que la grâce de Dieu ait été offerte « aux chiens » devait certainement impressionner fortement, en effet, un auditoire réticent à la moindre ouverture aux païens.

Ainsi on comprendrait la virulence des propos prêtés à Jésus comme une figure de style mise en œuvre par Matthieu pour bouleverser son auditoire – et aussi nous-mêmes aujourd’hui : il n’y a pas d’humain trop profane, trop étranger, trop païen que Jésus ne puisse sauver, s’il a la foi.

On rejoint ici un épisode marquant des JMJ de Lisbonne. Quand le pape a expliqué aux jeunes que tout le monde, quelle que soit sa situation, est le bienvenu dans l’Église. Il leur a fait crier : « Todos ! Todos! Todos! (Tous ! Tous ! Tous !).

Mais on pourrait envisager aussi une lecture plus littérale du texte : une lecture qui comprendrait que Jésus ait effectivement été très réticent à ce stade de sa mission à l’étendre au-delà des brebis perdues de la maison d’Israël.

Le Jésus historique n’a que très épisodiquement rencontré des païens. Il a fort peu quitté son pays, il n’a prêché qu’à ses compatriotes juifs, ce dont témoigne cette parole rapportée par Matthieu (10, 5) : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël ». Ce n’est véritablement qu’à la toute fin de l’évangile (28, 19), alors qu’il apparaît Ressuscité que Jésus proclame : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples ».

La réticence de Jésus affirmerait alors la nécessité de comprendre que sa mission se vit au sein de l’espérance d’un peuple, dans des conditions religieuses, culturelles et historiques particulièrement définies. Et surtout qu’on ne peut pleinement la comprendre qu’à la lumière de sa Résurrection, véritable accomplissement des Écritures.

Et puis d’un coup, il fait volte-face. C’est la seule fois, dans tout l’évangile où l’on voit Jésus se raviser. Comme si la rencontre avec la Cananéenne constituait un moment charnière de sa mission, le moment où Jésus reconnaît qu’elle s’étende au-delà de la maison d’Israël, le moment où il s’offre au monde.

C’est la foi insistante d’une femme que tout pourtant exclut rituellement du salut offert à Israël qui va emporter la miséricorde du Christ : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! ».

Le retournement de Jésus vers la Cananéenne est le signe que le salut est offert à tout qui le désire. C’est l’affirmation radicale que la foi transcende entre nous, toute autre distinction. « Todos ! Todos ! Todos ! »

Certes c’est sa foi qui sauve la Cananéenne. Mais la réticence de Jésus, le fait que cette foi a dû s’imposer, au moins se montrer vindicative, démontre la nécessité, pour le Salut, d’une foi concrètement combative.

Dans la vie spirituelle, il arrive toujours un temps où Dieu met à l’épreuve le dynamisme, la combativité de notre foi.

— Fr. Laurent Mathelot OP