27ème dimanche – Année B – 3 octobre 2021 – Évangile de Marc 10, 2-16

Évangile de Marc 10, 2-16

Le Mariage et les Enfants

Inflexible, Jésus accomplit sa décision d’aller à Jérusalem. De Capharnaüm, il contourne le lac et prend la route qui longe le Jourdain, qui est la frontière orientale d’Israël et descend vers la mer Morte. Il traverse même un gué et fait une incursion en Transjordanie dans la région païenne du Pérée. Ainsi du début à la fin de son voyage, il alterne passages en terres païennes et en Israël : signe de son dessein essentiel d’être le Messie universel.

Enseigner

De nouveau, les foules se rassemblent autour de lui et il les enseignait une fois de plus, selon son habitude.

Dès le début, Marc a sans cesse noté cette activité fondamentale de Jésus, « son habitude ». Il faut encore le souligner. Dans notre société qui change, où les études progressent, où toutes les opinions se heurtent dans un charivari incessant, l’explication de la foi est un devoir prioritaire. La liturgie de la Parole, lectures et commentaires, est sans doute à revoir. Comme Jésus, pasteurs et parents doivent enseigner, rectifier, répondre, éclairer. La sécularisation peut éroder le vernis religieux : elle ne torpille pas la foi. Au contraire elle la purifie.

Le Mariage

Des pharisiens s’avancent pour lui tendre un piège : ils lui demandent s’il est permis à un homme de répudier sa femme – Il répond : « Qu’est-ce que Moïse vous a prescrit ? » – « Moïse a permis d’écrire un certificat de répudiation et de renvoyer sa femme » (Deut 24, 1) – Jésus dit : «  C’est à cause de la dureté de votre cœur qu’il a écrit pour vous ce commandement. Mais au commencement du monde « Dieu les fit mâle et femelle : c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et les deux ne feront qu’une seule chair »(Gen 1, 27 ; 2,14). Ainsi ils ne sont pas deux mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni ».

Les ruptures conjugales étaient admises à condition pour le mari d’écrire un certificat de répudiation pour la femme. Injustice car la femme de son côté ne pouvait le faire. Mais les débats étaient houleux entre deux écoles : celle de Hillel qui autorisait le renvoi de la femme pour n’importe quel motif et celle de Shammaï qui exigeait des conditions plus graves.

Jésus dénonce cette casuistique qui provient, dit-il, de « votre dureté de cœur ». Dans la Bible, le cœur n’est pas le lieu de l’affection et de la tendresse mais, plus profondément, le lieu central de la personne : sa dureté indique l’incompréhension, le refus de la volonté de Dieu.

Et sortant du domaine de la Loi, Jésus remonte plus haut jusqu’au projet même du Dieu créateur et il cite les versets célèbres de la création. Dieu lui-même a inventé la sexualité, la différence entre homme et femme : le don réciproque de l’un à l’autre apparaît comme une œuvre divine et les humains ne peuvent donc la rompre.

Affirmation assez intransigeante !! – tellement que même Moïse a été obligé de rédiger une concession.

Incompréhension des Disciples

A la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur ce sujet. Il leur dit : « Si quelqu’un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l’égard de la première ; et si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère ».

Étonnés par la fermeté de la réponse, revenus en privé près du Maître, les disciples le questionnent, peut-être en quête d’un adoucissement « pastoral ». Mais il n’en est pas question et Jésus réitère la même réponse – en ajoutant que cela vaut aussi si la femme répudie (cas prévu dans la société romaine des premiers chrétiens).

Les Enfants

Des gens lui amenaient des enfants pour qu’il les touche, mais les disciples les rabrouaient. En voyant cela, Jésus s’indigna et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux. En vérité, je vous le déclare, qui n’accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas ». Et il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.

La montée à Jérusalem est une grande école de formation des disciples (qui évidemment nous représentent, nous disciples d’aujourd’hui) et Marc insiste souvent pour montrer à quel point ils sont encore engoncés dans la conception d’un messie triomphant qui n’a vraiment pas de temps à perdre avec des gosses.

Les voyant repousser les parents qui naïvement venaient demander une bénédiction pour leurs petits, Jésus est très furieux et il les rabroue vertement. Manifestement ils ont déjà oublié la remontrance de Capharnaüm quand Jésus plaçait un enfant au milieu d’eux. (25ème dimanche).

Il faut être comme un enfant pour accueillir la Royaume : cela ne signifie pas du tout retomber dans l’enfantillage mais se savoir incompétent, fragile, faible, et ainsi vivre dans la confiance de celui qui reçoit sans mérites. Tout le contraire du pharisien qui, à force d’efforts et de renoncements, cherchait à mériter le royaume. « L’enfant n’est pas le symbole de l’innocence, mais de l’obéissance et de la disponibilité » (note Tob).

« Il les embrasse et les bénit » : il se présente à leur image, il semble s’abaisser, lui qui bientôt va affronter les plus grands chefs de la capitale sans trembler. La confiance du Fils envers son Père le rend le plus adulte des hommes. La foi n’est pas retombée dans l’enfance.

Loi et Miséricorde

Submergés par les appels que les évêques du monde entier ne cessaient de faire remonter de la base chrétienne, l’Église du 20ème siècle a compris qu’elle ne pouvait s’en tenir à répéter uniquement l’interdit du divorce. Le travail a été long et immense : 2 ans d’enquêtes et de discussions dans toutes les nations, 2 assemblées synodales pour aboutir finalement à la publication d’un document final par le pape François : « La joie de l’amour », Exhortation apostolique synodale sur l’amour dans la famille » daté du 19 mars 2016.

L’Exhortation aborde tous les aspects : grandeur et beauté du mariage, procréation et éducation des enfants, place des grands parents, formation sexuelle, etc. Mais le chapitre qui a tout de suite soulevé le plus de commentaires est le VIIIème, œuvre du pape, qui aborde les ruptures et s’intitule « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité » – 3 verbes qui définissent l’attitude de l’Église envers tous.

L’Église comprend que toute rupture du lien matrimonial va à l’encontre de la volonté de Dieu mais elle est consciente de la fragilité de beaucoup de ses fils. « Elle se tourne avec amour vers ceux qui participent à sa vie de manière incomplète, en reconnaissant que la grâce de Dieu agit aussi dans leurs vies…

Donc l’Église doit accompagner ses fils les plus fragiles, marqués par un amour blessé et égaré, en leur redonnant confiance et espérance… »(§ 291)

« Deux logiques parcourent toute l’histoire de l’Église : exclure et réintégrer…La route de l’Église est toujours celle de Jésus : celle de la miséricorde et de l’intégration…Ne pas condamner éternellement, répandre la miséricorde de Dieu sur toutes les personnes qui la demandent d’un cœur sincère…Car la charité est toujours imméritée, inconditionnelle et gratuite » (§ 296)

« Dans l’optique d’une approche pastorale envers les personnes qui ont contracté un mariage civil, qui sont divorcées et remariées, ou qui vivent simplement en concubinage, il revient à l’Église de leur révéler la divine pédagogie de la grâce dans leurs vies et de les aider à parvenir à la plénitude du plan de Dieu sur eux »(§ 297)

C’est pourquoi le § 243 disait déjà : «  Il est important de faire en sorte que les personnes divorcées engagées dans une nouvelle union sentent qu’elles font partie de l’Église, qu’elles ne sont pas excommuniées…Ces situations exigent aussi que ces divorcés bénéficient d’un discernement attentif et qu’ils soient accompagnés avec beaucoup de respect, en évitant tout langage et attitude qui fassent peser sur eux un sentiment de discrimination. Il faut encourager leur participation à la vie de la communauté. Prendre soin d’eux ne signifie pas pour la communauté chrétienne un affaiblissement de sa foi et de son témoignage sur l’indissolubilité du mariage, c’est plutôt précisément en cela que s’exprime sa charité ».

Mgr Van Looy, évêque de Gand, introduit le texte comme ceci : « Manifestement, l’exhortation apostolique du pape François veut mettre un terme à la perception d’une Église trop sévère quand il s’agit d’amour et de sexualité …Nous ne pouvons que remercier le pape François pour ce changement de paradigme qui ouvre la porte à l’avenir. Ce chemin n’est cependant pas fini. Cette exhortation me semble être un nouveau commencement pour une Église qui se fait accueillante à chacun ».

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

La Joie de l’Amour

Exhortation apostolique du Pape François – Extraits

292. Le mariage chrétien, reflet de l’union entre le Christ et son Église, se réalise pleinement dans l’union entre un homme et une femme, qui se donnent l’un à l’autre dans un amour exclusif et dans une fidélité libre, s’appartiennent jusqu’à la mort et s’ouvrent à la transmission de la vie, consacrés par le sacrement qui leur confère la grâce pour constituer une Église domestique et le ferment d’une vie nouvelle pour la société.

D’autres formes d’union contredisent radicalement cet idéal, mais certaines le réalisent au moins en partie et par analogie. Les Pères synodaux ont affirmé que l’Église ne cesse de valoriser les éléments constructifs dans ces situations qui ne correspondent pas encore ou qui ne correspondent plus à son enseignement sur le mariage.

296. Le Synode s’est référé à diverses situations de fragilité ou d’imperfection. À ce sujet, je voudrais rappeler ici quelque chose dont j’ai voulu faire clairement part à toute l’Église pour que nous ne nous trompions pas de chemin :

« Deux logiques parcourent toute l’histoire de l’Église : exclure et réintégrer […]. La route de l’Église est toujours celle de Jésus : celle de la miséricorde et de l’intégration […]. La route de l’Église est celle de ne condamner personne éternellement ; de répandre la miséricorde de Dieu sur toutes les personnes qui la demandent d’un cœur sincère […Car] la charité véritable est toujours imméritée, inconditionnelle et gratuite

297. Il s’agit d’intégrer tout le monde, on doit aider chacun à trouver sa propre manière de faire partie de la communauté ecclésiale, pour qu’il se sente objet d’une miséricorde ‘‘imméritée, inconditionnelle et gratuite’’. Personne ne peut être condamné pour toujours, parce que ce n’est pas la logique de l’Évangile ! Je ne me réfère pas seulement aux divorcés engagés dans une nouvelle union, mais à tous, en quelque situation qu’ils se trouvent.

299. J’accueille les considérations de beaucoup de Pères synodaux, qui sont voulu signaler que « les baptisés divorcés et remariés civilement doivent être davantage intégrés dans les communautés chrétiennes selon les diverses façons possibles, en évitant toute occasion de scandale…

Ce sont des baptisés, ce sont des frères et des sœurs, l’Esprit Saint déverse en eux des dons et des charismes pour le bien de tous. Leur participation peut s’exprimer dans divers services ecclésiaux : il convient donc de discerner quelles sont, parmi les diverses formes d’exclusion actuellement pratiquées dans les domaines liturgique, pastoral, éducatif et institutionnel, celles qui peuvent être dépassées.

Non seulement ils ne doivent pas se sentir excommuniés, mais ils peuvent vivre et mûrir comme membres vivants de l’Église, la sentant comme une mère qui les accueille toujours, qui s’occupe d’eux avec beaucoup d’affection et qui les encourage sur le chemin de la vie et de l’Évangile. Cette intégration est nécessaire également pour le soin et l’éducation chrétienne de leurs enfants, qui doivent être considérés comme les plus importants ».

304. Il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain.

307. Afin d’éviter toute interprétation déviante, je rappelle que d’aucune manière l’Église ne doit renoncer à proposer l’idéal complet du mariage, le projet de Dieu dans toute sa grandeur : « Les jeunes baptisés doivent être encouragés à ne pas hésiter devant la richesse que le sacrement du mariage procure à leurs projets d’amour, forts du soutien qu’ils reçoivent de la grâce du Christ et de la possibilité de participer pleinement à la vie de l’Église ».

La tiédeur, toute forme de relativisme, ou un respect excessif quand il s’agit de le proposer, seraient un manque de fidélité à l’Évangile et également un manque d’amour de l’Église envers ces mêmes jeunes. Comprendre les situations exceptionnelles n’implique jamais d’occulter la lumière de l’idéal dans son intégralité ni de proposer moins que ce que Jésus offre à l’être humain.

309. L’Épouse du Christ adopte l’attitude du Fils de Dieu qui va à la rencontre de tous, sans exclure personne ».

Elle sait bien que Jésus lui-même se présente comme le Pasteur de cent brebis, non pas de quatre-vingt-dix-neuf. Il les veut toutes. Si on est conscient de cela, il sera possible qu’« à tous, croyants ou loin de la foi, puisse parvenir le baume de la miséricorde comme signe du Règne de Dieu déjà présent au milieu de nous ».

Texte intégral ici.


Pape François : Amoris Laetitia – La joie de l’amour. (éd. Fidélité 6, 90 euros)

Exhortation « La joie de l’amour » : avec présentation et notes de la Conférence des évêques de France, guide de lectures et témoignages (Ed. Fidélité, Lessius – 374 pages – 13 euros).

26ème dimanche – Année B – 26 septembre 2021 – Évangile de Marc 9, 38-48

Évangile de Marc 9, 38-48

Pas du Sucre : du Sel

Tout au long de sa montée à Jérusalem, Jésus travaille à donner un enseignement nouveau à ses apôtres qui le suivent sans comprendre. Il est capital en effet de donner une formation à ceux qui seront responsables de constituer les futures communautés. A la première étape, en repassant par Capharnaüm, Jésus a d’abord balayé leur vanité et leur rivalité pour occuper les meilleurs places. : nous l’avons entendu dimanche passé. L’évangile d’aujourd’hui donne la suite de cette instruction.

Pas de Monopole du Bien

Jean, l’un des Douze, dit à Jésus : « Maître nous avons vu quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton nom : nous avons voulu l’en empêcher car il n’est pas de ceux qui nous suivent ». Jésus répond : « Ne l’empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, sitôt après, mal parler de moi. Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense ».

Si Simon-Pierre est l’impétueux, sinon le téméraire, Jean, lui, a un caractère bouillonnant. Quand il avait choisi les Douze, Jésus a appelé les fils de Zébédée, Jacques et Jean, « boanerguès », « fils du tonnerre » (3, 17). D’autre part Luc raconte que, lorsqu’un village samaritain avait refusé de les recevoir, Jean n’avait rien proposé de mieux à Jésus que de déchaîner le feu du ciel pour les consumer. Jésus lui avait vertement reproché sa violence.(9, 54).

Il est plaisant de constater que Jésus d’abord, puis les auteurs des évangiles, ne cachent pas les défauts de caractère des apôtres. Ils n’en font pas des saintes-nitouches impeccables qui nous écraseraient par leur perfection. Heureuse consolation.

Ici Jean est à nouveau excédé parce qu’un exorciste juif opère en invoquant le nom de Jésus alors qu’il ne fait pas partie des disciples qui marchent derrière Jésus. Jésus rejette cet exclusivisme. Des personnes non chrétiennes sont capables de faire beaucoup de bien et même de rendre service à des chrétiens sans adhérer à leur foi. Il faut s’en réjouir. Lors des inondations récentes, on a vu des multitudes se précipiter pour venir au secours des sinistrés et personne ne se demandait qui allait ou non à la messe. Le flux de la charité déborde les balises de la profession de foi.

Danger du Scandale

« Celui qui scandalisera un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait qu’on lui attache une grosse meule autour du cou et qu’on le jette à la mer.

Si ta main t’entraîne au péché, coupe-la : il vaut mieux entrer manchot dans la Vie éternelle que d’être jeté avec tes deux mains dans la géhenne.

Si ton pied t’entraîne au péché, coupe-le. Il vaut mieux entrer estropié dans la Vie éternelle que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne.

Si ton œil t’entraîne au péché, arrache-le. Il vaut mieux entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne.

La répétition et l’insistance montrent qu’il s’agit d’un point très grave. Quel est le danger sous-jacent ?

Les responsables sont chargés de la lourde mission de proclamer l’évangile, de l’expliquer, d’entretenir la charité de la communauté, de guider la prière, de rectifier les dérives, etc. Mais qu’ils prennent garde car eux-mêmes vont également être tentés, et parfois de façon plus subtile, plus incisive.

Leur témoignage premier est celui de leur comportement qui est le premier modèle pour tous les disciples. Si un responsable défaille, s’il se laisse entraîner au péché, il va devenir pour ses frères « un scandale » : ce mot désigne une pierre qui fait saillie sur le chemin et sur laquelle on trébuche. Évidemment Jésus emploie le langage imagé des rabbins : ce ne sont pas les organes corporels eux-mêmes qui sont fautifs et il n’est pas question d’une amputation réelle d’un membre (ce que l’Église n’a jamais prôné).

Mais cette triple et sévère répétition veut faire comprendre l’importance capitale de l’enjeu : c’est le but final de la vie qui est en question. La marche fidèle derrière Jésus donne la Vie éternelle, fait entrer dans le Royaume de Dieu. Au contraire faire chuter les fidèles – qui sont toujours comme des enfants à la foi fragile – est un péché qui condamne à la « géhenne ». Que signifie ce mot ?

A la sortie sud-est de la vieille ville de Jérusalem, il y avait une vallée qui avait été jadis la propriété d’un certain Hinnôn et qu’on appela « terre d’Hinnôn » (gè-henne). Or il arriva qu’on en fit un lieu de culte des idoles avec notamment le sacrifice d’enfants au moloch. Horreur suprême, « lieu de la tuerie », dira Jérémie (7, 32). Irrémédiablement profané, le lieu devint celui de la décharge de la ville : sous le soleil brûlant, on y voyait les détritus se consumant en permanence en dégageant une odeur pestilentielle (Is 66, 24). La géhenne devint le nom de la condamnation éternelle, l’enfer. Le symbole, hélas, devint portrait de la réalité (« L’enfer » de Dante…). La question demeure : Comment conjuguer la menace de la condamnation et la promesse de la certitude du pardon (signée par le don de la vie du Seigneur sur la croix sanglante) ?

Devant cet avertissement terrible, comment ne pas penser aux « scandales » des abus sexuels qui viennent de bouleverser l’Église. Avec le pape François, nous supplions pour les victimes qui ont tant souffert et nous prions pour que les responsables, saisis de repentir, s’en remettent quand même à l’infinie miséricorde de Dieu. Et nous renouvelons nos prières à l’intention de tous les responsables d’Église afin qu’ils ne tardent jamais à « trancher » le plus vite possible dans les tentations qui les assaillent.

La lecture liturgique s’arrête ici mais pourtant l’enseignement de Jésus se prolonge par une ultime remarque, au sens difficile – ce qui explique son omission – mais qui clôture très bien l’ensemble.

Le Sel de la Paix

Car chacun sera salé par le feu. C’est une bonne chose que le sel mais si le sel perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres.

Tous les exégètes avouent leur perplexité devant cette finale. On peut supposer ceci : tout disciple sera nécessairement soumis à des épreuves. Ce combat nécessaire comportera certes des risques de chute mais pourra éveiller la force de résistance, remplir de forces nouvelles, renforcer la foi. Aguerrie, consolidée par la lutte, la foi sera plus forte. Au lieu d’être tiède et insipide donc inefficace, elle deviendra comme le sel dans les aliments : elle donnera sens à la vie.

En même temps, les vrais disciples entraînés par les épreuves se rejoindront dans la solidarité, apprendront à se serrer les coudes, comprendront que les disputes sont absurdes, qu’elles les fragilisent. Le combat contre les tentations les poussera à se rapprocher les uns des autres et à vivre dans la paix.

Conclusion : De la Querelle à la Paix

Lu en ces deux dimanches, l’enseignement de Jésus à ses apôtres dans la maison de Capharnaüm est bref mais demeure valable pour tous les responsables chargés de guider leur frères (et les autres)

Tout a commencé par une querelle entre ces hommes qui se disputaient pour obtenir les premières places dans le Royaume dont ils rêvaient – et alors même que Jésus, pour la deuxième fois, leur avait annoncé sa passion prochaine et la conséquence de « prendre sa croix ».

Jésus leur répondit de chercher plutôt la dernière place, celle du serviteur de tous les autres. Et, initiative toute neuve, il plaça un enfant au milieu d’eux en les pressant de l’accueillir. Alors ils seraient sûrs que Jésus est au milieu d’eux.

Ensuite on aborda les relations avec les autres, étrangers à la foi. Les disciples doivent être contents de leur voir faire du bien, sans concurrence, et même ils doivent être reconnaissants de bénéficier de leurs services.

Au lieu de se méfier des autres, qu’ils se méfient d’abord d’eux-mêmes. Les tentations les pousseront à faire le mal, donc à scandaliser leurs frères jusqu’à leur faire perdre la foi. Il faut savoir trancher dans le vif pour écarter le danger dès qu’il menace.

Ce combat contre les tentations sera dur mais il pourra raffermir leur foi. Ils éviteront la fadeur d’une religiosité évaporée, seront sel de l’existence et ils se soutiendront mutuellement dans la paix.

Et c’est ainsi qu’ils cesseront de se quereller (bêtement) pour vivre en paix (joyeusement).

Merveille de l’Évangile qui, sans bavardage, en des mots très simples, met toujours le doigt sur l’essentiel.

Et je termine comme le pape François : « S’il vous plaît, priez pour moi ».

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

L’Église n’est pas une forteresse, un château

Pape François

Cathédrale de Bratislava – 13 09 2021 – 1ère partie

C’est bien à toutes les Églises d’Europe que le Pape lance cet important appel à la recherche du changement, à la lutte contre la sclérose, à l’audace.

… L’Église n’est pas une forteresse, elle n’est pas une puissance, un château situé en hauteur qui regarderait le monde avec distance et suffisance. Ici, à Bratislava, le château est déjà là, et il est très beau ! 

Mais l’Église c’est la communauté qui désire attirer au Christ par la joie de l’Évangile, le levain qui fait fermenter le Royaume de l’amour et de la paix dans la pâte du monde. S’il vous plaît, ne cédons pas à la tentation de la magnificence, de la grandeur mondaine ! L’Église doit être humble comme l’était Jésus qui s’est dépouillé de tout, qui s’est fait pauvre pour nous enrichir (cf. 2 Co 8, 9) : c’est ainsi qu’il est venu habiter parmi nous et guérir notre humanité blessée.

Le centre de l’Église n’est pas elle-même. Sortons de l’inquiétude excessive pour nous-mêmes, pour nos structures, pour la façon dont la société sympathise avec nous. Et à la fin, cela nous conduira à une “théologie du maquillage”…Plongeons-nous plutôt dans la vie réelle des gens et demandons-nous : quels sont les besoins et les attentes spirituels de notre peuple ? Qu’attend-on de l’Église ? Il me semble important d’essayer de répondre à ces questions et je pense à trois mots.

LIBERTÉ

Sans liberté, il n’y a pas de véritable humanité, parce que l’être humain a été créé libre et pour être libre. Les périodes dramatiques de l’histoire de votre pays sont un grand enseignement : lorsque la liberté a été blessée, violée et éliminée, l’humanité a été dégradée et les tempêtes de la violence, de la coercition et de la privation des droits se sont déchaînées.

Mais en même temps, la liberté n’est pas une conquête automatique qui demeure une fois pour toutes. Non ! La liberté est toujours un chemin, parfois pénible, à renouveler continuellement, il faut lutter chaque jour pour elle. Il ne suffit pas d’être libre extérieurement, ou à travers les structures de la société, pour l’être vraiment. La liberté appelle directement à la responsabilité des choix, à discerner, à faire avancer les processus de la vie. Et cela est difficile, ça nous fait peur. 

Il est parfois plus commode de ne pas se laisser provoquer par les situations concrètes et de continuer à répéter le passé, sans y mettre le cœur, sans le risque du choix : mieux vaudrait passer sa vie en faisant ce que d’autres – peut-être la masse ou l’opinion publique ou les choses que les médias nous vendent– décident pour nous. Ça ne va pas. Et aujourd’hui, nous faisons plusieurs fois les choses que les médias décident pour nous. Et on perd la liberté.

Hier, en parlant au groupe œcuménique, je rappelais Dostoïevski avec “Le grand inquisiteur”. Le Christ revient sur terre en cachette et l’inquisiteur le réprimande pour avoir donné la liberté aux hommes. Un peu de pain et un petit quelque chose suffit …Parfois, même dans l’Église, cette idée peut faire son chemin : mieux vaudrait avoir toutes les choses prédéfinies, des lois à observer, la sécurité et l’uniformité, plutôt que d’être des chrétiens responsables et adultes qui pensent, interrogent leur conscience et se remettent en cause. C’est le début de la casuistique, tout réglementé… 

Dans la vie spirituelle et ecclésiale, la tentation existe de chercher une fausse paix qui nous laisse tranquille, plutôt que le feu de l’Évangile qui nous inquiète, qui nous transforme. Mais une Église qui ne laisse pas de place à l’aventure de la liberté, même dans la vie spirituelle, risque de devenir un lieu rigide et fermé.

Certains sont peut-être habitués à cela ; mais bien d’autres – surtout parmi les nouvelles générations – ne sont pas attirés par une proposition de foi qui ne leur laisse pas de liberté intérieure, ils ne sont pas attirés par une Église où il faut penser tous de la même manière et obéir aveuglement. (à suivre)

Pape François

25ème dimanche – Année B – 19 septembre 2021 – Évangile de Marc 9, 20-37

Évangile de Marc 9, 20-37

Le premier sera le dernier et le serviteur de tous

La réunion de Jésus avec ses apôtres près de la nouvelle cité hellénistique de Césarée a marqué, après son baptême, le second grand tournant de sa vie. Enfin, après bien des recherches, Pierre, au nom des Douze, proclame qu’ils sont arrivés à percevoir l’identité profonde de leur Maître : « Tu es le Messie », tu es bien le Oint de Dieu qui a mission d’accomplir le projet final de Dieu, d’instaurer son Royaume et de sauver le monde. Cette révélation étant enfin transmise, Jésus peut leur enseigner la décision qu’il a prise.

A la suite du long périple qu’ils viennent de réaliser au-delà des frontières d’Israël et au cours duquel il a montré beaucoup de bienveillance envers les païens, Jésus bouleverse ses ami : l’obstacle au projet de Dieu n’est pas dans la perversion païenne mais se trouve en plein cœur d’Israël. Je dois donc aller dénoncer le formalisme de la liturgie, l’hypocrisie des prélats, la dureté des scribes et pharisiens qui font peser sur le peuple le joug insupportable des prescriptions minutieuses, et où la pratique des sacrifices a remplacé l’amour tel que Dieu le veut.

Je sais que ces responsables ne m’accepteront pas, qu’ils me jugeront comme un dangereux blasphémateur : ils me feront souffrir et me mettront à mort. Mais je ne peux me taire, je dois accomplir ma mission jusqu’au bout. Je ne tombe pas dans un piège, je ne suis pas une victime inconsciente. Mon Père me rendra la vie que je vais donner pour lui et le pardon des hommes. Ainsi, par moi, puis ensuite par tous ceux qui voudront me suivre, s’accomplira le salut messianique.

Enseignement inattendu, incroyable, scandaleux. Le Messie qui meurt ?…Pierre se dresse devant Jésus mais celui-ci le rembarre tout sec : « Arrière, satan, tu vois les choses à la manière des hommes ». Et, d’un pas décidé, sans attendre de réponse, Jésus commence ce qu’on appelle « la montée vers Jérusalem ». Elle sera scandée par deux autres annonces de la Passion.

2ème Annonce de la Passion

Jésus traverse la Galilée avec ses disciples et il ne voulait pas qu’on le sache car il les instruisait en disant : « Le Fils de l’homme sera livré aux mains des hommes ; ils le tueront et, trois jours après sa mort, il ressuscitera ». Mais les disciples ne comprenaient pas ces paroles et ils avaient peur de l’interroger.

On l’a dit : le mot « Messie » est un mot piégé car trop souvent pour le peuple il désigne une puissance qui agit avec fracas, écrase les ennemis d’Israël et offre sur le champ santé, bonheur et paix. Jésus ne refuse pas le titre mais en rejette toute fausse interprétation.

Dans cette 2ème annonce, Jésus se donne un autre titre, qu’il est seul à s’attribuer dans l’évangile. « Le Fils de l’homme » désigne un être humain, qui participe au sort commun ; mais aussi, chez le prophète Daniel, un homme mystérieux, comblé de la Gloire divine et que Dieu a élu pour accomplir le Jugement dernier (Dan 7). Ici les persécuteurs ne sont plus les autorités de Jérusalem mais « les hommes » comme si le Messie était promis à une hostilité universelle. « Il sera livré » comme naguère Jean-Baptiste l’a été.

La 1ère annonce avait provoqué l’opposition de Pierre : ici ce sont tous les disciples qui demeurent pantois, éberlués. Même l’annonce de la résurrection ne les rassure pas : ils ne comprennent pas du tout que le Sauveur aille à la mort. Et ils craignent de l’interroger : peut-être parce qu’ils pressentent que s’ils cherchaient à comprendre, ils se sentiraient condamnés à un tel destin. Pour l’instant ils en sont incapables : plus tard, avec l’Esprit, ils comprendront et accepteront d’être livrés et de donner leur vie.

Folie des Grandeurs ou Grandeur du Service

Ils arrivent à Capharnaüm ; une fois à la maison, Jésus leur demandait : «  De quoi discutiez-vous en chemin ? ». Ils se taisaient car, en route, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand !

Selon la coutume, le maître en itinérance était suivi à quelque distance par ses disciples qui respectaient sa méditation. Mais cela n’a pas empêché Jésus de percevoir que, derrière lui, le ton montait, le vent lui apportait l’écho de ce qui semblait bien une échauffourée.

On fait étape à Capharnaüm et on entre dans la maison : Il s’agit probablement de la maison de Pierre et André qui avait été le centre de la première mission de Jésus (1, 29 ; 2, 1). En privé, car il ne veut pas humilier ses apôtres en public, Jésus, finaud, leur demande le sujet de leur discussion qui semblait tellement passionnée. Pris la main dans le sac, l’air penaud, les gars baissent la tête sans rien dire. Car les lourdauds restent persuadés que, suivant le Messie, ils vont vers Jérusalem donc vers le triomphe : il va y avoir de belles places à prendre. Ce pauvre pêcheur surnommé Pierre, convient-il comme leader avec sa tête de caillou ? Certains se croient bien plus capables que lui.

La course aux honneurs, la rivalité des égos, la vanité des titres et des accoutrements : passions éternelles ! Et si nous allions jeter un coup d’œil à la Curie ?…et à tous les lieux de pouvoir !

Le Petit au Centre

S’étant assis, Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier et le serviteur de tous ».

Prenant un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa et leur dit : «  Celui qui accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ne m’accueille pas moi, mais Celui qui m’a envoyé ».

Cette rivalité n’est pas chose anodine, comique : il s’agit d’une attitude grave, antiévangélique. C’est pourquoi Jésus «  s’assied » : il prend donc la posture du maître qui s’apprête à donner un enseignement d’importance et il s’adresse en priorité aux Douze, aux futurs responsables : à eux d’abord de pratiquer ce service et d’imposer ce style à toute l’Église. C’est bien d’avoir de l’ambition, de vaincre ses peurs, de s’engager au maximum…mais, évangéliquement, la volonté doit être de servir tous les autres, d’accepter de paraître le dernier.

Jésus enchaîne par une parabole en acte. Il appelle un des gamins qui jouaient dans la ruelle et le place au milieu du groupe. Aujourd’hui les enfants sont chéris sinon adulés mais dans l’antiquité il en allait tout autrement. Certes on les aimait mais l’éducation était rude sinon violente et, en tout cas, pas question qu’un petit, sans raison, se mêle aux adultes sérieux et responsables.

Jésus fait un geste très bouleversant en plaçant le petit au centre et en l’embrassant ; et il a une parole toute neuve et déconcertante. La foi dans un Messie serviteur oblige les disciples, et d’abord les responsables de communauté, à centrer leur attitude et leur organisation sur l’accueil du petit, du pauvre, de celui que l’on laisserait volontiers dehors pour « rester entre personnes sérieuses ». Et il faut s’y décider non par contrainte mais « de bon cœur »(signe du baiser).

Cesser de rivaliser pour les honneurs, mettre fin à toute vanité et tout carriérisme, se centrer sur la volonté de servir les petits, c’est s’assurer que du coup Jésus est présent. Et quand le Fils vient, son Père vient aussi.

Conclusions

Les annonces de la Passion permettent d’éviter toute interprétation masochiste de la croix : Jésus ne choisit pas un chemin de souffrance mais il décide d’écarter l’obstacle qui empêche la réalisation du projet de salut de son Père. Sa décision se fait en toute conscience : elle le conduira à la croix voulue par ceux qui ne veulent pas se convertir comme il l’exige. La déformation de la foi donc du Visage de Dieu est pire que sa négation puisque c’est elle qui, fréquemment, en est la cause. L’universalisme du messianisme est une lutte contre tout carcan, tout repli identitaire.

Il est normal que la foi suscite la formation de traditions humaines destinées à la soutenir. Mais il faut savoir discerner, comme Jésus, le moment de leur abandon car le temps entraîne l’évolution des mentalités. N’éternisons pas des pratiques temporaires. Ne plus faire comme « dans le bon vieux temps » n’est pas une décadence.

La centralité du petit ne signifie pas culte du « jeunisme »ni encore moins retour nostalgique à l’enfantillage mais pratique adulte de l’autorité sans rivalités mesquines.

Enfin il est très encourageant de voir que Jésus, qui bute sur l’incompréhension massive de ses collaborateurs, ne les rejette pas pour autant. Le Seigneur nous supporte pourvu que, avec nos balourdises, nos craintes, nos « idées d’hommes », nous demeurions avec lui. Seule, la victoire sur la mort ouvrira les cœurs.

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

Gael Giraud

Gaël Giraud : 2ème partie

Né en 1970. Ecole Normale sup’ – Math. et Economie Service civil au Tchad : fonde un centre d’accueil pour enfants pauvres – C.N.R.S. – 2004 : entre chez les jésuites – Publie « Illusion financière » – 2020 : professeur à l’Univ. de Washington publie « L’Economie à venir ». Extraits d’une interview dans « La Croix – L’Hebdo » 27.8.21

  • Un vote sur internet vous a désigné dans le trio des personnalités les mieux à même de réunir une gauche émiettée. Pourriez-vous être candidat à la présidentielle de 2022 ?

Non. Comme jésuite et prêtre, je ne le peux pas.

  • Votre plaidoyer pour la transition écologique rejoint le souci du pape pour « la maison commune » (« Laudato Si). Ce pape marque-t-il le retour des chrétiens de gauche ?

La pensée de François va bien plus loin que cela. Pour le comprendre, il faut relire « La Joie de la Foi », un grand texte où le pape partage son expérience et appelle l’Église à renouer avec l’attitude pastorale à laquelle invitait Jean XXIII en lançant le concile Vatican II.

L’attitude pastorale, c’est de croire que les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont déjà habités par Dieu, que l’Esprit-Saint travaille en leur cœur, qu’ils ont quelque chose à dire et à faire pour l’accueil du Règne.

La tâche de l’Église est de les écouter, de donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Au fond il s’agit de faciliter, de « sourcer » et de promouvoir la foi des fidèles. Mais l’Église court parfois le risque de se substituer à eux et de leur dicter ce qu’ils doivent faire.

Avec « Laudato Si » notamment, le pape vit la pastoralité de l’Église en prenant acte que, désormais, la question qui hante l’immense majorité de l’humanité est le défi climatique. Il s’est mis à l’écoute du monde et a dit tout haut ce que tous vivaient tout bas en 2015. D’où l’extraordinaire retentissement de cette encyclique.

  • Qu’est-ce qui distingue « Laudato Si » de l’écologie politique ?

L’écologie que propose le pape n’est pas une série de mesures à appliquer. C’est une écologie intégrale qui repose sur une anthropologie relationnelle développée dans « Tous frères », encyclique qui développe « Laudato Si ».

L’idée principale est la suivante : ce qui me constitue comme humain, à l’image de Dieu, ce sont les relations dans lesquelles je suis inscrit avec autrui et le vivant en général. Le pape nous appelle à rompre avec la folie du naturalisme occidental….A la place, il nous propose une cosmologie chrétienne, fondée d’abord sur la relation. Et ça, une certaine écologie politique n’est pas encore capable de l’entendre.

  • Vous insistez beaucoup dans votre dernier livre sur la notion d‘hospitalité inconditionnelle…

…Le philosophe Derrida dit de l’hospitalité inconditionnelle qu’elle est à la fois nécessaire et impossible…Mais il ne s’agit pas non plus d’ouvrir nos frontières tous azimuts au monde entier. Au risque de choquer certains, je pense que, pour l’instant, il ne faut pas ouvrir davantage nos frontières pour pouvoir nous concentrer sur l’accueil de ceux de ceux qui arrivent, et leur donner les moyens de s’insérer, tout en lançant un plan Marshall pour le Sahel et le Moyen-Orient.

En réalité l’hospitalité inconditionnelle est une disposition de cœur, qui s’incarne dans des actes. C’est une manière de répondre à la question que pose le Christ : Qui est mon prochain ? Celui ou celle dont je me rends proche. Le contraire, c’est le tribalisme qui consiste à n’accorder d’intérêt ni de valeur qu’à ceux qui appartiennent à ma tribu. Certes l’hospitalité vraiment inconditionnelle est impossible , sauf pour le Christ.

Jésus ne demande pas aux gens s’ils ont une carte bancaire ou un casier vierge pour les rencontrer. Il accueille tout le monde, même les non-Juifs, et se laisse déplacer par eux, jusqu’à transformer le programme messianique dont il hérite pour l’ouvrir à la totalité des nations.

C’est cette hospitalité messianique qui fait le cœur de la vie de Jésus et que nous, chrétiens, sommes appelés à vivre.

Vivre un Monde en Commun

Gaël Giraud, jésuite

Né en 1970. Ecole Normale sup’ – Math. et Economie – Service civil au Tchad : fonde un centre d’accueil pour enfants pauvres – C.N.R.S. – 2004 : entre chez les jésuites – Publie « Illusion financière » – 2020 : professeur à l’Univ.de Washington.- publie « L’Economie à venir ». – Extraits d’une interview dans « La Croix – L’Hebdo » 27.8.21

  • Vous dénoncez l’imposture de l’économie néoclassique dominante. Pourquoi cette virulence ?

… Soutenir que les individus ne sont reliés entre eux que par un système de prix donné par le marché contredit tout ce que les autres sciences sociales nous disent sur l’humanité, et s’oppose à l’anthropologie chrétienne. En outre ces modèles contredisent la physique et la biologie. Bref l’édifice de cette prétendue science économique est bâti sur du sable.

  • Vous fustigez également la propriété privée…

Au 18e s., 3 idées fortes vont structurer la modernité européenne. D’abord la désacralisation du pouvoir politique…Ensuite le droit devient une instance censée protéger tout le monde, notamment contre la tyrannie de l’Etat. Enfin la propriété privée est érigée en droit inviolable…Depuis 40 ans, l’Occident a rompu avec ce programme pour rentrer dans le temps du post-libéralisme. On resacralise le pouvoir en confiant nos destins aux marchés financiers ; on tord le droit qu’on assujettit à la défense des intérêts privés d’une tout petite minorité. Enfin on étend la propriété privée à tous les domaines, y compris le corps humain….La privatisation du monde détruit le lien social.

  • A cette vision comptable du capitalisme, vous opposez « les communs »…Derrière cette notion, il y a une certaine vision de l’homme. En quoi est-ce une vision chrétienne ?

La pandémie permet de comprendre que la santé est un commun mondial…il y a des situations où la propriété privée doit être limitée au nom de l’intérêt public…Dans ma thèse, j’essaie de remonter au mystère central dont fait partie la Cène : « Ceci est mon corps partagé entre vous » : le Christ met en commun son corps pour que nous communiions tous ensemble et non chacun de notre côté. Le christianisme est cette ligne de crête où l’on apprend ce difficile travail de la mise en commun.

Pour relever l’énorme défi du désastre écologique dans lequel nous sommes engagés, il nous faut apprendre à prendre soin de nos communs : le climat, la biodiversité, la santé, la culture…et, pour cela, il faut aller puiser dans des ressource spirituelles. Notamment celles qu’offre le christianisme…Les chrétiens ont une voix singulière à faire entendre.

  • Faire de l’économie, c’est aussi évangéliser ?

Oui je suis en mission en tant qu’économiste. On peut dire que cela participe de l’évangélisation si l’on considère que cela fait partie du travail de sourcier autour de ce que des théologiens appellent la foi élémentaire. La foi chrétienne est d’abord une foi élémentaire, un crédit très simple dans l’existence. C’est pourquoi la Cène n’est pas un grand discours. On mange ensemble. C’est un acte élémentaire de foi dans la vie en commun. Mon humanité repose sur cet acte de foi qui atteste que j’ai reçu la vie gratuitement, qu’elle est belle et qu’elle mérite d’être vécue avec d’autres. C’est ce qui me fait me lever tous le matins.

La tradition chrétienne entre en scène dès lors que l’on cherche à remonter le fil de la sainteté qui habite discrètement ces témoins, ou ces passeurs, jusqu’au Témoin par excellence qu’est Jésus. La rencontre personnelle avec le Christ peut alors nous faire grandir de cette foi élémentaire vers le don de soi pour autrui. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13)

Mais cette foi élémentaire peut être vécue par tout le monde. Je rencontre des athées – c’est une banalité que de dire cela – qui ont une foi élémentaire davantage chevillée au corps que certains chrétiens. Quand je parle d’économie, j’essaie modestement de contribuer à désensabler cette foi élémentaire. Je crois fondamentalement que nos sociétés sont capables de quitter les mythes de l’économie néoclassique, de sortir des illusions sur le marché qui nous empêchent de faire face sérieusement au drame climatique et sanitaire. Il faut pour cela une décision, un acte de courage spirituel collectif (……………..)


Dialogues avec l’économiste sénégalais Sarr – Éd. Les liens qui libèrent, mai 2021 16 euros

24ème dimanche – Année B – 12 septembre 2021 – Évangile de Marc 8, 25-35

Évangile de Marc 8, 25-35

Perdre sa Vie pour la Sauver

Le surprenant et très long voyage de Jésus, du lac de Galilée à la côte libanaise puis traversée d’Israël jusqu’à la Transjordanie et retour, est sans doute très significatif. Il lui a permis de découvrir de l’intérieur le monde païen effervescent, les villes bruyantes, les écoles et le mode de formation de la jeunesse, l’attrait des jeux et du théâtre, mais aussi les marchés où l’on vendait des esclaves. En tout cas, selon Marc, ce séjour a été bienveillant : pas de critiques et d’anathèmes, fréquentation des gens, guérisons d’handicapés et même répétition, avec des païens, du partage des pains.

Monde et Israël : deux mondes si différents et juxtaposés. Et pourtant Israël n’a été élu par Dieu que pour apporter l’Alliance de Dieu à toute l’humanité. L’élection divine n’est pas rejet des autres mais, au contraire, service pour les sauver eux aussi. Or comment faisons-nous notre mission ? se dit Jésus.

Écrasé par l’Empire, Israël fait tout pour préserver son identité : devant la séduction du monde, le danger est de s’assimiler, d’abandonner les vieilles croyances et pratiques des ancêtres. La circoncision des garçons, les interdits alimentaires, l’observance stricte du repos du shabbat marquent très fort l’identité d’Israël mais empêchent pour beaucoup la conversion. Le procédé marche puisque, 21 siècles après, Israël est toujours là en dépit de tous les efforts pour le rayer de la carte.

Les Scribes et les maîtres se dévouent jusqu’à la mort pour faire connaître la Torah par cœur, la commenter sans fin, répandre son amour, sa lecture infinie. La Parole de Dieu doit retentir. – Les Grands Prêtres et les Lévites entretiennent la flamme qui brûle au centre du pays : le Temple de Jérusalem. Dans ce cadre somptueux, les offrandes, les sacrifices se déroulent avec ferveur, les liturgies fastueuses rassemblent des foules immenses qui processionnent en chantant les Psaumes. Les horaires sont précis, les prières immémoriales, les rites intangibles. Le candélabre de la Ménorah brûle sans discontinuer, signe du zèle d’Israël pour son Dieu. Mais un muret traverse le parvis avec l’inscription : Menace de mort à quiconque, incirconcis, franchirait ce mur.

Les Pharisiens forgent une tradition de mille petites pratiques pour que tous les actes de la vie quotidienne soient marqués par la foi. – Dans l’ombre, les farouches résistants (qu’on appellera Zélotes) s’entraînent dans le désert et remplissent les caches d’armes en vue de l’insurrection violente qu’ils projettent, persuadés de vaincre un jour ces Romains qui souillent la terre sainte (L’essai de 66-70 finira en catastrophe !). – Et enfin, les sectaires de Qumran se sont rassemblés à l’écart de tout au bord de la Mer Morte. Dénonçant leurs frères jugés tous pervertis et condamnés à la géhenne tout autant que les païens, ils rythment leurs journées par des ablutions et des bains mille fois recommencés.

Israël et Monde : Jésus poursuit sa réflexion et à nouveau il repart avec ses disciples « en dehors »

La Confession du Messie

Jésus « sortit » (traduction exacte) avec ses disciples vers les villages dans la région de Césarée de Philippe. Chemin faisant, il les interrogeait : « Pour les gens, qui suis-je ? ». Ils répondirent : « Jean-Baptiste…ou Elie…ou un prophète ». Il les relance : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous qui suis-je ? ». Pierre prend la parole : « Tu es le Messie ». Alors il leur défend strictement de parler de lui à personne.

La région, au pied du mont Hermon, est luxuriante ; sur la route de Sidon à Damas, le roi Philippe (un des fils d’Hérode) a refondé une grande ville dédiée à l’honneur de l’Empereur. Près de là se trouve la source du Jourdain. Peut-on imaginer Jésus méditant « à la source de l’eau de son baptême » ? Il se souvient de la voix de son appel : « Tu es mon Fils bien-aimé… ». Il interroge ses amis : Pour qui me prend-on aujourd’hui ? Oh, pour un prophète comme les autres. Et vous ? Et Pierre confesse : « Tu es le Christ, c.à.d. le Messie. Non un prophète qui vitupère et rappelle les exigences de la Loi mais celui qui déclenche le processus de l’accomplissement de l’humanité en Dieu. Comme toujours Jésus leur intime l’ordre de ne pas le dire car le titre est grevé de revendications nationalistes et pourrait entraîner un soulèvement du peuple.

Ainsi enfin, après une longue période de vie partagée et d’enseignements, après bien des hésitations et d’interminables débats entre eux, enfin un apôtre exprime la vérité. Cette découverte marque la fin de la 1ère partie de Marc. Mais elle va être suivie par un ouragan de stupeur.

Une Bombe !!

Pour la première fois, Jésus leur enseigna qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et des scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite. Jésus disait cela ouvertement.

« Il faut » : cela ne signifie absolument pas que le Fils est manipulé par son Père qui exigerait une victime expiatoire. Il y a longtemps que ce Père a fait comprendre à Abraham qu’il refuse le sacrifice de l’enfant. Rien ne rend plus libre que la vocation. « Il faut » que je réalise le projet de Dieu de sauver les hommes, tous les hommes, donc je dois monter à Jérusalem pour dire à tous les responsables de la Loi et du Temple qu’ils doivent changer, que leurs pratiques et leurs traditions ne changent pas les cœurs et empêchent la conversion des païens. Au lieu de m’écouter, ils vont me haïr, me traiter de blasphémateur et me mettront à mort. Mais mon Père me rendra la vie. Et paradoxalement, ainsi s’accomplira le projet de mon Père. Quelle incroyable révélation ! …

2ème Bombe : le Pape remis à sa Place

« Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches. Mais Jésus se retourna et, devant les disciples, il interpela vivement Pierre : « Passe derrière moi , satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes. »

Pierre (comme les autres d’ailleurs) est complètement abasourdi, sidéré: un Messie rejeté et tué par les siens !?? Et il ose admonester Jésus : « Non, non, ne crains pas, nous te défendrons, nous ferons triompher ta cause ». Stupide matamore, imbécile qui n’a pas compris les leçons de l’histoire ! Pire ! Un satan, c.à.d. celui qui fait obstacle à Dieu tel le premier dans le désert qui proposait d’utiliser richesse et puissance. Et Jésus le remet sèchement à sa place – c.à.d. de suiveur.

3ème Bombe : Le disciple a une destinée semblable

Appelant la foule de ses disciples, il leur dit : «  Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même , qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Évangile, la sauvera ».

Nous pouvons pendant un certain temps être religieux, mais « le nouvel enseignement » de Jésus nous rappelle que la foi est une décision d’être un « disciple », un élève qui s’engage Jésus jusqu’au bout. Cette décision est personnelle, absolument libre (« SI quelqu’un veut…).

Il s’agit de suivre ce Jésus qui est Messie (Jésus-Christ) donc de prendre part à son entreprise de salut du monde de la manière dont il l’a initiée. La foi chrétienne est une foi messianique (2 mots synonymes) donc englobée dans une œuvre communautaire chargée d’accomplir le projet mondial de Dieu.

« Renoncer à soi-même » ne signifie pas du tout abdiquer toute volonté, devenir mouton de Panurge mais rejeter les tentations et s’assumer en vérité. Devant tous les grands qui le méprisaient et le traitaient en objet, Jésus était « le sujet », l’homme libre qui se donnait en toute conscience. Pris par l’angoisse naturelle devant la mort, il n’était pas pris par l’envie de fuir ni par la haine de ses bourreaux. Le chrétien-disciple renonce au goût du faste, de la puissance et de la grandeur. Non par décision de petitesse mais parce que sa vie, comme celle de Jésus, est une opposition, une dénonciation qui dérangent certains. La pénitence chrétienne n’est pas volonté d’abaissement, de pénitence et de sacrifices mais contrecoup d’une conduite et de jugements qui perturbent certains. « Prendre sa croix » signifie bien que le chrétien est refusé, condamné par tous ceux qui ne se fient qu’à la grandeur et au déploiement de forces.

Jésus n’a pas voulu la souffrance, il a voulu aimer tous les hommes, ses frères d’Israël et les païens et il s’est introduit dans la faille qui les séparait afin de la faire sauter. Les responsables – . Pouvoir religieux ( Caïphe) et pouvoir politique (Pilate ») – ont pressenti immédiatement que ce « messie » doux et pauvre constituait un danger mortel pour eux qui régnaient par la force. Il fallait faire disparaître ce perturbateur. Mais la croix a été l’instrument qui a fait sauter le mur : désormais Juifs et païens ont pu écouter le même évangile et partager la même table de l’amitié.

Conclusion

Dans notre situation de crise grave, demandons-nous, avec le Seigneur, quelle décision prendre pour œuvrer plus efficacement au salut du monde, même si cela nous cause des pertes. Comment renouveler nos célébrations du dimanche que des multitudes ont désertées. Qui perd gagne.

Fr. Raphaël Devillers, dominicain.