Évangile de Matthieu 25, 31-46
« … C’est à moi que vous l’avez fait »
Ce dimanche est le dernier de l’année liturgique. Et comme celle-ci célèbre la mémoire de l’histoire du monde, il est normal qu’aujourd’hui soit évoquée la page ultime de cette histoire : le Jugement dernier.
Qui aurait la prétention de se diriger, le cœur paisible, vers ce moment décisif ? Qui serait assez aveuglé par l’orgueil pour ne pas reconnaître ses fautes et ne pas trembler devant la perspective de cette comparution ? Nous avons tous vu, au moins en reproduction, des tympans de cathédrales détaillant les horreurs des supplices des condamnés : de quoi en perdre le sommeil ou à l’inverse de rejeter un Dieu impitoyable.
Et cependant, au contraire des animaux soumis à la loi de la jungle, les hommes ont toujours lutté pour endiguer les poussées anarchiques de la violence. Tout petits déjà, les enfants ont le sens de la justice, en tout cas quand ils se croient lésés ; toute entreprise, tout État ne peut fonctionner que par des lois auxquelles tout citoyen est tenu ; les victimes de méfaits exigent procès et condamnation des coupables ; la conscience tente de nous dire le bien et le mal. La justice est une revendication fondamentale.
Mais, en pratique, nous tolérons des injustices qui ne blessent que les autres ; certains bafouent les lois et vivent à leur guise ; des puissants abusent de leur force ; les dictateurs ragent de conquérir ; les calamités s’abattent sur des innocents ; nous devenons sourds à la voix de la conscience lorsque notre intérêt est en jeu ; nous sommes contaminés par la mentalité ambiante (« les autres le font bien »)…Sommes-nous donc condamnés à nous résigner à la fatalité, comme l’antilope qui contemple le lion en train de dévorer son petit ? « Ainsi va le monde», dit-on : en ce cas notre aventure terrestre est-elle absurde, sans signification ?
A la suite de Moïse et des Prophètes, Jésus a refusé la fatalité et la résignation. Il a renoncé à son métier et au mariage pour se donner tout entier à l’amour des hommes. Il a vécu la non-violence, il est allé vers les plus pauvres, les handicapés et les souffrants. Annoncer le Royaume de Dieu, ce n’est pas consoler les hommes par de vagues promesses sur le futur : c’est, tout de suite, en un coin perdu du globe, rencontrer le tout-venant, s’approcher de tous, hommes, femmes ou enfants, juifs ou païens, paysan, employé, théologien, prêtre. Proposer à tous une autre manière de vivre, une autre façon de voir le prochain. Et aussi dénoncer tout ce qui détruit l’homme, même quand le mal se cache dans l’enceinte du temple et sous des apparences religieuses. Jésus était assoiffé de justice.
Mais si la guérison des corps est un bienfait qui suscite joie et acclamation des foules, la guérison des cœurs est une remise en question, une œuvre difficile, douloureuse et donc elle provoque colère et haine. Ces derniers dimanches, nous avons vu Jésus se heurter au mur du refus. Lui ne peut se taire : eux refusent de changer. Donc la croix est inéluctable. Mais le Père rétablit la justice et ressuscite son Fils : victoire de l’amour. Jésus annonce son départ et met en garde ses disciples : « Veillez ». Dans la nuit du mensonge, gardez la flamme de la foi, faites fructifier les talents reçus. Le moment en est inconnu mais le Fils de l’homme viendra. Que se passera-t-il ? C’est le dernier enseignement de Jésus. Il donne sens à l’histoire des hommes.
Le Jugement Dernier
« Quand le Fils de l’Homme viendra dans la gloire, et tous les anges avec lui, il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui et il séparera les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres ».
Magnifique assurance de Matthieu et autres évangélistes. Une quarantaine d’années après l’horrible crucifixion et la mort certaine de Jésus, alors que l’Église n’est encore qu’une petite secte suspecte et souvent persécutée, les chrétiens proclament leur certitude : le rebut écrasé au Golgotha sera le but de l’histoire, le condamné sera le juge, le serviteur humilié sera le Fils glorieux.
Quels que soient son siècle, son lieu, sa religion, tout être humain doit se laisser voir par la personne de Jésus, Seigneur, son Évangile, sa Pâque. Il n’y aura pas de Procureur général pour exacerber la culpabilité, ni d’avocat pour détailler les circonstances atténuantes. Toute réplique sera impossible car toute vie sera vue dans la lumière divine. Ce sera l’unique Jugement absolument clair. Albert Camus écrivait : « Je l’attends de pied ferme : j’ai connu ce qu’il y a de pire, qui est le jugement des hommes »
Sur quel critère ?
« Le Roi séparera les hommes. Aux uns il dira : « Venez les bénis de mon Père, recevez le Royaume préparé pour vous. Car j’avais faim et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez accueilli ; j’étais nu et vous m’avez habillé ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venu jusqu’à moi ».
Les justes lui répondront : « Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu ? Tu avais faim et soif, tu étais étranger, nu, malade ou en prison ?…Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ? ».
Le Roi leur répondra : « Amen je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ».
A l’inverse, il renverra les autres qui n’ont pas accompli ces actions.
Quelle surprise ! On attendait que le jugement s’appuie sur la foi en Dieu et il porte sur la charité envers le prochain. Ce n’est pas contradictoire car la foi qui n’agit pas est une foi morte. La confession du premier commandement doit se concrétiser dans la pratique du deuxième. St Jacques écrit : « Si vous exécutez la loi royale : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » , vous agissez bien » (2, 8). Si Paul a lutté toute sa vie pour convaincre que l’homme est justifié par la foi et non par les œuvres » (Rom 3, 28), néanmoins il termine sa lettre en disant : « Tous les commandements se résument dans cette parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Rom 13, 9).
Les derniers dimanches nous ont rappelé l’ultime combat qui a opposé Jésus aux autorités religieuses. Il dénonçait un lieu sacré dont l’accès était interdit aux handicapés, un culte où l’excès de rites scrupuleux écrasaient les pécheurs. Dieu avait proclamé « C’est la miséricorde que je veux et non des sacrifices »(Matt 9, 13 et 12, 7).
Le jugement dernier est le triomphe de la vérité c.à.d. de la Miséricorde. La foi qui aime Dieu ne peut que vouloir la vie des hommes et elle s’applique aux besoins élémentaires : donner à manger à celui qui a faim, désaltérer celui qui a soif, accueillir celui qui est autre, vêtir celui qui est dépouillé, rendre visite au malade, aller consoler ceux qui sont enfermés dans les prisons, la solitude, le désespoir. « Les besoins matériels de mon prochain sont mes devoirs spirituels » disent les rabbins. Elie Wiesel écrit : « L’inverse de l’amour, ce n’est pas la haine, c’est l’indifférence ».
A travers ces modestes pratiques profanes, se cache un stupéfiant mystère : « Quand vous avez fait ces actions, c’est à moi que vous les avez faites. Quand vous n’avez pas aidé tous ces pauvres, c’est moi que vous avez délaissé ». Auparavant Jésus s’était déjà identifié à ses missionnaires persécutés: « Qui vous accueille, m’accueille moi-même et qui m’accueille, accueille Celui qui m’a envoyé » (10, 40). Et il avait calmé le goût des grandeurs de ses apôtres en leur montrant un enfant : « Qui accueille en mon Nom un enfant comme celui-là, m’accueille moi-même » (10, 5)
La miséricorde est l’amour purifié de tout égoïsme, de tout élan sentimental et éphémère, de tout racisme, de tout enfermement. Elle n’est pas pitié condescendante, aumône consentie par obéissance, obole offerte pour se donner bonne conscience. Dans la rencontre amicale de l’homme qui souffre et de celui qui a l’honneur de venir le soulager, se joue la rencontre de l’homme et de Dieu, donc de la foi qui est incarnation, donc de Jésus Messie. Et c’est là même que s’opère l’humanisation du monde car l’homme naît lorsqu’il aime.
« C’est à moi que vous l’avez fait »
De Charles de Foucauld à Mère Térésa, de l’Abbé Pierre à Sœur Emmanuelle, incalculables sont, depuis le 20ème siècle, les citations de ce texte devenu le slogan majeur des théologiens de la libération. Il est encore la grande référence de la récente encyclique du pape François au titre repris de François d’Assise: « Tous frères ».
Puisque la pandémie actuelle nous prive de la célébration dominicale, ne pouvons-nous pas réfléchir à l’expression « présence réelle du Christ » ? Elle est, croyons-nous, dans le pain consacré que nous mangeons, mais nous serons jugés sur la façon dont nous l’aurons reconnue dans ceux qui n’ont rien à manger. La communion sacramentelle est un foyer qui doit rayonner sur la communauté universelle de ceux qui manquent.
« Si tu veux rencontrer un Juge miséricordieux, sois miséricordieux avant qu’il vienne. Pardonne si on t’a offensé ; donne les biens que tu possèdes en abondance…Si tu donnais de ton bien, ce serait de la générosité. Mais puisque tu donnes ce que tu tiens de Lui, c’est de la restitution…
Voilà les sacrifices agréables à Dieu : miséricorde, humilité, reconnaissance, paix, charité. Si c’est cela que nous apportons, nous attendrons avec assurance l’avènement du Juge qui « jugera le monde avec justice et les peuples selon sa vérité ». ( St Augustin)
Frère Raphaël Devillers, dominicain