Évangile de Luc 9, 11b-17
Le Corps et le Sang du Christ
A la veille de la grande fête de la Pâque à Jérusalem – sans doute en l’an 30 de notre ère -, trois hommes tenus pour révolutionnaires sont condamnés et crucifiés. Or une vingtaine d’années plus tard, Paul de Tarse, un ancien pharisien converti, écrit à la petite communauté qu’il a fondée à Corinthe, la ville célèbre pour ses mœurs dépravées et c’est dans ce document, bien avant les évangiles, que nous trouvons la première allusion au Repas du Seigneur.
Moi, Paul, je vous ai transmis ce que j’ai reçu de la tradition qui vient du Seigneur.
La nuit même où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, rendit grâce, le rompit et dit : « Ceci est mon corps donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi ». Après le repas, il fit de même avec la coupe : « Cette coupe est la Nouvelle Alliance établie par mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi ».
Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ».
Initiative extraordinaire présentée comme simple, évidente, nécessaire et d’une profondeur insondable. Ainsi le crucifié Jésus, conscient de sa mort toute proche, a ordonné à ses disciples de se réunir pour un simple repas. Il ne s’agira pas d’évoquer le souvenir d’un défunt car, trois jours plus tard, les disciples ont vu le Ressuscité et ils le confessent comme Seigneur enlevé dans la gloire de Dieu son Père. Et il a voulu prolonger sa présence terrestre en eux et par eux. Ainsi il a transfiguré son horrible exécution en don de sa personne pour eux : « Prenez-moi… ». Un don total qu’ils doivent intérioriser comme on assimile de la nourriture. Pour vivre.
Pleurer la mort d’un défunt, s’apitoyer sur les souffrances de la croix, évoquer son souvenir, péleriner sur sa tombe ne suffit pas. Les disciples n’ont pas à se projeter dans les regrets du passé (comme les disciples de Jean-Baptiste) mais à s’ouvrir à une Présence. Le crucifié Jésus est devenu le Ressuscité vivant qui les rejoint au coeur de leur être (« mangez, buvez ») pour être présent et leur donner un avenir. Leur communion à son Corps et son Sang devient du coup communion entre eux.
La Nouvelle Alliance
La fête de la Pâque célébrait l’événement fondateur d’Israël. Jadis les ancêtres hébreux étaient descendus en Égypte pour y trouver de riches pâturages mais le Pharaon les avait soumis à l’esclavage aux travaux forcés (avertissement à ceux qui cherchent la richesse …et qui souvent en deviennent esclaves !)
Mais une certaine année, au premier mois, à la fête du printemps où ils consommaient un jeune agneau et des pains sans levain, Moïse les exhorta à se préparer pour partir dans la nuit. Beaucoup suivirent leur chef, d’autres craignirent de risquer cette aventure mais des membres d’autres tribus se joignirent à eux. Miraculeusement ils purent traverser le mer sans être rejoints par l’armée égyptienne.
Dans la péninsule, au mont Sinaï, YHWH, leur Dieu unique, fit Alliance avec eux : vous serez mon peuple, mon fils élu, mais vous devez observer tous mes commandements. Ce choix n’était pas dû à leurs mérites mais leur imposait de devenir le modèle pour toutes les nations. Israël accepta, chemina longtemps à travers le désert où ils découvrirent une sécrétion comestible d’arbuste. « Man hû ?- Qu’est-ce que c’est ? » et ils l’appelèrent « manne ». Enfin ils parvinrent à la terre que YHWH leur avait promise et Moïse étant mort, ils la conquirent sous la conduite de Josué (Iéshouah, le même nom que Jésus).
Cet événement extraordinaire de l’Exode non seulement ne peut être relégué dans la boîte aux souvenirs mais il doit demeurer présent dans la grande festivité de Pessah où l’on consomme un agneau rôti en buvant des coupes de vin et en racontant la haggadah, le grand récit de ces événements. La tradition juive dit : « A chaque génération, on est tenu de se considérer comme si c’était soi-même qui sortait d’Égypte ». Le repas pascal n’est pas seulement souvenir mais acte de libération divine.
Hélas, ensuite les prophètes témoignent que, sans cesse, Israël, même ses rois et ses prêtres, trahissait l’Alliance, ne vivait pas comme Dieu l’avait prescrit. Le désastre survint avec la chute de Jérusalem, la destruction du temple et l’exil en Babylonie. Mais la miséricorde de Dieu est inépuisable : des prophètes annoncèrent qu’il ferait une nouvelle Alliance :
« Des jours viennent où je conclurai avec Israël une nouvelle Alliance : j’inscrirai mes directives dans leur être. Ils me connaîtront tous. Je pardonne leur crime » (Jér 31, 31)….
« Je vous donnerai un coeur nouveau…je mettrai en vous mon propre Esprit » (Ez 3, 26).
Formidable rebondissement de l’histoire : Jésus est l’agneau de Dieu, il a été immolé pour libérer tous les hommes esclaves du péché et leur donner l’Esprit de Dieu. En invitant ses disciples à partager son corps et son sang, il les rend participants de la Nouvelle Alliance. Nouveau Josué, il nous fait entrer dans le Royaume sans frontières où ils auront mission d’aimer Dieu leur Père de tout leur coeur et de s’aimer les uns les autres comme Jésus les a aimés.
Le premier jour de la semaine, le lendemain du sabbat, jour où Jésus est ressuscité, les disciples sont donc invités à se réunir pour partager le repas du Seigneur. Leur assemblée s’appelle « l’Église », un mot qui désigne « ceux qui ont été appelés dehors ». Ils sont remplis de joie comme des esclaves dont les chaînes sont tombées et ils se retrouvent à table pour partager l’Eucharistie ( = action de grâce).
Que tous soient un
Devenant de la sorte membres du Corps du Seigneur, ils manifestent sa résurrection et se doivent de s’aimer les uns les autres – chose plus difficile que de chanter des cantiques ! Déjà Paul, dans cette lettre, secouait ses frères :
« Lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, me dit-on…Alors ce n’est pas le repas du Seigneur que vous prenez. Méprisez-vous l’Église de Dieu ?…Celui qui mangera le pain ou boira à la coupe du Seigneur indignement se rendra coupable envers le corps et le sang du Seigneur. Que chacun se teste …car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur mange et boit sa propre condamnation » (1 Cor 11, 17-28)
Les Corinthiens croient bien communier à la présence du Seigneur mais ils n’en concluent pas que cette foi les oblige à la charité fraternelle. Peu avant Paul les tançait vertement :
« La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps. Car tous, nous participons à cet unique pain » (1 Cor 10, 16)
Eucharistie et Solidarité
Le récit de la dernière Cène est rapporté dans la 2ème lecture de ce dimanche mais l’évangile, lui, raconte la célèbre scène dite de « la multiplication des pains »selon Luc, et qui se trouve aussi chez les autres évangélistes, et même deux fois chez Matthieu.
Jésus parlait du Règne de Dieu à la foule, et il guérissait ceux qui en avaient besoin. Le jour commençait à baisser. Les Douze lui disent : « Renvoie cette foule, ils pourront aller dans les villages des environs pour y loger et trouver de quoi manger ». Il leur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ». Ils répondent : « Nous n’avons pas plus que 5 pains et 2 poissons … ». Il y avait bien 5000 hommes. Jésus leur dit : « Faites-les asseoir par groupes ». Jésus prit les 5 pains et les 2 poissons et levant les yeux au ciel, il les bénit, les rompit et les donna à ses disciples pour qu’ils les distribuent à tout le monde. Tous mangèrent à leur faim, et l’on ramassa les morceaux qui restaient : cela remplit 12 paniers »
Ne nous demandons pas comment cela fut possible mais remarquons les analogies très fortes avec le récit de la dernière cène. Ici il s’agit d’un simple pique-nique à la campagne mais c’est aussi le soir ; il s’agit de pain ordinaire, il n’y a pas de vin mais Luc raconte le geste de Jésus avec les mêmes mots que, plus tard, pour l’Eucharistie : « prend ..rend grâce…rompt…donne… ». Il y a donc un lien très fort entre ce partage du pain à une multitude affamée et le don de son corps et de son sang à la veille de sa mort.
Le don de sa mort par Jésus est l’accomplissement d’une vie donnée aux autres. Les guérisons qu’il a opérées n’ont jamais été des coups d’éclat pour s’attirer des fidèles par le merveilleux. Mais elles étaient provoquées par sa miséricorde, sa tristesse devant le malheur des hommes. Que des foules soient affamées, c’est un scandale inacceptable dans un monde qui regorge de ressources. Nous, comme les douze, nous sommes tentés de renvoyer tous ces gens importuns et de conserver nos petites provisions. Mais Jésus nous appelle à partager et à donner. Paul termine cette lettre aux Corinthiens en écrivant : « Pour la collecte en faveur des saints, le premier jour de chaque semaine, chacun mettra de côté chez lui ce qu’il aura réussi à épargner afin qu’on n’attende pas mon arrivée pour recueillir les dons » (16, 2).
Le temps du synode nous presse à partager nos suggestions : alors que des multitudes ont déserté la messe du dimanche, comment faire pour que nos assemblées soient des « communions » authentiques à l’Amour ?
Fr Raphael Devillers, dominicain.