Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Fête de l’Eucharistie – Année A – 14 juin 2020 – Évangile de Jean 6, 51-58

Évangile de Jean 6, 51-58

Le Repas du Seigneur

 

Cette longue période de dimanches sans messe ne va-t-elle pas inciter beaucoup à abandonner la pratique dominicale ainsi que l’ont fait déjà, en ces dernières années, des multitudes qui déclarent: « Je suis croyant mais non pratiquant » (Croyant à qui ? Qu’est-ce que la pratique chrétienne ?). Ou bien au contraire allons-nous cesser de nous résigner à cette hémorragie de nos assemblées pour réinventer des célébrations authentiques en lien avec la vie ? Aujourd’hui, au terme des grandes festivités du mystère pascal, la fête du «  Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ » nous invite à y réfléchir.

L’ordre ultime de Jésus

Conscient de sa mort toute proche, Jésus ne laisse pas un livre ni un portrait, il ne demande pas de lui ériger un monument, d’organiser des pèlerinages sur sa tombe. Sa mémoire ne sera pas un souvenir historique mais un acte efficace, un repas : « Prenez, buvez : ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Ses ennemis vont tuer son corps : trop tard, il l’a donné et il vivra pour toujours dans le corps de ses disciples. Ce qu’on appellera son échec sera en fait sa victoire. Ce repas est donc comme la synthèse de son œuvre et les disciples reçoivent deux ordres : « Faites cela en mémoire de moi » et « Aimez-vous les uns les autres ».

L’Eucharistie n’est donc pas une chose, aussi sainte soit-elle, mais un acte mobilisateur. A faire et à refaire pour assimiler cette victoire de l’amour et l’étendre jusqu’à la fin de l’espace et du temps. Ce n’est pas une cérémonie solennelle, un moment de recueillement, une réunion de prières. Mais un repas. Repas unique dans son genre. D’abord parce que c’est lui, le Seigneur – et non un prêtre ni même le pape – qui y invite. Il ne force pas : il appelle les libertés.

Un temps de paroles

Comme tout repas communautaire, l’Eucharistie commence par l’accueil et les échanges de paroles. Le Seigneur nous parle et nous lui répondons. Par les différentes lectures, Il nous explique son projet, nous situe dans la longue histoire et, avec l’aide de l’homélie, nous apprend comment y être des acteurs. Nous écoutons donc ce qui est le message le plus essentiel pour notre existence et nous parlons à Dieu par nos prières et nos chants. Cet aspect fondamental du Repas du Seigneur est sans doute celui qui devrait être revu pour ne plus qu’il soit une entrée facultative, un moment d’ennui dont on ne comprend pas la portée. L’arrivée tardive encore coutumière est plus qu’une impolitesse anodine.

Une assemblée fraternelle sans distinctions

Ce Repas n’est pas réservé à une élite pieuse et distinguée, l’Eucharistie n’est pas une récompense pour services rendus, pour qualités acquises, pour une moralité impeccable. Par sa miséricorde, le Seigneur nous guérit de nos scrupules, nous sort de nos ornières, apaise nos découragements, fait tomber les chaînes de nos péchés.

Beaucoup n’ont pas conscience de la singularité de ce repas spécial. D’habitude nous nous retrouvons selon les liens familiaux ou les niveaux sociaux, par attrait de sympathie ou de voisinage, comme collègues de travail, membres d’un mouvement, supporters d’un même club, partageant les mêmes goûts musicaux. Ces réceptions « mondaines » peuvent être très réussies, elles offrent l’occasion de partages plus intimes, de confidences. Mais immanquablement elles séparent telle famille, tel niveau culturel ou social, tel goût artistique…..de tous les autres, différents.

Au contraire à la messe, personne ne choisit ses convives. L’Eucharistie bouscule toutes les barrières derrière lesquelles nous nous protégeons. Le Seigneur invite le tout-venant. Il n’y a pas de tri à l’entrée, pas de cotisation exigée, pas de tenue recommandée, pas de diplôme requis. On ne se targue pas de ses progrès, on ne promet pas de ne plus pécher. Tous les présents sont des enfants de Dieu, des prodigues qui, hélas, trop souvent gaspillent les grâces reçues mais viennent se jeter dans les bras de leur Père qui sait mieux qu’eux que leurs péchés n’étaient pas tant des plaisirs défendus que des blessures parfois mortelles.

C’est pourquoi la reconstitution des barrières mondaines à la messe est inadmissible. Inviter les personnes titrées et puissantes à trôner à l’avant de l’assemblée dans des bancs de chêne marqués à leurs noms et confiner les pauvres dans le fond de l’église a eu des conséquences désastreuses. Un jour les minables ne sont plus venus.

Atelier de la paix du monde

La messe dominicale n’est pas une habitude inculquée dès l’enfance, une routine subie avec ennui, une parenthèse dans la vie ordinaire. Et les cantiques ne sont pas une berceuse pour nous endormir. Si Jésus a donné sa vie sur la croix, s’il a ordonné à ses disciples de ne jamais cesser de faire son repas, c’est bien pour qu’ils soient unis et ainsi manifestent en acte que Jésus Seigneur a bien commencé à accomplir le salut du monde. Dans toutes ses lettres, Paul revient sur ce point essentiel :

« Frères, la coupe que nous buvons n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps car nous avons part à un seul pain » ( 1 Cor 11 – 2ème lecture du jour)

Nos premiers frères n’auraient pas inventé les hosties individuelles (pratiques, dit-on, mais qui dissolvent la force du symbole et l’argument de Paul. Originairement le repas du Seigneur s’appelait « la fraction du pain ». Le problème n’était pas de veiller au respect des miettes sur l’autel mais d’expérimenter que les convives, venus comme émiettés dans leur individualité, devenaient un par le partage d’un pain fractionné.

Il faut bannir l’expression idiote « faire sa communion » et accepter d’entrer dans la communion que Jésus a voulue en allant sur la croix. Projet en effet « crucifiant » car il exige de tuer nos jalousies, nos rivalités, notre racisme larvé. Projet extrêmement ardu et toujours à reprendre : ce n’est pas pour rien que toutes les lettres de Paul et de Jean reviennent sans cesse sur la lutte permanente contre tous les obstacles qui nous séparent.

Ce repas réalise donc cette paix que l’on nous promet partout et qui est sans cesse torpillée. Il a pour mission de constituer ses convives en artisans de la paix. « Allez dans la Paix du Christ » signifie que nous retournons dans la société pour y faire pénétrer cette paix reçue.

Le salut de la planète

Une bouchée de pain sec et une goutte de vin : le repas de Jésus est tout sauf gastronomique. Sa simplicité radicale signifie qu’il n’a pas pour but de satisfaire nos besoins corporels mais de combler le désir le plus profond de notre âme : le désir de Dieu. Mais en répondant à ce désir secret par le recours à la banalité de notre digestion, l’Eucharistie montre bien que la foi n’est pas une connaissance d’idées religieuses mais réellement une entrée du Seigneur en nous.

Je suis le Pain vivant, descendu du ciel…Le pain que je donnerai, c’est ma chair donnée pour que le monde ait la vie…Ma chair est la vraie nourriture et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi, je demeure en lui « ( Jean 6 – Évangile de ce jour)

C’est pourquoi il y a un lien nécessaire entre nos repas et le repas eucharistique. Celui-ci nous met en garde contre « la malbouffe », le gaspillage éhonté, les débordements et les abus. La crise actuelle fait entendre beaucoup de voix qui dénoncent les mensonges d’une publicité excitant la cupidité et qui appellent à « une sobriété heureuse ». L’Eucharistie éclaire notre relecture urgente de l’encyclique du pape sur l’écologie, le climat et la multitude des pauvres.

Le premier jour de la semaine

Les premiers disciples n’ont pas décidé de faire le repas de Jésus chaque année mais chaque semaine. Ni jeudi ni vendredi (jour de sa mort) mais le lendemain du sabbat, le premier jour de la semaine suivante où il est revenu à eux, ressuscité. Et ils l’ont dénommé « domenica dies », en français dimanche, Jour du Seigneur.

Ainsi la puissance pascale traverse le temps. En son jour, le Vivant revient vers ses frères assemblés ; il leur montre ses plaies, source de leur pardon ; par le partage de son repas, il habite en eux et les comble de son Esprit ; il les envoie dans le monde entier.

Résurrection, assemblée, Eucharistie, Miséricorde, amour fraternel, communion, mission pour apporter au monde paix, justice, partage, respect de la création. Comment détailler les richesses inouïes du Dimanche ?

Conclusion

« Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » : ce portrait de la 1ère communauté chrétienne par Luc (Ac 2, 42) est à savoir par cœur. Certes il y avait sans doute des difficultés mais tel était l’idéal à vivre que Jésus avait voulu pour eux et qu’enfin ils comprenaient. Tel était le but de la création, de la venue du Fils et de l’Esprit. Tel était l’idéal à transmettre dans le monde entier. L’Eucharistie est d’emblée un pilier fondamental de la nouvelle humanité.

Frère Raphaël Devillers, dominicain


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