4ème Dimanche de Pâques – Année A – 3 mai 2020 – Évangile de Jean 10, 1-10

Évangile de Jean 10, 1-10

Le Pasteur est bon :
les brebis vivent libres

Cette célèbre parabole sur Jésus le Bon Pasteur forme la conclusion du chapitre 9 qui a raconté l’histoire de l’aveugle-né. Guéri par Jésus, l’homme a comparu devant le tribunal pharisien qui l’a exclu parce qu’il croyait en Jésus. Le chapitre se terminait par une dure apostrophe de Jésus contre ces pharisiens qui demeuraient aveugles à son sujet : « Votre péché demeure ! ». Le chapitre 10, que nous commençons aujourd’hui, explique par une parabole la portée générale de ce qui est en train de se passer. N’oublions pas que Jean écrit son livre plus de 50 ans après la Pâque de Jésus alors que, en dépit de l’hostilité farouche des autorités religieuses, bien des Juifs se convertissent à l’Evangile. Synagogue et Eglise se séparent.

La parabole de Jésus aux Pharisiens comporte deux parties dont chacune s’ouvre par un double « Amen », ce qui souligne d’emblée l’absolue certitude de l’enseignement de Jésus et la nécessité de le croire c.à.d. de changer de conception et baser sa nouvelle existence sur lui.

Jésus le véritable Pasteur

Jésus reprend une image classique dans l’antiquité : les rois et les dirigeants étaient souvent comparés à des bergers puisqu’ils avaient la charge de veiller à la vie et à la santé des hommes qui leur étaient confiés et de les défendre contre leurs ennemis.

Le portier d’Israël, dit Jésus, c’est Dieu et quand je suis venu, il m’a laissé entrer parce que je suis le Bon Berger qui vient chercher ses brebis.

D’autres viennent également mais avec des desseins mauvais. Ils se présentent comme des sauveurs, tiennent des propos séduisants, font miroiter des promesses de bonheur. Mais ce sont des ambitieux pervers. Les uns au fond ne cherchent qu’à s’enrichir, à bâtir une fortune colossale ; les autres prônent les moyens violents, parlent de révolution par les armes. Tous promettent la libération et ils conduisent les peuples à un esclavage encore pire.

Jésus, lui, se présente sans masque, homme pauvre, simple, sans dessein retors. Aucune cupidité ne l’anime et il est décidé à la non violence. Son arme unique est la parole. Il connaît bien ses brebis car elles lui appartiennent. Il ne mobilise pas les masses par des discours tonitruants, il ne hurle pas des slogans tissés de mensonge, il ne veut pas des supporters ou des fans à conduire par le bout du nez. Il s’adresse à chacun « par son nom » c.à.d. de façon personnelle et singulière. Ici un pêcheur, là un douanier, ici un centurion romain là un ancien zélote. Chacun est unique et peut raconter comment il a rencontré Jésus, comment il a perçu son appel. La foi n’est pas un enregistrement dans une organisation qui comptabilise le nombre de ses adhérents mais une « vocation » pour devenir librement un disciple de Jésus. Avant d’être sacerdotale, la vocation est laïque, à l’honneur de chacun.

« Il les fait toutes sortir…Il les conduit dehors ». Comme Pierre, Jean, Nicodème, Marie-Madeleine, l’aveugle-né vivait dans l’enclos de la Loi de Moïse ; dans d’autres pays, les hommes suivent une autre religion ; partout beaucoup se disent détachés de toute croyance mais ils sont enfermés dans les prisons de leur égoïsme, des habitudes ou des addictions. Dans tous les cas, l’appel de Jésus fait sortir, libère de tous les carcans, lance vers de nouveaux horizons.

On se souvient du cri de Paul qui était tellement fier d’être un pharisien impeccable, observant toutes les règles avec un zèle sans failles jusqu’à ce que le Seigneur l’appelle. Alors il écrit aux disciples tentés de se replacer sous le joug de la Loi : « Mes frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés » (Gal 5, 13).

Quand il a conduit dehors toutes ses brebis, il marche à leur tête, et elles le suivent car elles connaissent sa voix. Jamais elles ne suivront un inconnu, elles s’enfuiront loin de lui car elles ne reconnaissent pas la voix des inconnus.

Lorsqu’on est adepte d’une religion, d’une philosophie, d’une politique, on est sous la guidance des préceptes, des ordres, d’un programme. Toujours d’un texte auquel il faut d’obéir. Quand Jésus nous fait sortir de cela, on n’obéit plus à des recommandations, on écoute quelqu’un. Quelqu’un qui vous aime puisqu’il vous a appelé. Quelqu’un que vous ne voulez plus perdre puisqu’il vous conduit sur les chemins de la liberté. Quelqu’un dont vous n’avez plus peur mais à qui vous cherchez à faire plaisir.

Ecouter sa voix. L’Evangile n’est pas un catéchisme : c’est la voix du Pasteur qui connaît les bons pâturages et les points d’eaux, qui veille à l’unité, qui cherche la brebis égarée et la ramène au troupeau, qui soigne la brebis blessée. Que faisons-nous de l’écoute de l’Evangile ? Certains sortent de la messe du dimanche (phare de la semaine) et seraient incapables de le reconstituer. Beaucoup n’ouvrent jamais le livre des évangiles chez eux.

Or l’enjeu est grave, le péril permanent car des « voleurs et des brigands » rôdent et proposent d’autres chemins aux disciples. Il s’agit en permanence de rester sur ses gardes et de discerner où est la vérité. Le disciple qui a intériorisé l’Evangile sent d’instinct que telle voix enjôleuse le conduirait dans le ravin.
Tout cela nous paraît peut-être banal, connu. Mais Jean conclut ce premier enseignement par une remarque désabusée :

Jésus employa cette parabole en s’adressant aux pharisiens mais ils ne comprirent pas ce qu’il voulait leur dire.

Ces hommes ne sont ni athées ni débauchés. Ils croient, ils prient et pourtant ils ne saisissent pas ce que Jésus veut dire. Il va utiliser une autre image pour essayer quand même de se faire comprendre.

Jésus est la Porte

La libération spirituelle n’est pas le résultat de nos efforts, le fruit du développement personnel, la maîtrise de nos pensées. Il n’y a pas une méthode à appliquer mais une personne à approcher. Jésus est le moyen, le passage pour aller vers Dieu.

Je suis la porte…Si quelqu’un entre en passant par moi, il sera sauvé : il pourra aller et venir et il trouvera un pâturage.

A nouveau Jésus se démarque des faux sauveurs, voleurs et brigands, assoiffés d’argent ou partisans de la violence meurtrière. Il est le passage unique et obligé pour découvrir le salut. Que veut dire ce mot que nous employons si souvent ? Deux choses.

« Aller et venir » est une expression biblique pour signifier la liberté. Le disciple reste faible, harcelé de tentations, capable de chutes mais l’amour du Bon Berger pour lui est tellement grand qu’il ne retombera jamais dans une prison. S’il va trop loin, son Sauveur ne cesse de chercher la brebis égarée pour la guérir par son pardon et la ramener à la communauté.

« Il trouvera pâture » car son Berger le conduira dans le champ des Ecritures, il lui fera entendre la Parole de Dieu qui nourrira son désir profond de vérité et de vie car « l’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu ». Dans une société où les médias nous bombardent de nouvelles, où la publicité nous hypnotise par la nouveauté de ses produits, par des images de jouissance parfaite, par les rêves de voyages lointains, bref par l’idéal du bonheur, le disciple fidèle découvre la vacuité de ces mensonges qui conduisent l’humanité à la catastrophe, comme on le constate de mieux en mieux.

Et Jésus termine par une affirmation magnifique où il exprime la grandeur exceptionnelle de sa mission :

Le voleur ne vient que pour voler, égorger et détruire. Moi, je suis venu pour que les hommes aient la Vie, pour qu’ils l’aient en abondance.

A plusieurs reprises notre pape François a dit son étonnement de voir tant de chrétiens affichant une mine morose, sortant de la messe avec un air triste (il faut avouer que des célébrations respirent tout sauf la joie).

Et on connaît le cri célèbre de Nietzsche : « Il faudrait qu’ils me chantent de meilleurs chants pour que j’apprenne à croire en leur sauveur ; il faudrait que ses disciples aient un air plus sauvé ». (dans « Ainsi parlait Zarathoustra »).

Le disciple de Jésus n’est pas accablé de n’être pas en règle, il n’est jamais découragé par sa faiblesse, il n’est pas un prophète de malheurs, il ne fulmine pas contre la décadence de la société, il n’annonce pas le désastre imminent de la fin du monde, il ne regrette pas « l’Eglise d’hier », il n’est pas un « mouton de Panurge » qui bêle sur commande.

Il est un vivant. Jamais confiné. Cela le remplit de joie. Il est libéré.

Conclusion

Les représentations du Bon Pasteur sont souvent mièvres. Or il y va du salut de l’humanité. Grave !

L’Evangile en montre le contexte polémique : Jésus n’est pas compris par ses adversaires qui lui sont de plus en plus hostiles. Et il évoque des concurrents cupides, violents, égorgeurs…

Trouver sa voie, échapper aux prisons, suivre un guide sûr, demeurer libre, vivre, sur-vivre : quelles merveilles !

Chantons : « Le Seigneur est mon Berger : rien ne saurait me manquer… » (Psaume 23)

Frère Raphaël Devillers, dominicain

Les églises fermées, un signe de Dieu ?

Lors de grandes calamités, il est naturel de se préoccuper d’abord des besoins matériels pour survivre. Mais on ne vit pas que de pain. Le temps est venu d’examiner les implications plus profondes de ce coup porté à la sécurité de notre monde. L’inéluctable mondialisation semble avoir atteint son apogée. La vulnérabilité générale d’un monde global saute maintenant aux yeux. Quel genre de défi cette situation représente-t-elle pour le christianisme, pour l’Église et pour la théologie ?

L’Église devrait être un « hôpital de campagne ». Par cette métaphore, le pape veut dire que l’Église ne doit pas rester dans un splendide isolement, mais doit se libérer de ses frontières et apporter de l’aide là où les gens sont physiquement, mentalement, socialement et spirituellement affligés. Oui, c’est comme cela que l’Église peut se repentir des blessures infligées tout récemment par ses représentants aux plus faibles.

Si l’Église doit être un « hôpital », elle doit bien sûr offrir les services sanitaires, sociaux et caritatifs qu’elle a offerts depuis l’aube de son histoire. Mais en tant que bon hôpital, l’Église doit aussi remplir d’autres tâches. Elle a un rôle de diagnostic à jouer, en identifiant les « signes des temps ». Un rôle de prévention, en créant un « système immunitaire » dans une société où sévissent les virus malins de la peur, de la haine, du populisme et du nationalisme. Et un rôle de convalescence, en surmontant les traumatismes du passé par le pardon.

Les églises vides, un signe et un défi

L’an dernier, juste avant Pâques, Notre-Dame de Paris a brûlé. Cette année, pendant le Carême, il n’y a pas eu d’offices religieux dans des centaines de milliers d’églises sur plusieurs continents, ni dans les synagogues et les mosquées. En tant que prêtre et théologien, je réfléchis à ces églises vides ou fermées comme un signe et un défi de Dieu.

Comprendre le langage de Dieu dans les évènements de notre monde exige l’art du discernement spirituel, qui à son tour appelle un détachement contemplatif de nos émotions exacerbées et de nos préjugés, ainsi que des projections de nos peurs et de nos désirs. Dans les moments de désastre, les « agents dormants d’un Dieu méchant et vengeur » répandent la peur. Ils en font un capital religieux pour eux-mêmes. Pendant des siècles, leur vision de Dieu a apporté de l’eau au moulin de l’athéisme.

Je ne vois pas Dieu comme un metteur en scène de mauvaise humeur, assis confortablement dans les coulisses des événements. Je le vois plutôt comme une source de force, opérant chez ceux qui font montre de solidarité et d’amour désintéressé dans de telles situations. Oui, y compris ceux qui n’ont pas de « motivation religieuse » pour leur action ! Dieu est amour humble et discret.

N’avons-nous pas déjà été avertis par ce qui se passe dans de nombreux pays, où de plus en plus d’églises, de monastères et de séminaires se vident et ferment leur porte ?

Mais je ne peux m’empêcher de me demander si le temps des églises vides et fermées n’est pas une sorte de vision nous mettant en garde contre ce qui pourrait se passer dans un avenir assez proche : c’est à cela que pourrait ressembler dans quelques années une grande partie de notre monde. N’avons-nous pas déjà été avertis par ce qui se passe dans de nombreux pays, où de plus en plus d’églises, de monastères et de séminaires se vident et ferment leur porte ? Pourquoi avons-nous pendant si longtemps attribué cette évolution à des influences externes (« le tsunami séculier ») au lieu de comprendre qu’un autre chapitre de l’histoire du christianisme arrive à son terme et qu’il est temps de se préparer pour un nouveau ?

Cette époque de vide dans les bâtiments d’église révèle peut-être la vacuité cachée des Églises et leur avenir probable, à moins qu’elles ne fassent un sérieux effort pour montrer au monde un visage totalement différent. Nous avons beaucoup trop cherché à convertir le monde et beaucoup moins à nous convertir nous-mêmes par un changement radical de l’« être chrétien ».

Quand l’Église médiévale a fait un usage excessif des interdits comme sanction et que ces « grèves générales » de toute la machine ecclésiastique signifiaient que les services religieux n’avaient plus lieu et que les sacrements n’étaient plus administrés, les gens ont commencé à rechercher de plus en plus une relation personnelle avec Dieu, une « foi nue ». Les fraternités laïques et le mysticisme se sont multipliés. Cet essor du mysticisme a sans aucun doute contribué à ouvrir la voie à la Réforme. Non seulement celle de Luther et de Calvin mais aussi la réforme catholique, liée aux Jésuites et au mysticisme espagnol.

Peut-être que la découverte de la contemplation pourrait aider à compléter la « voie synodale » vers un nouveau concile réformateur.

Un appel à la réforme

Je ne vois pas en quoi une solution succincte sous forme de substituts virtuels serait une solution suffisante à l’heure où le culte public est interdit.

De même, pensions-nous vraiment répondre au manque de prêtres en Europe en important des « pièces de rechange » pour la machinerie ecclésiale à partir d’entrepôts apparemment sans fond en Pologne, en Asie et en Afrique ?

Nous devrions accepter l’actuel sevrage des services religieux et du fonctionnement de l’Église comme un kairos, une opportunité pour nous arrêter et nous engager dans une réflexion approfondie devant Dieu et avec Dieu.

Cet « état d’urgence » est un révélateur du nouveau visage de l’Église.

Nos paroisses, nos congrégations, nos mouvements et nos monastères devraient se rapprocher de l’idéal qui a donné naissance aux universités européennes : une communauté d’élèves et de professeurs, une école de sagesse, où la vérité est recherchée à travers le libre débat et aussi la profonde contemplation. De tels îlots de spiritualité et de dialogue pourraient être la source d’une force de guérison pour un monde malade.

La veille de l’élection papale, le cardinal Bergoglio a cité un passage de l’Apocalypse dans lequel Jésus se tient devant la porte et y frappe. Il a ajouté : aujourd’hui, le Christ frappe de l’intérieur de l’Église et veut sortir. Peut-être est-ce ce qu’il vient de faire.

Où est la Galilée d’aujourd’hui ?

Depuis des années je réfléchis au texte bien connu de Friedrich Nietzsche sur le « fou » (le fou qui est le seul à pouvoir dire la vérité) proclamant « la mort de Dieu ». Ce chapitre s’achève quand le fou va à l’église pour chanter Requiem aeternam deo et demande : « Après tout, que sont vraiment ces églises sinon les tombeaux et les sépulcres de Dieu ? »

Pendant longtemps, plusieurs aspects de l’Église me paraissaient de froids et opulents sépulcres d’un dieu mort. Beaucoup de nos églises ont été vides à Pâques cette année. Mais nous avons pu lire chez nous les passages de l’Évangile sur le tombeau vide.

Si le vide des églises évoque le tombeau vide, n’ignorons pas la voix d’en haut : « Il n’est pas ici. Il est ressuscité. Il vous précède en Galilée. » Où se trouve la Galilée d’aujourd’hui, où nous pouvons rencontrer le Christ vivant ?

Dans le monde, le nombre de « chercheurs » augmente à mesure que le nombre de « résidents » (ceux qui s’identifient avec la forme traditionnelle de la religion et ceux qui affirment un athéisme dogmatique) diminue.

En outre, il y a bien sûr un nombre croissant d’« apathiques » – des gens qui se moquent des questions de religion ou de la réponse traditionnelle qu’on leur donne.

La principale ligne de démarcation n’est plus entre ceux qui se considèrent croyants et ceux qui se disent non-croyants. Il existe des « chercheurs » parmi les croyants (ceux pour qui la foi n’est pas un « héritage » mais un « chemin ») comme parmi les « non-croyants », qui, tout en rejetant les principes religieux proposés par leur entourage, ont cependant un désir ardent de quelque chose pour satisfaire leur soif de sens. Là est la Galilée d’aujourd’hui.

À la recherche du Christ parmi les chercheurs

La Théologie de la Libération nous a enseigné à chercher le Christ parmi ceux qui sont en marge de la société. Mais il est aussi nécessaire de le chercher chez les personnes marginalisées au sein de l’Église, parmi ceux « qui ne nous suivent pas ». Si nous voulons nous connecter avec eux comme disciples de Jésus, nous allons devoir abandonner beaucoup de choses.

Il nous faut abandonner bon nombre de nos anciennes notions sur le Christ.

Le Ressuscité est radicalement transformé par l’expérience de la mort. Comme nous le lisons dans les Évangiles, même ses proches et ses amis ne l’ont pas reconnu. Nous n’avons pas à prendre pour argent comptant les nouvelles qui nous entourent. Nous pouvons persister à vouloir toucher ses plaies. En outre, où serons-nous sûrs de les rencontrer sinon dans les blessures du monde et les blessures de l’Église, dans les blessures du corps qu’il a pris sur lui ?

Nous devons abandonner nos objectifs de prosélytisme.

Nous n’entrons pas dans le monde des chercheurs pour les « convertir » le plus vite possible et les enfermer dans les limites institutionnelles et mentales existantes de nos Églises. Jésus, lui non plus, n’a pas essayé de ramener ces « brebis égarées de la maison d’Israël » dans les structures du judaïsme de son époque. Il savait que le vin nouveau doit être versé dans des outres nouvelles.

Nous devons apprendre à élargir les limites de notre compréhension de l’Église.

Nous voulons prendre des choses nouvelles et anciennes dans le trésor de la tradition qui nous a été confié et les faire participer à un dialogue dans lequel nous devons apprendre les uns des autres. Nous devons apprendre à élargir les limites de notre compréhension de l’Église. Il ne nous suffit plus d’ouvrir magnanimement une « cour des gentils ».

Le Seigneur a déjà frappé « de l’intérieur » et est sorti – et il nous appartient de le chercher et de le suivre. Le Christ a franchi la porte que nous avions verrouillée par peur des autres. Il a franchi le mur dont nous nous sommes entourés. Il a ouvert un espace dont l’ampleur et l’étendue nous donnent le tournis.

L’Église primitive des juifs et des païens a vécu la destruction du temple dans lequel Jésus priait et enseignait à ses disciples.

Les juifs de cette époque ont trouvé une solution courageuse et créative : ils ont remplacé l’autel du temple démoli par la table familiale, et la pratique du sacrifice par celle de la prière privée et communautaire. Ils ont remplacé les holocaustes et les sacrifices de sang par le « sacrifice des lèvres » : réflexion, louange et étude des Écritures. À peu près à la même époque, le christianisme primitif, banni des synagogues, a cherché une nouvelle identité propre. Sur les décombres des traditions, les juifs et les chrétiens apprirent à lire la Loi et les prophètes à partir de zéro et à les interpréter à nouveau.
Ne sommes-nous pas dans une situation similaire ?

Dieu en toutes choses

Quand Rome est tombée au début du Ve siècle, les païens y ont vu un châtiment des dieux à cause de l’adoption du christianisme. Les chrétiens y ont vu une punition de Dieu adressée à Rome, qui avait continué à être la putain de Babylone.
Saint Augustin a rejeté ces deux explications. Il a développé sa théologie du combat séculaire entre deux « villes » adverses : non pas entre les chrétiens et les païens, mais entre deux « amours » habitant le cœur de l’homme : l’amour de soi, fermé à la transcendance (amor sui usque ad contemptum Deum) et l’amour qui se donne et trouve ainsi Dieu (amor Dei usque ad contemptum sui).

La période actuelle de changement de civilisation n’appelle-t-elle pas une nouvelle théologie d’histoire contemporaine et une nouvelle compréhension de l’Église ?

« Nous savons où est l’Église, mais nous ne savons pas où elle n’est pas », nous a enseigné le théologien orthodoxe Evdokimov. Peut-être ce que le dernier concile a dit sur la catholicité et l’œcuménisme doit-il acquérir un contenu plus profond ? Le moment est venu d’élargir et d’approfondir l’œcuménisme, d’avoir une « recherche de Dieu en toutes choses » plus audacieuse.

Nous pouvons, bien sûr, accepter ces églises vides et silencieuses comme une simple mesure temporaire bientôt oubliée.

Mais nous pouvons aussi l’accueillir comme un kaïros – un moment opportun « pour aller en eau plus profonde » dans un monde qui se transforme radicalement sous nos yeux. Ne cherchons pas le Vivant parmi les morts. Cherchons-le avec audace et ténacité, et ne soyons pas surpris s’il nous apparaît comme un étranger. Nous le reconnaîtrons à ses plaies, à sa voix quand il nous parle dans l’intime, à l’Esprit qui apporte la paix et bannit la peur. »

THOMAS HALIK,
Publié dans « LA VIE » ce 24 avril 2020

3ème Dimanche de Pâques – Année A – 26 avril 2020 – Évangile de Luc 24, 13-35

Évangile de Luc 24, 13-35

La Fraction du Pain d’Emmaüs

En nous empêchant de nous assembler dans nos églises pour vivre les grandes cérémonies pascales, ce temps de confinement a suscité sur les médias une floraison de retransmissions de messes, de moments de prière et de méditation. Ces émissions, très utiles aux personnes qui ne peuvent plus se déplacer, ont certes un grand intérêt en ces circonstances mais ne seront jamais qu’un palliatif. L’Evangile de l’Incarnation et le précepte central de l’amour du prochain nous obligent à une foi concrète, aux rencontres, aux actes. La messe ne sera jamais un « like » entre amis sélectionnés.

C’est pourquoi, au lieu de nous renfermer dans une piété passive, ce temps devrait être un temps de réflexion personnelle. Pourquoi vais-je à la messe ? Comment est-ce que je la vis ? N’y aurait-il pas des changements à introduire ? Plus profondément encore : la Passion du Christ et sa Résurrection que nous venons de célébrer constituent-elles le cœur de ma foi ? Quelles questions me posent-elles ?

Sans révolte mais avec intelligence, ne devrions-nous pas oser réfléchir à ces questions ? Car pour quelle raison des multitudes énormes de baptisés ont-elles abandonné la pratique ? Pourquoi les jeunes générations n’acceptent-elles plus la transmission qui nous semblait si normale ? Il est insuffisant d’accuser les dérives de la société et le relâchement des mœurs. Dans l’antiquité, Corinthe était connue comme une des cités les plus dépravées du monde : Paul y est venu, ne l’a pas maudite et y a fondé une communauté tellement solide qu’elle perdure jusqu’à aujourd’hui.

A la suite de l’évangile de Jean sur Thomas, poursuivons donc en ce dimanche la réflexion sur Pâques et l’Eucharistie grâce au célèbre récit d’Emmaüs, chef d’œuvre de Luc.

1. La communauté désintégrée

Commencée par la joyeuse entrée de Jésus à Jérusalem, la semaine s’est achevée sur le désastre total : l’horreur épouvantable de la crucifixion. Pour les disciples le sabbat est un cauchemar. Le lendemain, écrasés, plusieurs d’entre eux, dont Cléophas et son ami, décident de repartir. Certes au petit matin quelques femmes sont venues dire que le tombeau était vide, que le cadavre avait disparu et que même une apparition leur avait assuré que le mort était relevé, vivant. Radotage incroyable. L’aventure est finie : on prend la route d’Emmaüs. Ce village n’est nommé qu’une seule fois dans la bible : c’est le lieu célèbre où, en – 165, Judas Maccabée a réussi à vaincre la puissante armée grecque de Nicanor qui venait avec l’intention de détruire radicalement Israël (1 Macc 3, 40).
Oui, nous avons eu tort de faire confiance à ce Jésus trop doux et innocent. Seule la violence peut nous libérer. Barabbas l’avait compris.

Aujourd’hui, en une cinquantaine d’années, des centaines de millions de baptisés occidentaux ont abandonné la foi et quitté l’Eglise. Comme toujours on a été séduit par la puissance : la science, qui ronge les vieilles légendes et offre des possibilités indéfinies, et l’argent qui permet de satisfaire le jaillissement incessant des envies et des désirs. L’histoire ne prouve-t-elle pas qu’ « au commencement est la force »?

2. Une nouvelle lecture des Ecritures

Parmi la foule des pèlerins qui rentrent chez eux après la Pâque, les deux disciples ruminent l’aventure extraordinaire qu’ils viennent de vivre. Abattus, effondrés, ils rappellent tous leurs souvenirs. Ils ont à peine fait attention à un homme qui les a rejoints et chemine à leur côté. Tout à coup il les interpelle : « Vous allez l’air si triste ? De quoi discutez-vous ? ». Et eux de raconter les derniers événements et la fin odieuse de leur maître. Il y a bien, dit Cléophas, quelques femmes du groupe qui ont annoncé que le tombeau était vide et elles prétendent même qu’un ange a affirmé que Jésus vivait. Comment gober pareilles balivernes ?

C’est alors que l’inconnu les conduit sur une autre interprétation des Ecritures. Comme tout Israël, vous attendiez l’intervention d’un Messie tout puissant qui allait écraser les ennemis, châtier les impies, établir un Israël glorieux. Mais d’autres passages évoquaient une figure absolument différente : un Messie pacifique, un agneau transpercé, un amour qui s’offre pour libérer l’humanité entière. Non une victoire par les armes mais une libération par amour…

Peu à peu, les certitudes des deux disciples s’effritent, des rayons de la vérité percent leurs ténèbres. Au fond n’est-ce pas cela que Jésus leur apprenait ? Ses enseignements apparaissent dans la lumière. La Passion infligée serait donc l’action de l’amour, la source d’une infinie miséricorde ? Jésus serait plus qu’un prophète ?

La résurrection serait donc possible ? Les Ecritures s’ouvrent à leur véritable signification.

3. La fraction du pain

Les échanges se sont poursuivis pendant tout le jour : on approche d’Emmaüs et le 3ème homme fait mine d’aller plus loin mais Cléophas le retient :

« Reste avec nous : le soir approche et déjà le jour baisse ». Il entra pour rester avec eux.
Quand il fut à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. Mais il avait disparu à leurs regards.

Longtemps sa Parole avait soufflé sur leurs cœurs refroidis : elle les brûlait d’une présence qu’ils ne peuvent plus perdre. La révélation culmine à table où le 3ème pénètre dans les deux pour les faire un en lui. Les disciples sont foudroyés d’une joie nouvelle: ils voulaient suivre un Messie conquérant qui changerait le monde. Et voilà que le Messie est en eux pour les transformer. Ils ne le voient plus : ils savent qu’effectivement il est entré « pour rester avec eux ». Définitivement. Il n’est plus à côté mais à l’intérieur. En eux.

4. La communauté intégrée

« A l’instant même, ils se lèvent et repartent pour Jérusalem. Ils trouvent les 11 apôtres et les autres qui leur disent : « Vrai ! Le Seigneur est ressuscité : il est apparu à Simon Pierre ». A leur tour ils racontent ce qui s’est passé sur la route et comment ils l’ont reconnu à la fraction du pain ».

La nuit est tombée mais il n’y a pas un seul instant à perdre. La fuite de Cléophas devient retour, « conversion » au sens hébreu du terme. Il faut rejoindre la communauté qui, elle aussi, vit un bouleversement.

Les femmes n’avaient pas fabulé : le crucifié est ressuscité, le mort est vivant. D’abord la croix avait fait éclater la communauté : la « fraction du pain », l’Eucharistie la reconstitue en une seule Eglise conduite par Pierre.

Méditer l’Evangile

Confinés, nous pouvons à notre aise réfléchir à cette magnifique page d’Evangile.

Beaucoup ont lâché la pratique du dimanche : j’en fais peut-être partie. Que serait une foi figée dans un carcan de certitudes ? L’idéal de la paix, les droits de l’homme, le souci des handicapés, la politesse : on est tous d’accord. Mais la croix et la résurrection ? Or tout en dépend. Sinon on en reste à un plan moral.

La foi n’est pas un catéchisme mais une histoire. La Bible raconte les recherches tâtonnantes, les erreurs, les péchés épouvantables des hommes qui en appellent à un Dieu. Non un Tout-Puissant écrasant. Non un Juge implacable.

Jésus vient après des siècles de l’histoire d’un peuple qui a compris que le temps n’est pas un cercle, une fatalité absurde. Que l’humanité ne peut s’accomplir par ses seules ressources. Qu’elle a besoin d’un Dieu sauveur. La Bible est le livre de l’espérance du salut.

Le salut est-il national, politique, sanitaire, financier ? Limites très insuffisantes si je contemple mon enfant mort. L’amour ne postule-t-il pas l’éternité ?

L’amour au sommet, l’amour total n’est-il pas le don sans reprises, le pardon sans limites ? Plus encore n’est-il pas celui qui nous demeure toujours alors que nous l’avons mille fois renié ? Celui qui ressuscite lorsque nous l’avons assassiné ? Celui qui nous retire de l’enfer de nos haines et de nos injustices ?

Jésus est celui-là. Homme inscrit dans un moment du temps, chassé de l’histoire par la méchanceté et l’ignorance des hommes, il y revient ressuscité. Et il invente la merveille. Il nous rejoint sur la route où nous marchons souvent écrasés de tristesse, lourds de nos déceptions, rongés par notre culpabilité, retournant sans fin des questions sans réponse.

« Que vous êtes lents à comprendre ». Ne cherchez pas des méthodes mystiques, n’attendez pas d’être parfaits, ne construisez pas des lieux sacrés. Dans votre cuisine, invitez-moi et mettons-nous à table. Ne préparez pas un menu gastronomique et le champagne. Soyons simples. Un quignon de pain, une gorgée de vin. Mais c’est moi qui vous invite, qui rompt le pain et vous tend la coupe. « Prenez : mangez…buvez : ceci est mon Corps … ».

Car mon corps n’est pas dans le tombeau : maintenant c’est vous qui l’êtes. Voyez ce Christ répandu dans une communauté qui traverse espace et temps. Et qui incarne à tout instant confiance, réconciliation, paix, justice.
Emmaüs n’est plus souvenir d’une guerre mais mémoire actuelle du Dieu-avec-nous.

Chaque dimanche, nous commençons la semaine et le Seigneur nous recrée. Les morceaux fractionnés que nous sommes deviennent son Corps unique. Nous ressuscitons en Lui. La foi devient amour.

Frère Raphaël Devillers, dominicain

L’autre pandémie

Ma femme est infirmière. Elle travaille dans l’un des grands CHU de Wallonie. Durant des années, elle est rentrée le soir complètement exténuée, au terme de journées marathon qui succédaient les unes aux autres. Très régulièrement, au cours de son service, elle n’avait eu le temps ni de s’asseoir, ni de manger, ni même d’aller aux toilettes certains jours.

Victime du manque constant de personnel dans son unité, il lui fallait prodiguer des soins à la chaîne, s’efforçant malgré tout de les administrer selon l’art de sa profession, à défaut trop souvent de ne pouvoir y ajouter ce qui fait pourtant la beauté et la dignité de ce merveilleux métier de soignant : saisir la main ouverte d’un patient en détresse, s’asseoir cinq minutes sur son lit pour le réconforter ou simplement l’écouter, s’arrêter pour rassurer des proches inquiets…

Pas le temps pour le supplément d’âme. Courir. Foncer. Se hâter. Urgence à tous les étages. L’habitude avait creusé l’ornière.

Le sous-effectif chronique n’était pas l’unique gangrène du monde hospitalier mis en coupe réglée par des comptables-inquisiteurs qui avaient pour mission de contingenter la souffrance, de convertir les malades en quotas et de ramener l’humain à des formules de tableaux Excell.

Non, on la forçait également à trahir le beau serment de Florence Nightingale – « … Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour maintenir et promouvoir les standards de ma profession… » – en privilégiant les actes les plus rentables, en multipliant les procédures administratives débilitantes, en raccourcissant les séjours de patients poussés vers la sortie et condamnés à soigner leurs complications en ambulatoire, en fermant des services jugés non profitables. Au bout du compte, le malade payait l’addition. (…)

Vers le burn-out

Le temps passant, elle était de plus en plus oppressée. C’était dû aux journées harassantes certes, mais plus encore au double carcan administratif et budgétaire sans cesse resserré autour de sa blouse blanche qui comprimait son souffle vital. Autour d’elle, les rangs s’éclaircissaient. Démissions, burn-out, dépressions, suicides. Les places laissées vacantes le restaient.

Le bilan comptable avait meilleure mine et les rescapées tiraient un peu plus sur la corde pour pallier les défections. Il arrivait cependant qu’on doive procéder à de nouveaux engagements. Dans ce cas, des aides soignantes promues à la va-vite faisaient avantageusement l’affaire.

Chaque jour, elle repartait en « première ligne » comme l’on dit aujourd’hui du haut des balcons où l’on applaudit tous les soirs à 20 heures les « héroïnes ». La coulée de plomb qui obstruait sa gorge avait au moins l’avantage de lui épargner la faim que son temps de midi, sans cesse raboté, ne lui permettait plus de combler. Pourtant, jamais un jour de grève. Pas même un arrêt de travail. Les femmes en blanc goûtent peu les piquets, les barrages et les revendications autour des braséros.
« Mes patients ont besoin de moi », disait-elle. En psychologie, on appelle ça de la « fatigue compassionnelle ».

Alors, elle a tenu tant qu’elle a pu. Son corps la mettait au supplice pour qu’elle arrête, mais sa tête ignorait volontairement les signaux de détresse. Un jour, tout a lâché. Grillée. Epuisée. « Burn out » a conclu le médecin du travail dont le diagnostic était écrit à l’avance. La clinique de l’usure avait fait une malade de plus.

Fraude et Paradis fiscaux

Moi, pendant toutes ces années, j’étais journaliste. J’enquêtais sur les dossiers financiers. Les coups fumants de la criminalité en col blanc. De « Clearsteam » aux « Dubaï Papers », en passant par les affaires « Kredietbank », « sociétés de cash », « Offshore Leaks », « HSBC » ou encore « Kazakhgate », parmi d’autres embrouilles mafieuses. Je découvrais les circuits parallèles de la finance opaque, les réseaux de blanchiment, les procédés de dissimulation. Je voyais les milliards disparaître par tous les points aveugles de la planète financière.

Je bossais également sur la fraude sociale organisée à grande échelle, sur le dos de dizaines de milliers de travailleurs clandestins transformés en nouveaux esclaves, terrés dans la Belgique des sous-sols et des arrière-cours. Là encore, je voyais des sommes folles aspirées par le trou noir de l’économie souterraine.

Et puis, il y avait l’évasion fiscale ordinaire. Celle que des multinationales, des grands patrons, de riches héritiers et des détenteurs de portefeuilles garnis parviennent à faire passer pour de l’ « optimisation légale », grâce à l’enfumage réussi par leurs bataillons d’avocats, de fiscards, d’experts-comptables, de réviseurs et de sociétés de conseil, payés à prix d’or pour transformer les vessies en lanternes.

Durant tout ce temps, j’ai vu de trop rares procès se solder par la « prescription » ou le très commode « dépassement du délai raisonnable », obtenus grâce aux manœuvres dilatoires que certains appellent les « droits de la défense ». J’ai vu des enquêtes laminées, des services de police démantelés, des juges privés de moyens, des flics écœurés, des législations avortées, des commissions d’enquête parlementaires mortes nées.

Ces montagnes de fric auraient dû renflouer les caisses d’un Etat démonétisé au point qu’il ne puisse plus financer correctement l’une de ses missions régaliennes : la santé. Au lieu de ça, elles ont accouché d’une souris par la volonté (ou l’absence de volonté) d’une grande partie de ceux qui se posent en garants de cet Etat.

Ces jours-ci, j’entends certains responsables ventriloqués par les gourous du capitalisme financier, ânonner leurs théories prêtes à penser sur l’économie de la santé. J’entends ceux qui prétendent depuis des années mettre la lutte contre la délinquance financière et la fraude organisée en tête d’un programme qu’ils n’ont jamais appliqué, s’indigner que l’on ait métamorphosé un bien commun en bien marchand.

Tour à tour, ils se dédouanent de la politique d’austérité qui a conduit les hôpitaux au bord du gouffre, ils nous rabâchent que le budget de la santé a été gonflé, ils martèlent que les rangs du personnel soignant ont même grossis, ils se rengorgent en vantant les mérites de notre si merveilleux système hospitalier. En théorie, ils ont sans doute raison. Car en théorie, il est certainement possible de démontrer qu’un éléphant peut demeurer suspendu par la queue à une pâquerette.

Mais sur le terrain, à la lumière des scialytiques, personne n’est dupe. Parce que le réel ne ment jamais. Ils ont beau agiter leurs fétiches empruntés aux sorciers de la technostructure, l’illusion n’opère plus. Car on sait dans les cliniques, dans les maisons de repos, dans les institutions de soins que la culture du rendement et de la productivité dominent jusqu’à réduire l’humain (le corps médical, infirmier ou celui des patients) à sa seule dimension technique, matérielle et financière.

Puisqu’ils aiment tant les inventaires et les exercices comptables, il leur reste à faire le décompte des morts causées par l’autre pandémie : la marchandisation de la santé.

Frédéric Loore « Entre les lignes »

2ème Dimanche de Pâques – Année A – 19 avril 2020 – Évangile de Jean 20, 19-31

Évangile de Jean 20, 19-31

Pâques, c’est Dimanche

Lorsque vers la fin de ce qui sera notre premier siècle, Jean rédige son évangile, la foi continue à se répandre mais partout elle se heurte à l’incrédulité : « Jésus ressuscité ? Je n’y croirai que si je le vois ! ». N’est-ce pas au fond une objection humaine normale ? Jean nous raconte même qu’elle a bloqué un apôtre : le célèbre Thomas dont le mot hébreu signifie jumeau et qui est en effet le prototype de millions de gens qui lui ressemblent.

Pourtant Thomas avait devant lui les hommes les plus adéquats pour le convaincre : les 10 apôtres, ses collègues. Tous unanimes lui racontaient l’expérience unique qu’ils avaient faite la veille alors qu’il était absent.

A la fin du sabbat, ils s’étaient réunis dans une maison et en avaient verrouillé les portes tellement ils craignaient de voir surgir la police qui devait chercher les collaborateurs de ce Jésus que Pilate avait fait exécuter. Hébétés par l’échec final de leur maître, tremblants de peur devant la menace policière, ils étaient en outre totalement écrasés de honte. Jamais ils n’avaient péché aussi gravement, jamais ils ne se seraient crus capables de trahir ce maître si bon. Tous lui avaient fait le serment de mourir pour lui et tous s’étaient enfuis, l’abandonnant aux mains de ses ennemis. Pierre, le roc, s’était effrité comme de la poussière. Tous se voyaient voués à l’enfer.

Et tout à coup, dans ce huis clos des hommes aux mains sales et aux cœurs souillés,

Jésus vient et il était là au milieu d’eux.

Il n’est pas le fruit de leur hallucination, il n’est pas une construction pour guérir de leur tourment : il vient à eux. Ni la pierre du tombeau, ni les murs ni les cadenas ne peuvent empêcher sa survenue. Il vient d’un autre monde. Mais c’est bien lui, le même, celui qu’ils ont connu. En une fraction de seconde, l’idée a surgi qu’il allait déchainer contre eux sa colère, les condamner pour leur trahison. Mais non.

« Il leur montre ses mains et son côté en disant: « Shalom : la paix soit avec vous ».

Vos remords qui vous rongent, votre peur qui vous tord, votre tristesse qui vous écrase : tout cela je vous l’enlève, je le supprime, je l’anéantis. Ma passion, les ricanements, le fouet, les épines, les clous, la lance : j’ai vécu toute cette horreur pour vous. Car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.
Vous me suiviez pour sauver le monde : apprenez d’abord à être sauvés.

En cet instant, un torrent d’une joie inouïe submerge les apôtres et ils se sentent comme ressuscités.

La mission

Une 2ème fois, Jésus répète :

« Paix à vous. De même que le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ».
Il envoie son souffle sur eux et dit : « Recevez l’Esprit Saint. Tout homme à qui vous remettrez les péchés, ils lui seront remis ; tout homme à qui vous maintiendrez ses péchés, ils lui seront maintenus ».

L’apparition pardonne, remplit de paix et de joie et envoie en mission universelle. Le Christ a achevé l’œuvre reçue de son Père et qu’il a pu accomplir par la puissance de son Esprit. Désormais cette action doit se répandre partout par la parole qui la proclame. Les disciples ne seront pas les exécutants d’un ordre car la mission est un flux unique : le Père est amour et, par l’Esprit, son Fils a diffusé cet amour jusqu’au point maximum de la mort. Maintenant il transmet cet Esprit à ces hommes pour qu’ils répandent ce même amour dans tous les peuples jusqu’à la fin du monde. Ne condamnez pas le monde, ne le dirigez pas : proposez-lui le pardon.

Une paroisse qui organise des projets, qui planifie un programme, qui croit qu’avec de l’intelligence, de la bonne volonté et des ressources suffisantes, on remplit sa tâche pour organiser la liturgie et aider les pauvres n’a pas encore compris la profondeur de ce qu’est « la mission ». L’Eglise n’est pas une entreprise de conversion mais un élan de divinisation, de pacification de l’humanité.

Jamais peut-être n’a-t-on aussi fortement souligné le scandale de la résurrection : Pierre et tous les apôtres peuvent bien raconter mille fois ce qu’ils ont vécu, insister tant qu’ils le peuvent, manifester par leur changement l’authenticité de leur témoignage, Thomas demeure incrédule. Le Ressuscité peut bien passer les murs : il ne peut pénétrer dans un cœur qui le refuse. La puissance divine s’arrête au seuil de notre liberté.
Aussi ne soyons pas surpris si nous-mêmes ne parvenons pas à transmettre ce qui nous tient tant à cœur.

La situation est bloquée. Que faire ?

Rendez-vous dimanche prochain

Huit jours plus tard les disciples se trouvaient dans la maison, portes verrouillées, et Thomas était avec eux. Jésus vient, il était là au milieu d’eux et dit : « Paix à vous ». Il s’adresse à Thomas : « Avance ton doigt, vois mes mains : cesse d’être incrédule mais croyant ». Thomas dit : « Mon Seigneur et mon Dieu ». Jésus lui dit : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu ».

On dirait que le Ressuscité fait une concession à Thomas mais elle est exceptionnelle: il comprend sa requête puisqu’il ne la condamne pas et il faut que le groupe entier des apôtres fasse l’expérience de Pâques. Mais dorénavant chaque humain est invité à rejoindre le groupe des croyants le 1er jour de la semaine qui est le jour où la communauté se rassemble.

Puisqu’aujourd’hui où, selon l’expression classique, nous sommes « 8 jours après Pâques », nous avons grand intérêt à méditer sur cette nouvelle manière de vivre le temps et sur l’importance essentielle de ce jour que la société a défiguré. On nous a convaincus que samedi-dimanche constituaient le week-end, la fin de semaine. Après les courses aux magasins, les randonnées vers la résidence secondaire ou la recherche d’un restaurant gastronomique, beaucoup se débrouillent pour « avoir sa messe », pas trop longue, vite fait bien fait. Et, en pestant, le lundi matin, on reprend le boulot pour une nouvelle semaine. Archi-faux !!

Les premières générations chrétiennes ont lutté, contre les païens et contre les Juifs, pour modifier la façon de vivre. Faire du 1er jour de la semaine le jour de fête primordial était une singularité bizarre pour l’entourage et cela attirait dérision et sarcasmes. Cette pratique désignait nettement les nouveaux chrétiens lorsque des vagues de persécutions se déclenchaient. Mais pour eux, leur vie nouvelle pivotait autour de cette expérience que les apôtres avaient vécue et que nous venons d’évoquer.

Dans la maison de l’un d’eux, on se rassemblait et on fermait les portes. Il y avait là des gens de tous âges et de toutes conditions. Jeunes et vieux, riches et pauvres, personnalités en vue et dockers s’accueillaient comme des frères. Plusieurs avaient peur, tous reconnaissaient qu’ils étaient pécheurs.

Et le Ressuscité venait au milieu : ils prenaient conscience qu’aucun d’entre eux, ni le président ni le plus cultivé, n’était le centre de leur relations. Ils n’exigeaient plus de le voir mais ils écoutaient sa Parole de feu. Les Ecritures leur prouvaient que Dieu agissait pour sauver l’humanité de la violence et de la guerre. Hors de toutes écoles, ils étaient éclairés par une Vérité qu’ils ne recevaient de personne d’autre. Ils apprenaient à vivre et comment peu à peu on devient un homme et on construit le monde.

Ils n’exigeaient plus de le toucher mais, bien mieux, ils le consommaient comme Pain de Vie. Eparpillés dans le monde, opposés par leurs caractères, dissemblables par leur condition sociale, ils se voyaient unis dans le Ressuscité, recueillis par lui, réconciliés. Partageant un même pain, ils devenaient un seul Corps.

Ils ne voyaient pas le Messie : ils l’étaient. Et leur joie était telle qu’ils n’avaient qu’une envie : annoncer la Bonne Nouvelle d’un Dieu qui n’est qu’amour, d’un Fils qui laisse percer son cœur pour que nous y entrions, d’un Esprit qui est élan de partage. Aussi l’assemblée envoyait les croyants en plein monde ; pleins de l’Esprit, ils n’avaient qu’un désir : transmettre le pardon de Dieu.

Le dimanche n’était pas une routine fastidieuse, un rite obligatoire expédié pour clore la semaine. Tout au contraire, il était la Lumière originelle qui s’allume et va éclairer toute la semaine qui vient. Le dimanche était Jour du Seigneur, jour de l’assemblée, jour de la réconciliation, jour de la Parole, jour de l’Eucharistie, jour de la Paix, jour de la joie, jour du bonheur, source d’une vie signifiante. « Heureux ceux qui croient sans voir ».

Thomas nous dit : Ne demandez pas à voir le Ressuscité. Vivez de sorte que l’on pressente qu’il est au milieu de vous et qu’il justifie votre vie.

Conclusion de l’Evangile

Tout est dit : Jean peut achever son livre.

Jésus a fait beaucoup d’autres signes devant les disciples. Mais ceux-ci ont été écrits afin que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu et afin que, par votre foi, vous ayez la vie en son Nom.

Lire l’Evangile, chemin de signes qui orientent notre existence pour nous conduire à confesser, comme Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ».
Alors nous vivons. Alléluia !

Frère Raphaël Devillers, dominicain

La belle histoire d’Arthur Ashe

Quand Arthur Ashe, le légendaire joueur de tennis américain, était en train de mourir du sida qui s’était propagé par le sang infecté administré lors d’une chirurgie cardiaque en 1983, il a reçu des lettres de ses fans, dont l’un a demandé : ” Pourquoi Dieu a-t-il dû vous choisir pour une maladie si horrible ? “

Arthur Ashe a répondu :

” Il y a plusieurs années, environ 50 millions d’enfants ont commencé à jouer au tennis, et l’un d’eux était moi.
-5 millions ont vraiment appris à jouer au tennis,
-500,000 ont appris le tennis professionnel,
-50 mille sont venus sur le circuit,
-5 mille ont atteint le Grand Chelem,
-50 sont arrivés à Wimbledon,
-4 ont atteint la demi-finale,
-2 ont atteint la finale et à nouveau l’un d’eux était moi.

Quand je célébrais la victoire avec la coupe à la main, je n’ai jamais pensé à demander à Dieu :
” Pourquoi moi ? ” Alors maintenant que je souffre, comment puis-je demander à Dieu : ” Pourquoi moi ? ”
Le bonheur vous garde doux ! Les jugements vous maintiennent forts ! Les douleurs vous gardent humains ! L’échec vous garde humbles ! Le succès vous garde brillants !

Mais seulement, la foi vous fait avancer. Parfois, vous n’êtes pas satisfait de votre vie, alors que de nombreuses personnes dans ce monde rêvent de pouvoir vivre votre vie. Un garçon dans une ferme voit un avion voler au-dessus de lui et rêve de voler.
Mais le pilote de cet avion survole la ferme et rêve de rentrer chez lui.

C’est la vie ! Profitez de la vôtre…

Si la richesse était le secret du bonheur, les riches devraient danser dans les rues. Mais seuls les enfants pauvres le font. Si le pouvoir garantissait la sécurité, les personnes importantes devraient marcher sans gardes du corps. Mais seuls ceux qui vivent humblement rêvent tranquillement.
Si la beauté et la renommée attiraient des relations idéales, les célébrités devraient avoir les meilleurs mariages.

Ayez confiance en vous ! Vivez humblement. Marchez humblement et aimez de tout votre cœur…!”

(paru dans Tribune juive 8 avril 2020)

Dimanche de Pâques – Année A – 12 avril 2020 – Évangile de Matthieu 28, 1-10

Évangile de Matthieu 28, 1-10

Ressuscité oui ou non ?

Les enquêtes révèlent que, même parmi les catholiques pratiquants, un nombre non négligeable avoue ne pas croire à la résurrection de Jésus. Or là est le cœur de la foi chrétienne telle que les Apôtres la transmettaient.

« Je vous rappelle l’Evangile …par lequel vous serez sauvés (si vous le retenez tel que je vous l’ai annoncé) : Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures ; il a été enseveli ; il est ressuscité le 3ème jour, selon les Ecritures. Il est apparu à Képhas, puis aux Douze… ». (1 Cor 15)

Si on refuse cette foi, Paul en tire la conclusion :

« Si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide … Votre foi est illusoire, vous êtes encore dans vos péchés. Ceux qui sont morts en Christ sont perdus. Si nous avons mis notre espérance en Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes ».

En effet, de prime abord, la résurrection contredit notre expérience séculaire, elle échappe à nos concepts, nos intuitions, nos imaginations. C’est pourquoi on peut accepter l’explication que les gardes ont répandue (et alors qui les condamne pour somnolence ou corruption) : ses disciples sont venus enlever le corps pendant la nuit et l’ont dissimulé quelque part dans le désert. C’est ce que, sauf quelques rares exceptions, toute la population de l’époque, juifs et païens, a cru.

Sans la Résurrection ? – 1

Mais en ce cas Jésus reste au niveau des justes, comme Jean-Baptiste, Gandhi, Martin Luther King. Il figure parmi ces innombrables héros qui ont combattu pour le droit et la justice et qui ont été exécutés par leurs ennemis. Tous restent des modèles admirables dont on pleure la disparition, à qui l’on dresse des statues, dont on relit les discours, que l’on se promet d’imiter. Mais on reste au niveau moral.

De toutes ces grandes figures qui ont donné leur vie pour libérer les opprimés, changer les conditions sociales, supprimer le racisme, aucune n’a eu la prétention de sauver l’humanité de son aliénation radicale, de son penchant au mal et de sa destinée mortelle. Alors on croit que Jésus a été exécuté pour raison religieuse (blasphémateur) ou politique (séditieux dangereux pour l’ordre public) ou qu’il a été victime d’une erreur judiciaire, d’un procès faussé. Et on continue d’ignorer la raison essentielle de cette mort, celle qui explique la résurrection.

Le prisonnier Jésus qu’on avait pris, au fond se donnait. Refusant toute fuite pour se préserver et toute haine contre ses bourreaux, il aimait. On voulait le supprimer et il s’offrait. Le supplice infligé par les hommes devenait en lui supplication pour eux. Il devait être plus qu’un prophète. Le Fils ?

En cette fête juive de la Pâque où on consommait un agneau pour célébrer la libération des esclaves hébreux en Egypte et espérer la libération ultime d’Israël, Jésus se savait l’unique Agneau qui, en toute conscience, donnait sens à cette horreur insensée de la crucifixion. Son sang était répandu pour libérer les hommes de leur esclavage au mal et de la tyrannie de la mort.

Paul le dit bien dans ce texte cité ci-dessus (1 Cor 15, 17) :

«  Si Christ n’est pas ressuscité, votre foi est illusoire, vous êtes encore dans vos péchés »

Sans la Résurrection ? – 2

Si Jésus n’est pas ressuscité, comment expliquer le retournement radical des apôtres et des femmes ? Les évangiles narrent sans vergogne leur foi flageolante, leurs doutes, leur lâcheté, leur fuite éperdue, leur panique devant la mort, la trahison de leur maître.

Or, après la crucifixion, eux qui s’étaient dispersés se rassemblent ; ils sortent de leur cachette et réapparaissent sur la scène publique ; ils étaient complètement horrifiés par la fin tragique de leur aventure derrière le Nazaréen et on les retrouve joyeux, gambadant d’allégresse. Jamais on n’a vu les élèves d’un grand maître, les fans d’un artiste, les compagnons d’un leader se réjouir de leur disparition.

D’autant que tout de suite les disciples savent ce qu’ils risquent. Ils n’ont pas inventé une fable pour chercher le succès, devenir célèbres et riches. Ils ne se sont pas limités à expliquer la beauté du Sermon sur la montagne.
Au contraire ils deviennent suspects aux yeux de tout le monde. Car leur affirmation de Jésus vivant constitue une preuve de la félonie du grand Sanhédrin, un camouflet insupportable pour le grand prêtre Caïphe convaincu de blasphème, pour Pilate accusé de lâcheté puisqu’il a condamné un innocent. Et le peuple ne comprend pas ces « nouveaux » qui ne sont ni juifs ni païens.

D’emblée la foi nouvelle est persécutée : des apôtres sont traduits au tribunal, certains sont jeté en prison, des familles se déchirent, des morts surviennent. Mais ce qui en effraie sans doute beaucoup renforce la conviction des autres. La crainte les étreint mais ils tiennent bon car Jésus les avait prévenus : vous serez persécutés, parfois haïs de tous à cause de moi. Ils sont fiers d’être des témoins, des martyrs. Par l’Esprit, Jésus vivant les ressuscite toujours de leur anéantissement. Non leur foi n’est pas une hallucination.

Sans la Résurrection ? – 3

Si Jésus n’est pas ressuscité, alors pourquoi considérez-vous le dimanche comme un jour férié et pour quelle raison allez-vous à la messe ?

Les peuples de l’antiquité avaient leurs jours de fête et parmi eux Israël se distinguait en vivant selon le rythme hebdomadaire de six jours de travail culminant dans le shabbat, jour de repos total et d’assemblée de prière à la synagogue. Or après la Pâque de Jésus, on voit ici et là apparaître de nouvelles communautés regroupant des païens et des Juifs. Ces derniers observent encore souvent le sabbat mais la réunion hebdomadaire se tient le lendemain du sabbat, qu’on appelle « premier jour de la semaine » (Jour un).

Elle a lieu chez un des disciples qui dispose d’une demeure plus spacieuse car les chrétiens ne construisent pas d’édifices sacrés. C’est pourquoi on ne demande pas aux riches de vendre leurs biens mais de les mettre à la disposition de l’ensemble de la communauté. La foi ne se ressource pas dans des lieux sacrés mais au cœur même de la vie quotidienne.

Et pourquoi ce changement ? Les chrétiens répondent : Parce que c’est le jour où Jésus nous est réapparu. Il a été exécuté au Golgotha la veille du shabbat et il est revenu le surlendemain, « le 3ème jour », le premier jour de la semaine suivante. Loin de nous accuser pour notre lâcheté, ses plaies étaient source de pardon. Aussi nous avons décidé de faire mémoire de sa résurrection non pas chaque année à la date anniversaire, au moment de la Pâque juive, mais chaque semaine. Et ce jour, nous l’appelons « Jour du Seigneur », dont le nom latin (domenica dies) deviendra le français « dimanche ».

Ainsi le temps de l’histoire humaine a pivoté de façon nouvelle : la semaine juive se terminait le sabbat (devenu le samedi), et la nouvelle semaine chrétienne commence par la réunion de la communauté qui chante la gloire de son Seigneur vivant, qui a donné sa vie pour nous offrir le pardon de nos péchés, qui aujourd’hui encore nous parle quand nous écoutons les apôtres nous raconter l’Evangile. Et la célébration culmine dans le partage de son Pain et de son Vin.

Les païens se rassemblent autour d’une tombe, d’un mémorial : ils se rappellent les exploits de leur héros et se lamentent sur sa disparition. Nous chrétiens, en faisant mémoire de notre Seigneur vivant, nous vivons sa Pâque qui nous libère de nos péchés et nous rassemble en un seul corps.

En mangeant l’Eucharistie, Pain vivant, nous devenons le Corps actuel de Jésus. Nos corps de chair nous séparent les uns des autres : le Pain du Christ nous constitue en un seul Corps.

On ne prouve pas la résurrection : on l’éprouve. La messe – assemblée unique où génie et rustre, patron et manœuvre, vieux et jeune, professeur et élève, pygmée et inuit, femme et homme, noir et blanc : pièces éparpillées de l’humanité – se rapprochent et reconstituent « le Corps du Christ vivant ». Il ne faut jamais réduire l’Eucharistie à un acte de recueillement personnel, à une pratique de piété, à un exercice spirituel, à une cérémonie cléricale. Elle est la manifestation tangible, ici et maintenant, que Christ est ressuscité.

Grâce à Pâques, chaque dimanche, nous ressuscitons. Nous étions abattus par nos fautes quotidiennes et nous sommes relevés. Nous étions séparés par nos dissensions perpétuelles et nous sommes unis en fraternité. Nous étions chloroformés par les slogans, le climat de mensonge, le culte des idoles et nous sommes réveillés, lucides. La Paix et le Justice, dont l’humanité rêve pour un avenir incertain et toujours reculé, nous les vivons ici et maintenant.

En ces jours, nos frères orthodoxes remplacent le bonjour  par le salut : Christos anesti (Christ est ressuscité) – et on répond Aletôs anesti (Christ est vraiment ressuscité).

On a tué des millions d’entre eux pour faire taire ce cri : aujourd’hui il résonne au Kremlin (où dans un coin repose la momie de Lénine). Chacun son tombeau !

Frère Raphaël Devillers, dominicain

A l’heure de la pandémie, les chrétiens, témoins de l’espérance

Anticipant la fête de Pâques, les chrétiens sont appelés à être les témoins de la Résurrection devant leurs frères dans l’épreuve. Par l’espérance, ils attestent que la mort n’aura pas le dernier mot. Les gestes de dévouement et de solidarité qui se manifestent partout en constituent déjà les premiers signes.

La crise sanitaire du coronavirus agit comme un révélateur. À son contact, les uns s’alarment, d’autres pontifient sur l’écroulement d’une civilisation : « Je vous l’avais bien dit ! » ; d’autres encore pleurent la croissance perdue, les espoirs envolés, leur utopie déchue…

Les chrétiens pas épargnés

Et les chrétiens ?…La crise sanitaire a fait surgir en eux des trésors de patience, de serviabilité, de don de soi, comme on est en droit d’en attendre des disciples de Jésus-Christ. Cependant, gardons à l’esprit qu’ils n’ont pas le monopole, et c’est heureux, du sens du service, du dévouement et du sacrifice. Que l’on pense aux soignants, aux agents du service public en contact avec la population, aux caissières de supermarché : tous ne sont pas chrétiens, et pourtant, quels exemples de sang-froid, de courage et de dévouement ne démontrent-ils pas ! Les chrétiens ne sont pas faits d’une pâte différente que leurs frères… Mais abstraction faite de leur péché, marque de la condition commune de l’humanité, que peuvent-ils amener au monde en cette période de confinement généralisé et de grande inquiétude ?

L’espérance, une vertu ancrée en Dieu

Actuellement, scotchés devant les chaînes d’info en continu, beaucoup de personnes paniquent ou vivent dans l’angoisse. Comme si la situation présente ne suffisait pas, des prévisionnistes ne nous promettent rien de bon au sortir de la crise : lutte des classes, chômage, règlements de compte… !

Dans ce contexte, contre la tentation de désespérer de l’humanité ou de l’unité nationale, les chrétiens ont l’obligation d’agir. Et ils ont les moyens de le faire ! Comment ? Tout simplement en témoignant de la vertu d’espérance ! Certes, tout ne va pas subitement tourner au mieux dès lors que nous aurons récité en boucle des mantras : « J’espère ! J’espère ! J’espère ! » Mais il n’est pas question de cela. L’espérance est d’abord reçue de Dieu. C’est Lui qui en est à la fois l’origine, le moteur et l’objet. L’origine : la Résurrection de Jésus. Le moteur : l’Esprit Saint qui nous fait agir en fonction et grâce à la Résurrection. L’objet : la vie éternelle.

Par la vertu d’espérance, prolongement de celle de foi, les chrétiens mettent leur confiance dans les promesses de Dieu au sujet de cette Vie. Car l’espérance n’est pas optimisme facile, ni autosuggestion, mais créance donnée, avec la grâce de l’Esprit, au bonheur que Dieu réserve à Ses enfants, selon les Écritures. Surtout, cette confiance dans les promesses divines débouche sur des attitudes et des actes qui leur sont accordés. Bannissant la peur et le défaitisme, le chrétien se comporte en fils de la Résurrection parce qu’il sait que Jésus a vaincu la mort.

Mais la question rebondit : comment faire le lien entre cette vertu théologale, la crise sanitaire que nous traversons, ses conséquences, et le témoignage de la Résurrection que nous apportons ? En fait, l’important est d’agir à notre niveau. Nous ne pouvons pas nous substituer aux médecins, ni aux politiques. De même que la majorité des Français luttent contre la pandémie en restant chez eux, de même nous pratiquerons la vertu d’espérance d’abord dans le cercle restreint de nos relations. Il ne s’agit pas de jouer les prophètes de bonheur, mais de vivre avec la confiance dans le Seigneur et Sa Résurrection chevillée au corps et à l’esprit.

Nous devons exsuder l’espérance, comme certains sapins exsudent de la résine !

Les petits gestes, les petites attentions

Point besoin d’envolées lyriques ni de grandes phrases. C’est dans les petits gestes, les petites attentions, les petits mots de réconfort, les enjouements, que cette vertu transparaîtra en nous. Gardons à l’esprit qu’un chrétien n’est pas un surhomme, qu’il est soumis à la condition commune de ses semblables. Le Christ n’a-t-il pas crié sur le Golgotha : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais c’est entre les mains de son Père qu’il remet son esprit l’instant d’après, sur la Croix. Nous aussi, que ceux qui nous voient aller nous coucher le soir, pensent tout bas, même implicitement : « Ils vont se reposer dans les bras de leur Père céleste ! ». Ainsi, par une heureuse contagion, l’espérance qui habite en nous pourra-t-elle se répandre et essaimer, fût-ce à leur insu, dans le cœur et l’esprit de nos proches.

Jean-Michel Castaing  – site Aleteia – 06 avril 2020