ÉVANGILE DE LUC 23, 35-43
LE SEIGNEUR SUR LE TRÔNE DE LA CROIX
Ce dimanche, dernier de l’année liturgique que nous avons suivie avec l’évangile de Luc, proclame le triomphe final du Christ Seigneur. Mais quelle folie pour les uns, quel scandale pour les autres: Jésus est proclamé Roi, Seigneur, au moment même où les hommes le tuent. L’évangile le montre aujourd’hui élevé sur le trône ignominieux d’une croix !
La crucifixion est sans doute le plus horrible des châtiments inventés par la cruauté des hommes –ce dont nul animal n’est capable. Le spectacle de ces hommes dénudés, sanguinolents, criant leur souffrance parfois pendant des heures était tellement éprouvant que le grand avocat romain Cicéron avait supplié pour que l’on cesse de mettre en pratique ce supplice.
Non seulement elle était la source des douleurs les plus extrêmes mais en outre elle était considérée comme une peine dégradante, déshonorante.
Et Luc raconte qu’à la douleur et à l’infamie s’ajoutèrent pour Jésus les moqueries et les insultes. “ Puisque tu as guéri et sauvé des gens, sauve-toi ! …Puisque tu es le Messie, l’élu de Dieu, descends ! “.
Vraiment Jésus descend dans le gouffre de l’horreur, dans l’abîme de la déréliction, dans les affres de la solitude. Cruauté et haine des hommes, sarcasmes sadiques devant un mourant. Et le silence cosmique, sidéral, d’un Dieu qui laisse faire et qui n’intervient pas.
ATTENTION AUX INTERPRETATIONS
Il s’agit maintenant d’interpreter cet événement. Car il a été la source d’idées fausses sinon perverses: Vous voyez: Dieu n’existe pas … Jésus était un rêveur, un utopiste mais, comme tous ceux-là qui ont voulu changer le monde, il a échoué …Le monde continue comme avant …Ce sont toujours les puissants qui l’emportent.
Ou bien Jésus s’est offert comme victime pour apaiser la colère de Dieu et retenir son désir de les écraser.
Ou bien la croix nous montre la nécessité de la souffrance. Elle nous presse de nous infliger privations, mortifications, flagellations.
Ces idées et d’autres semblables ont complètement déformé le message chrétien et ont fait basculer des penseurs et des foules dans l’incroyance et l’athéisme. Il faut les rectifier.
Dieu n’est pas sadique: lui qui a strictement interdit à Abraham de lui sacrifier son fils (comme les religions ambiantes le sollicitaient), comment imaginer qu’il veuille la mort de son propre fils ?
Jésus n’est pas masochiste, suicidaire, il ne cherchait pas la souffrance. En soignant les malades, en guérissant des handicapés, il avait toujours montré qu’il aimait la vie, qu’il voulait la vie des hommes.
Lorsqu’il a décidé de quitter sa région de Galilée où il circulait assez tranquille afin de monter à Jérusalem où il savait que les autorités le refuseraient et voudraient l’éliminer, il n’a pas pris cette décision dans le but de mourir mais afin d’accomplir jusqu’au bout sa mission: annoncer qu’il était un Messie différent de toutes les conceptions et donc qui devait en premier lieu dénoncer les défauts et les défaillances des responsables.
L’hostilité croissante des chefs puis son arrestation, son jugement et sa mise en croix n’étaient pas le but recherché mais les conséquences inévitables de la conversion qu’il exigeait, jusqu’à celle des plus hauts responsables politiques et religieux.
L’AMOUR RETOURNE LE SENS DE LA MORT
A l’inverse des journalistes qui se plaisent à grossir tous les détails des catastrophes pour émouvoir le lecteur, les Evangiles rapportent la scène du Golgotha avec beaucoup de sobriété. Non pour laisser entendre que, Jésus étant Fils de Dieu, il avait la force d’accepter l’intolérable. Car au contraire sa condition a exacerbé sa sensibilité au point qu’il a souffert d’une manière inimaginable pour nous.
Les Évangiles insistent surtout sur la conscience de Jésus. Il n’est pas une victime tombée par surprise dans un piège tendu par ses ennemis. Dès sa décision prise de monter à Jérusalem, il a annoncé aux disciples qu’il ne marchait pas au triomphe comme eux l’espéraient et que ses ennemis se saisiraient de lui pour le livrer à la mort. Jésus ne peut reculer, il ne peut se taire, il ne peut fuir le piège sous peine de ne pas achever la mission capitale reçue de son Père.
Ses adversaires vont le livrer à la mort et lui se livre à son Père. Il avait longtemps donné son message, donné la guérison aux malades: l’heure est venue de donner tout son être. Il va aimer jusqu’à mourir.
La croix est l’écartèlement entre l’amour de Dieu et le péché des hommes: au centre, le cœur transpercé de Jésus sera la brèche par laquelle les pécheurs repentants seront arrachés de la boue de leur infamie pour entrer dans la gloire du Père.
LE BON LARRON
Les traductions parlent souvent des deux larrons co-crucifiés autour de Jésus. En fait il ne s’agit pas de vulgaires voleurs mais de résistants (des sicaires ou des zélotes comme on dira bientôt) qui ont été condamnés pour avoir commis des actes de sédition contre Rome. Ils ont devant Jésus des attitudes tout à fait dissemblables et qui sont typiques des nôtres.
L’un des malfaiteurs l’injuriait: “ N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous avec”.
Pour le premier, seul compte d’échapper à la mort par un miracle que son voisin devrait accomplir puisqu’on disait qu’il est le Messie, le Sauveur. Il ne se remet pas du tout lui-même en question. Et il n’a avec ce Jésus inconnu qu’un lien utilitaire: sauve-moi de la mort et je reprendrai les armes.
Mais l’autre lui fit de vifs reproches: “Tu n’as donc aucune crainte de Dieu ? Tu es pourtant un condamné, toi aussi. Pour nous, c’est juste: après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal”.
Le second a une tout autre réaction. D’abord il reconnaît que sa peine est la punition qu’il risquait puisque tout le monde savait que tout acte de révolte serait puni par la croix.
Ensuite il proclame l’innocence de Jésus dont aucun acte de violence contre l’occupant n’a jamais été signalé.
Et enfin, surtout, il risque cet appel pathétique et magnifique:
Et il dit: “Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton Règne”.
Jésus est une victime d’une erreur judiciaire, un malheureux condamné à une mort proche mais s’il est le Messie, son Règne doit bien survenir, même si on ne sait ni quand ni comment. “Jésus”: la foi est un lien personnel, si ténu soit-il, à quelqu’un qui porte le nom de “Sauveur”. “Souviens-toi…”: la foi est un élan, un cri d’espérance d’un monde juste “quand tu viendras”.
Jésus lui répond: “ Amen, je te le déclare: aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le paradis”.
Admirable dernière phrase de l’évangile du jour. Proclamation certaine du pardon immédiat, gratuit, absolu.
Vous, les hommes, vous m’avez jeté dans la fournaise de la haine, de la violence. Mais je suis votre Sauveur qui brûle du feu de la miséricorde et j’ai pouvoir de vous transférer de l’enfer du Golgotha au paradis de l’amour. Ce paradis n’est rien d’autre que de “vivre avec moi”.
CONCLUSION
La croix, si elle est un paroxysme de la méchanceté des hommes, n’est pas l’apologie de la souffrance, ni le décret d’une divinité avide de vengeance, ni l’aboutissement inévitable d’un destin fatal.
Elle est l’épiphanie de l’incroyable miséricorde de Dieu, la proclamation de Jésus Seigneur non par la force mais par le pardon.
Au terme de cette année, rendons grâce au cher Luc qui nous a fait connaître ces merveilleux personnages recréés par la confiance: Marie, assise aux pieds de Jésus pour se nourrir de sa parole; le fils prodigue accueilli dans les bras de son vieux père bouleversé; le petit Zachée, découvrant la joie de partager sa richesse, parce que Jésus était venu chercher et sauver ce qui était perdu; Pierre pleurant sa lâcheté et reniant son maître qui le regardait avec tendresse; le zélote crucifié qui appelait au secours et qui allait, aujourd’hui, demeurer avec Jésus dans le Royaume; les disciples écrasés par le scandale de la croix, retournant à Emmaüs et que Jésus rejoint en douceur pour les retourner par sa Parole et la fraction du pain.
Avec tous ces croyants et la multitude des pécheurs, nous confessons que Jésus le crucifié vivant est notre Seigneur. Nous nous promettons de devenir des disciples plus obéissants et de témoigner avec assurance de Celui qui, chaque dimanche, nous rassemble par l’écoute de sa Parole et le partage de son Pain.
Que jamais nous ne choisissions un autre Seigneur. Que jamais nous ne doutions qu’Il ne cesse de nous chercher et de nous accueillir dans sa Miséricorde.
Frère Raphaël Devillers, dominicain