ÉVANGILE DE MATTHIEU 5, 1-14
TOUS SAINTS OU TOUS MORTS ?
Comme toutes les autres fêtes, la Toussaint a perdu son sens originel chrétien: elle est devenue la TOUS MORTS. D’où l’arrivée en force du grand Guignol de Halloween avec ses diables et ses sorcières.
L’Eglise, elle, chaque jour du calendrier, fêtait un grand Saint, elle proclamait que le jour de la disparition de cet homme ou de cette femme était en réalité sa nouvelle naissance. Pierre et Thérèse, Paul et Madeleine, Thomas et Catherine étaient morts mais désormais ils vivaient d’une vie nouvelle. Ils étaient les Saints “officiels”, canonisés, disait-on.
Mais il n’y avait pas que ces grandes figures célèbres et statufiées: à côté d’eux, se trouvait la multitude innombrable de fidèles, rois et esclaves, patrons et employés, vieux et jeunes, noirs et blancs. Tous avaient traversé des épreuves, tous avaient été tentés, tous avaient péché mais tous avaient reçu la miséricorde de Dieu. C’était les saints anonymes, les saints ordinaires.
En fin d’année, au moment de basculer dans l’hiver, quand la nature s’enfonce dans le brouillard, le froid et la mort, l’Eglise, contre toutes les apparences, nous réjouissait par la “Symphonie du nouveau monde”.
Car déjà à la fin du premier siècle, alors qu’elle ne comptait que quelques dizaines de petites communautés insignifiantes, noyées au sein de l’immense Empire païen qui les ridiculisait et souvent les persécutait, l’Eglise proclamait son invincible espérance par la vision reçue par saint Jean.
L’Apocalypse n’avait pas alors son sens journalistique de cataclysmes et de destructions épouvantables, elle n’était pas la chute dans le néant, la fin du monde mais la révélation du monde authentique. L’Apocalypse ? Quelle bonne Nouvelle, disaient les chrétiens !
LA FIN DU MONDE
En ce jour, il nous faut nous émerveiller de cette vision (1ère lecture du jour):
“J’ai vu une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, peuples et langues.
Ils se tiennent debout devant le Trône de Dieu et devant l’Agneau, en vêtements blancs, avec des palmes à la main et ils proclament d’une voix forte: “Le salut est donné par notre Dieu et par l’Agneau”.
Tous les Anges se prosternent pour adorer Dieu et ils disent: “Amen ! Louange, gloire, sagesse, action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu pour les siècles des siècles. Amen”….
Un ancien me dit: “Ils viennent de la grande épreuve: ils ont lavé leurs vêtements, ils les ont purifiés dans le sang de l’Agneau”.
Vision extraordinaire. Le déroulement de l’histoire ne s’abîme pas dans les déflagrations et la poussière, la mort n’est pas l’impératrice insolente au règne sans partage, la vie humaine n’est pas une errance aveugle dans l’absurde.
Dieu seul règne et son dessein s’accomplit: unir l’humanité dans l’amour. Les hommes sont debout, lumineux non grâce à leurs exploits héroïques ou leurs vertus mais parce que tous, sans exception, ont péché et que tous sont lavés, purifiés par le sang que l’Agneau a versé pour eux au Golgotha. “Le salut est donné”.
La croix, ignoble supplice inventé par la haine des hommes, est devenue l’axe du monde Et autour d’elle processionne l’humanité qui chante son bonheur en acclamant la grandeur de son Dieu. Après des siècles de hurlements, de souffrances, de guerres, l’humanité, enfin, peut laisser éclater une allégresse qui n’est plus menacée.
L’amour chante sa victoire sur la mort, la joie sur la tristesse, le baiser sur le crachat, le pardon sur le mal, l’harmonie musicale sur le fracas des bombes.
Sans cette espérance, peut-on vivre ?
TOUS SAINTS PAR LA VIE SELON LES BEATITUDES
La sainteté n’est pas la privation, la pénitence, la peur de Dieu. Elle n’est pas fuite du monde, obsession du mal, méfiance du plaisir. Elle n’est pas un idéal que l’on peut construire mais un germe de bonheur que l’on veut laisser grandir. “Heureux” n’est-il pas le premier mot qui exprimait le désir de Jésus pour l’homme ? Et le chemin du bonheur n’était-il pas celui qu’il ouvrait pour que chacun s’y engage ?
Notre cher Pape disait: “Il peut y avoir de nombreuses théories sur ce qu’est la sainteté…Mais rien n’et plus éclairant que de revenir aux paroles de Jésus…Il a expliqué avec grande simplicité ce que veut dire être saint et il l’a fait quand il nous a enseigné les béatitudes” (“Soyez dans la joie et l’allégresse – § 63)
Heureux les pauvres de coeur: le Royaume des cieux est à eux.
Heureux les doux: ils obtiendront la terre promise.
Heureux ceux qui pleurent: ils seront consolés.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassassiés.
Heureux les miséricordieux: ils obtiendront miséricorde.
Heureux les coeurs purs: ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix: ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice: le Royaume des cieux est à eux.
Prenons garde à deux risques dans la formulation de ce texte. N’encourage-t-il pas une attitude passive: accepter la pauvreté, rester doux, pleurer, subir…? Et ne reporte-t-il pas toute l’importance de la vie dans l’au-delà: soyez patients, acceptez et plus tard vous serez récompensés ?
Or toute la vie de celui qui a lancé ce programme prouve qu’il n’en est rien. Ni riche ni de grande famille, ni prêtre ni érudit diplomé, Jésus n’est pas demeuré petit artisan calfeutré dans sa campagne. Son baptême l’a transformé en missionnaire, en prophète intrépide. Il osait proclamer la Parole de son Père tout autant aux gens du peuple qu’aux notables, il dénonçait l’hypocrisie de certains comportements, la religion réduite à des pratiques superficielles. Il ne conseillait pas aux malades et infirmes de se résigner à leur état, il était ému par leurs souffrances et il guérissait. Il courait le risque de devenir un homme qui dérange le pouvoir et il ne se taisait pas lorsque l’étau se refermait sur lui.
Il voulait que le Règne de Dieu son Père advienne maintenant sur terre. Y compris en donnant sa vie pour cela.
De même les saints qui ont répondu à son appel et décidé de pratiquer son programme ont été des femmes et des hommes profondément engagés dans les problèmes de leur temps. Soins des malades, éducation des enfants, aide aux lépreux, infirmes, affamés…: impossible d’énumérer la multitude indéfinie des ”oeuvres chrétiennes”. Même ceux et celles qu’on appelle “contemplatifs” et qui ont choisi la vie de prière dans la solitude n’ont pas été désincarnés. Simplement ils ont choisi les moyens de la prière et du dénuement pour oeuvrer au même but.
TOUSSAINT ET JOUR DES DEFUNTS
Il reste que, en ce 1er novembre, nous irons nous aussi nous recueillir quelques instants devant les tombes pour honorer ceux et celles avec lesquels nous avons vécu et que nous avons aimés. Certaines plaies ne sont pas fermées et les souvenirs reviennent qui font très mal.
Où es-tu ? Que se passe-t-il au-delà ? Nos questions se fracassent sur la dure pierre qui cache le secret et qui nous renvoie à une série d’interpellations: “Que fais-tu maintenant de ta vie ? Quel sens lui donnes-tu ? Quand tu vas sortir du cimetière, comment vas-tu mener ton existence ?”
Le Jour des Défunts est à la fête de la Toussaint ce que le vendredi-saint est à la célébration de Pâques. Le bonheur des Béatitudes n’efface pas l’atrocité de la mort ni la douleur intolérable du corps aimé disparu. Mais il est promesse de leur passage, de leur transfiguration par la Lumière du Christ ressuscité et vivant.
Le souvenir des disparus ne nous replie pas sur l’amertume et le désespoir. Il nous redit avec force que le chemin de l’avenir est celui du bonheur des béatitudes.
Sur ce chemin, nous nous retrouverons dans la Lumière de la Gloire.
Frère Raphaël Devillers, dominicain