Extrait de l’entretien avec B. Révillon : « De utilité des insomnies »
dans le livre d’E. Lévinas : « Les imprévus de l’histoire » (éd. poche)
- Imaginons qu’un jeune élève vienne vous demander une définition de la philosophie.
Je lui dirais que la philosophe permet à l’homme de s’interroger sur ce qu’il dit et sur ce qu’on se dit en pensant. Ne plus se laisser bercer ni griser par le rythme des mots et les généralités qu’ils désignent mais s’ouvrir à l’unicité de l’unique dans ce réel, c.à.d. à l’unicité d’autrui, …c.à.d. en fin de compte, à l’amour.
Parler véritablement, … s’éveiller, se dégriser, se défaire des refrains. Déjà le philosophe Alain nous mettait en garde contre tout ce qui, dans notre civilisation prétendument lucide, nous venait des « marchands de sommeil ». Philosophie comme insomnie, comme éveil nouveau au sein des évidences (…)
- Est-ce important d’avoir des insomnies ?
L’éveil est, je crois, le propre de l’homme. Recherche par l’éveillé d’un dégrisement nouveau, plus profond, philosophique. C’est précisément la rencontre de l’autre homme qui nous appelle au réveil (…)
- C’est l’autre qui nous fait philosophe ?
Dans un certain sens. La rencontre de l’autre est la grande expérience ou le grand événement. La rencontre d’autrui ne se réduit pas à l’acquisition d’un savoir supplémentaire. Je ne peux jamais saisir totalement autrui certes, mais la responsabilité à son égard, où naît le langage, et la socialité avec lui, déborde le connaître (…)
- Nous vivons dans une société de l’image, du son, du spectacle où il n’y a que peu de place pour le recul et la réflexion. Si une telle évolution s’accélérait, notre société perdrait-elle en humanité ?
Absolument. Je n’ai pas du tout la nostalgie du primitif. Quelles que soient les possibilités humaines qui y apparaissent, elles doivent être dites. Le danger du verbalisme existe, mais le langage qui est un appel à autrui est aussi la modalité essentielle du « se méfier-de-soi », qui est le propre de la philosophie. Mais je ne veux pas dénoncer l’image. Ce que je constate, est qu’il y a une grande part de distraction dans l’audiovisuel, c’est une forme de rêve qui nous plonge et nous maintient dans ce sommeil dont nous parlions à l’instant. (…)
- Qu’est-ce que l’éthique ?
C’est la reconnaissance de la « sainteté ». Je m’explique : le trait fondamental de l’être est la préoccupation que tout être particulier a de son être même. Les plantes, les animaux, l’ensemble des vivants s’accrochent à leur existence. Pour chacun c’est la lutte pour la vie. Et la matière dans son essentielle dureté n’est-elle pas fermeture et choc ?
Et voilà dans l’humain l’apparition possible d’une absurdité ontologique : le souci d’autrui l’emportant sur le souci de soi. C’est cela que j’appelle « la sainteté ».
Notre humanité consiste à pouvoir reconnaître cette priorité de l’autre….Vous comprenez pourquoi je porte tant d’intérêt au langage : il s’adresse toujours à autrui, comme si on ne pouvait pas penser sans se soucier déjà d’autrui. D’ores et déjà ma pensée est dans un dire. Au plus profond de la pensée s’articule le « pour- l’autre », autrement dit la bonté, l’amour d’autrui plus spirituel que la science.
- Cette attention à l’autre, est-ce que cela s’enseigne ?
A mon avis, cela se réveille devant « le visage » d’autrui.
- L’autre dont vous parlez, est-ce aussi le tout-Autre, Dieu ?
C’est là, dans cette priorité de l’autre homme sur moi que, bien avant mon admiration pour la création, bien avant ma recherche de la première cause de l’univers, Dieu me vient à l’idée.
Lorsque je parle de l’autre, j’emploie le terme de « visage ». Le « visage », c’est ce qui est derrière la façade et sous la contenance que chacun se donne : la mortalité du prochain….Le « visage » dans sa nudité est la faiblesse d’un être unique exposé à la mort, mais en même temps l’énoncé d’un impératif qui m’oblige à ne pas le laisser seul. Cette obligation, c’est la première parole de Dieu. La théologie commence pour moi dans le visage du prochain. La divinité de Dieu se joue dans l’humain. Dieu descend dans le « visage » de l’autre.
Reconnaître Dieu, c’est entendre son commandement : « Tu ne tueras point », qui n’est pas seulement l’interdit de l’assassinat mais est un appel à une responsabilité incessante à l’égard d’autrui – être unique – comme si j’étais élu à cette responsabilité qui me donne, à moi aussi, la possibilité de me reconnaître unique, irremplaçable, et de dire « je ». Conscient que dans chacune de mes humaines démarches – dont autrui n’est jamais absent – je réponds de son existence d’être unique ( …)
E. LEVINAS : né d’une famille juive à Kaunas (Lituanie) en 1905 – Révolution communiste : fuite en France – Études à l’université de Strasbourg – Découverte du philosophe E. Husserl – Cours de M. Heidegger – Guerre 40 : prisonnier dans un camp en Allemagne ; épouse et enfants cachés chez des religieuses – La famille demeurée à l’est est exterminée dans les camps nazis – 1947 : Directeur de l’école normale israélite à Paris – Professeur à l’université de Poitiers puis Paris.
Auteur de très nombreux ouvrages (plusieurs reproduits en poche) – Reconnu comme un des plus grands philosophes du 20ème s. – Décédé le 25 12 1995 après « une vie dominée, dira-t-il, par le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie ».
Cf. Catherine Chalier : Lévinas : l’utopie de l’humain (éd. A. Michel)