3ème dimanche de Carême – 12 mars 2023 – Évangile de Jean 4, 5-42

Évangile de Jean 4, 5-42

La soif de Dieu

Avez-vous remarqué que, dans cet Évangile où Jésus, exténué, demande à la Samaritaine : « Donne-moi à boire », jamais il ne boit ? Dans le récit, jamais sa soif à lui, n’est étanchée.

Et, avez-vous remarqué le contraste qu’il y a avec la première lecture ? Dans le désert, le peuple souffrait de la soif. Et Moïse récrimine contre lui : « Que vais-je faire de ce peuple ? Encore un peu, et ils me lapideront ! ». Et que fait Dieu ? Il leur donne à boire. Lui ne tergiverse pas : même si, comme le dit l’Écriture, le peuple assoiffé lui cherche querelle, Dieu fait immédiatement jaillir une source d’un rocher. Au-delà de nos mécréances, Dieu commence par combler nos besoins les plus immédiats. Ils me maudissent parce qu’ils ont soif ? Voici à boire …

On interprète souvent cet Évangile – et le texte nous y invite d’ailleurs – en présentant l’Esprit comme une source d’eau vive, qui étanche notre soif spirituelle : « celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle ». Et Paul nous incite à faire le lien avec le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné alors que nous n’étions encore capables de rien ». L’amour de Dieu, voilà l’eau vive que l’Esprit nous donne comme il donnait de l’eau sortie du rocher aux Hébreux dans le désert.

Mais qui se préoccupe de la soif de Dieu ?

Il y a un parallélisme troublant à faire entre le Jésus qui dit « Donne-moi à boire » à la Samaritaine et le Christ en croix dont Jean nous dit, plus loin, au chapitre 19, que « sachant que tout, désormais, était achevé, pour que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout, il dit : « J’ai soif. »

En quoi l’étanchement de la soif de Jésus accomplit-il l’Écriture ? Est-ce simplement pour faire, au moment de la crucifixion, une référence parlante à la complainte du juste couvert d’insultes dans le psaume 70 ? ou est-ce véritablement l’étanchement de la soif de Jésus qui accomplirait les Écritures ?

L’Évangile d’aujourd’hui nous donne la réponse. Je vous ai quelque peu induit en erreur en vous disant que jamais la Samaritaine n’étanchait la soif de Jésus. Elle le fait, en tous cas elle lui donne à boire de cette eau vive qui est de le reconnaître comme Christ et de le glorifier comme Messie auprès des siens. Jésus dit alors à ses disciples : « Dès maintenant, le moissonneur reçoit son salaire : il récolte du fruit pour la vie éternelle, si bien que le semeur se réjouit en même temps que le moissonneur. » La moisson du jour c’est la foi de la Samaritaine. La reconnaissance, voilà ce qui étanche la soif de Dieu.

Jésus ajoute : « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. » Si nous disons que l’eau vive est l’amour de Dieu que l’Esprit nous donne, étancher la soif de Dieu revient à lui rendre cet amour.

Nous apaisons la soif de Dieu lorsque nous l’aimons, nous sommes des sources d’eaux vives pour Dieu lorsque nous lui rendons témoignage. Chaque vie donnée au Christ est un flot étanchant la soif d’amour de Dieu. Chaque Eucharistie, chaque prière, chaque offrande, chaque don de soi est de l’eau pour la soif d’Humanité qu’éprouve Dieu.

Oh bien sûr, nos offrandes sont imparfaites, notre prière est faible et le don de nous-même est rarement limpide. La soif de Dieu n’est jamais pleinement étanchée des flots de notre amour que nous mêlons toujours quelque peu du fiel de notre péché.

Mais sur la croix, Jésus prit tout de même l’eau mélangée de vinaigre et dit « Tout est accompli ». Il suffit de ça : lui donner à boire de nous-même, même si notre breuvage est quelque peu amer ou corrompu.

Que le jaillissement de notre foi soit pour Dieu un étanchement véritable et que notre Carême nous aide à rendre la boisson un peu moins vinaigrée. Car Dieu a soif de notre amour.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Qu’est-ce que la soif de Dieu ?

Une conférence de Gemma Serrano
au Collège des Bernardins

Grégoire de Nazianze nous dit, au IVe siècle, que « Dieu a soif que l’on ait soif de lui ». Dieu est lui-même un amoureux désir. Nous lisons dans les psaumes « Je te cherche, mon âme a soif de toi » Ps 63, 2. L’homme est en quête de Dieu et désire le voir.

Comment penser ces deux versants de la relation de désir et de quête entre Dieu et l’homme ? Quel est notre désir ? Comment cette soif prend le contre-pied d’une connaissance rassasiée ? De quelle traversée nous parle ce désir ?

Nous essayerons de comprendre comment nos vies sont sillonnées par cette soif propre et cette soif d’Autrui.

Visionner la conférence

Gemma Serrano est Professeur extraordinaire de théologie fondamentale et dogmatique à la Faculté Notre-Dame et Co-directrice du département de recherche Humanisme numérique du Collège des Bernardins.

7ème dimanche du Temps Ordinaire – 19 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 38-48

Évangile de Matthieu 5, 38-48

Aimer sans limites

« Parle à toute l’assemblée des fils d’Israël. Tu leur diras : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Si nous regardons ce commandement de l’Amour – « Aime ton prochain comme toi-même » comme la définition de relations correctes entre nous, la seule mesure sur laquelle se fonde une société juste, si nous disons que notre comportement envers autrui ne peut pas différer de celui que nous attendons envers nous-mêmes, comment comprendre cette mesure – « Aime ton prochain comme toi-même » – si on ne s’aime pas ?

Comment aimer les autres si on ne s’aime pas soi-même ? Et si nous n’avons pas un regard bienveillant sur nous-même, comment espérer avoir un regard bienveillant – un regard d’amour – sur l’humanité ou sur le monde ?

Nous connaissons tous des chrétiens qui passent leur vie à faire des reproches aux autres : c’est le signe qu’ils ne s’aiment pas. Nous connaissons tous des chrétiens qui passent un temps considérable à critiquer leur prochain, la société et les temps actuels : c’est le signe qu’ils ne s’aiment pas. Nous connaissons tous des chrétiens qui témoignent d’un regard injuste envers les autres, parce que nous sommes parfois ces chrétiens injustes et c’est toujours le signe que nous sommes aussi injustes envers nous-mêmes, que nous ne nous aimons pas. En tous cas pas comme Dieu nous aime, et nous commande d’aimer.

Déjà le Christ était averti de ce danger – celui d’être incapable de véritablement aimer lorsque on a un regard méprisant envers soi. C’est pourquoi, il précisera ce commandement de l’Amour donné à Moïse : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » [ Jean 15, 12 ] . Aime ton prochain comme Dieu t’aime ! Mais avant toute chose : toi-même, aime-toi comme Dieu t’aime !

Paul dit : « Ne savez-vous pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? ». Avons-nous ce regard sur nous-mêmes ? Sommes-nous toujours conscients de la valeur inouïe que nous avons aux yeux de Dieu ? Croyons-nous vraiment que nous sommes des tabernacles, des calices au sein desquels Dieu se rend présent ? Avons-nous cette certitude que, dans nos corps et nos esprits brisés, Dieu désire tant venir vivre ? Pour toujours …

Si nous ne voyons pas nos corps et nos esprits comme des vases sacrés, d’une beauté particulière, intense et délicate, à la fois précieux et fragiles, d’une valeur inouïe aux yeux de Dieu c’est que nous ne nous aimons pas. En tous cas pas assez.

Je sais : c’est parfois difficile. C’est difficile de s’aimer soi-même alors que nous avons les yeux rivés sur les failles qui nous brisent. C’est difficile de s’aimer soi-même, confrontés parfois à notre inintelligence, notre mauvaise volonté, nos habitudes détestables et les élans de haine qui parfois nous gagnent. C’est difficile de s’aimer soi-même, confrontés à son propre péché. Qui ne s’est jamais fait des reproches ? Qui ne s’est jamais trouvé ridicule, injuste ou parfois méchant ?

Comment s’imaginer vase sacré, temple du Dieu-Amour alors que nous côtoyons chaque jour notre propre laideur ? Comment avoir conscience de notre infinie valeur quand nous connaissons si bien nos fragilités, nos mauvaises habitudes, nos pensées détestables et, peut-être, ce que nous considérons comme des vices ? N’est-il tout de même pas nécessaire d’avoir un regard lucide sur soi-même ? C’est précisément cette sagesse du monde qui est folie devant Dieu.

Oui, bien sûr, il faut avoir un regard lucide sur soi-même mais il faut en outre, à ce regard, la lucidité de Dieu ! Ce regard qui est folie pour les hommes. Ce regard qui fait de nous, malgré notre corruption, des sanctuaires sacrés. Ce regard empli de confiance et de bienveillance, qui nous voit déjà saints, parfaits comme notre Père céleste est parfait.

Je vous en prie : émerveillez-vous de la bonté qui réside en vous ; admirez la tendresse dont vous êtes capables ; réjouissez-vous de votre désir d’affection, de communion et de paix. Émerveillez-vous de vous-mêmes comme de temples saints, de véritables sanctuaires de l’amour de Dieu. Jamais nous ne devons oublier de considérer votre propre beauté aux yeux de Dieu. Alors tout nous appartiendra, […] le monde, la vie, la mort, le présent, l’avenir : tout sera à nous, et nous, au Christ, comme le Christ est à Dieu.

Nous n’aimerons les autres que si nous nous aimons nous-mêmes comme le Christ nous aime. Et avant de se réconcilier avec le monde, il convient de se réconcilier avec soi-même : aimons vos ennemis même si cet ennemi, c’est parfois nous-même.

Pour pouvoir aimer ses ennemis, il faut aimer sans limites. Ce n’est possible que s’éprouvant soi-même aimé sans limites par Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Quelle est la meilleure manière de s’aimer soi-même ?

S’aimer soi-même, ce n’est pas si facile. Le plus sûr chemin est de s’aimer sans complexe, en choisissant le bien que Dieu désire pour nous.

La forte propension au narcissisme, très contemporaine, pousse à une quête toujours plus effrénée de reconnaissance. La prégnance de cet affect se heurte toutefois aux limites de notre condition, ainsi qu’à la fatuité des motifs de notre complaisance envers nous-mêmes. Un selfie posté sur les réseaux sociaux, et liké des centaines de fois, n’étanchera jamais notre attente à ce sujet. Notre intuition nous dit que nous valons plus que cette image. Et si c’était en Dieu que résidait la raison principale de s’aimer soi-même ?

Notre époque, fortement marquée par l’individualisme, semble a priori fournir un terreau favorable à l’amour de soi. Pourtant, on ne compte plus les cas d’autodépréciation, de mépris de soi. Combien de personnes estiment ne pas être à la hauteur de l’image de soi qu’elles aimeraient donner à la fois aux autres mais aussi à elles-mêmes ? Comment expliquer une telle faillite de l’amour de soi, alors que jamais nous n’avons été autant poussés par l’idéologie dominante à nous pencher sur les heurts et malheurs de notre petit ego, à cultiver et entretenir nos penchants et notre intériorité ?

Manquerions-nous d’ambition pour nous-mêmes ?

En fait, si nous éprouvons les pires difficultés à nous aimer nous-mêmes, cela ne tient pas à ce que nous fixions la barre de notre idéal du moi trop haut, à ce que poursuivions un objectif disproportionné avec nos moyens et avec ce que nous sommes en réalité. Non, notre échec n’est pas imputable à notre trop grande ambition, mais plutôt à ce que nous n’en ayons pas assez !

Car la viabilité de l’amour que nous nous portons à nous-mêmes ne dépend pas seulement de son intensité. Nous pouvons être obsédés par l’amour de nous-mêmes, et rester néanmoins malheureux. La force de cet amour, qui peut d’ailleurs se révéler dangereuse en dégénérant en égoïsme et en indifférence envers les autres, n’est qu’une composante de la bienveillance plus générale que nous devons nous porter à nous-mêmes. L’autre facette de cet amour réside dans le but que nous poursuivons et que nous désirons atteindre pour nous-mêmes. Car il ne suffit pas de s’aimer : encore faut-il savoir ce que nous voulons pour nous, ce que nous désirons devenir et posséder.

Souvent, c’est à ce niveau que la machine s’enraye. Si l’individu, soumis à un matraquage idéologique insidieux, finit par souscrire à la vision de l’homme idéal et épanoui que la société « liquide » lui propose en guise de but à atteindre, il existe de fortes chances pour que la déception soit au rendez-vous à moyenne échéance. Le consumérisme nous laisse croire en effet que le bonheur, comme les autres marchandises, se trouve sur le marché, et qu’il est facilement disponible pour toutes les bourses. C’est la raison pour laquelle le but poursuivi par l’amour de soi, but dont l’atteinte est censée nous réconcilier avec nous-mêmes, finit la plupart du temps par nous décevoir. Ce bonheur au rabais s’est révélé être une marchandise frelatée, simple hochet dont l’acquisition a été trop facile pour véritablement combler en nous la soif qui demandait à s’étancher à une source plus substantielle.

Poursuivre sans orgueil une finalité élevée

La foi chrétienne nous prémunit contre un tel règne de la facilité et le miroir aux alouettes du mimétisme. Courir après les petites satisfactions que le Marché nous met devant les yeux finit à la longue par diminuer notre estime de soi. Si nous désirons que le but poursuivi soit en adéquation avec le bien que nous nous voulons à nous-mêmes, il est nécessaire qu’il soit à la fois suffisamment substantiel pour nourrir les exigences des êtres spirituels que nous sommes, tout en restant à l’abri, malgré la hauteur à laquelle il nous hisse, de la morsure de l’orgueil. Or, le seul bien capable de concilier ces deux caractéristiques apparemment contradictoires est celui que Dieu nous désigne comme étant le bien après lequel nous devons tendre, et qu’il nous donnera si nous L’en prions.

Autrement dit, la meilleure manière de nous aimer et de nous faire du bien, consiste à rechercher à nous aimer en Dieu. Par-là, nous ne risquons ni d’être déçus, ni de trébucher pour avoir voulu voler trop haut, puisque c’est Lui-même qui nous mènera vers l’accomplissement gratifiant après lequel nous soupirions.

Vouloir pour nous ce que Dieu veut

Il est légitime de s’aimer soi-même : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Et notre premier « prochain » c’est nous-même ! Aimer son prochain consiste à lui vouloir le plus de bien possible. Il en va pareillement pour nous. Il s’agit de nous vouloir du bien. Mais lequel ? Le plus sûr est de choisir le bien que désire pour nous Celui qui nous a créés, et qui connaît la finalité pour laquelle Il nous a appelés à l’existence. Or Dieu nous a créés pour que nous devenions Ses fils. Aussi est-ce dans cette filiation divine que nous trouverons notre bien propre.

Nous ne nous aimerons vraiment qu’en nous aimant tels que Dieu nous aime, c’est-à-dire comme Ses enfants. Nous devons aimer en nous la qualité de fils de Dieu, ce qui signifie nous aimer en Dieu, avec Dieu et par Dieu. Cette qualité contribuera à la fois à nous donner une image gratifiante de nous-mêmes, tout en nous gardant de nous enfler d’orgueil et de fatuité, puisqu’elle ne dépend pas de nos mérites, mais de Dieu seul. En effet, la Trinité nous aime gratuitement et a fait de nous des filles et des fils de Dieu par pure grâce, non parce que nous aurions été aimables et méritants.

Aimer en nous la personne pour laquelle le Christ est mort

En nous aimant en Dieu, nous jouissons des biens que le Père nous réserve. Dans le même temps, nous ne risquons pas de courir après des chimères. Car comme nous l’avons souligné plus haut, il ne suffit pas de se porter beaucoup d’attention à soi-même. L’amour de soi dépend surtout des biens dont je veux profiter ainsi que de la qualité d’être à laquelle je désire accéder. Or, ceux que Dieu nous propose restent hors d’atteinte de la péremption. Quant à la qualité d’être à laquelle il nous propose d’accéder est celle qui nous rend semblables à son Fils ! Rien de moins ! Il s’agit donc d’aimer en nous la personne pour laquelle le Christ est mort sur la croix. Jésus savait qu’en se sacrifiant pour nous, il allait faire de nous des fils de son Père, nous gagner l’adoption filiale divine.

S’aimer en se décentrant de soi

Vouloir pour nous ce que Dieu a voulu pour nous : telle est la recette d’un authentique amour de soi qui ne s’expose pas au danger de dégénérer en égoïsme. En effet, dès lors que je projette de devenir fils de Dieu, ou du moins de m’accepter comme tel (car c’est une qualité que le Créateur nous offre sans condition préalable), je constate que je partage ce statut avec tous mes frères humains ! Voilà une qualité bien gratifiante, mais qui m’apprend dans le même temps l’humilité et le sens du service ! L’amour de soi n’est plus alors exclusif de l’amour des autres.

Et si la clé de l’amour de soi consistait à s’oublier pour s’occuper davantage de ses frères ? Ce ne serait pas le moindre paradoxe du christianisme !

Jean-Michel Castaing pour Aleteia.

6ème dimanche du Temps Ordinaire – 12 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 17-37

Évangile de Matthieu 5, 17-37

La juste taille

Après avoir été encensés la semaine passée par le Christ – « Vous êtes le sel de la Terre » ; « Vous êtes la lumière du monde » –, on peut dire que la douche aujourd’hui est nettement plus froide : « Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement » ; « Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère » ; « Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; « Si ta main entraîne ta chute, coupe-la ». C’est tout de suite moins engageant …

Il est probable que la plupart d’entre vous n’a pas choisi d’être baptisée dans la foi chrétienne, moi non plus. Mais notre présence ici est certainement le signe que nous nous la sommes appropriée, que nous avons fait nôtre ce choix. Nous n’avons pas choisi d’être baptisés, mais nous avons choisi d’être ici.

Pour ma part, parmi toutes les doctrines, toutes les opportunités spirituelles qui s’offrent à nous, je choisis la foi catholique précisément parce qu’elle est celle qui me semble la plus difficile, la plus exigeante, la plus globalisante.

La foi catholique est la plus exigeante parce qu’elle implique tout le corps et tout l’esprit. Elle nous implique tout entier. Elle n’a rien d’une théorie, d’une belle pensée. Elle n’est pas non plus une simple éthique, des règles de bon comportement. Précisément, elle n’a de sens qu’effectivement incarnée.

Ce qui ressort des lectures d’aujourd’hui, c’est que notre foi implique et emporte toute notre personne – corps et âme – la totalité de notre être, nous tout entier. Et c’est en cela qu’elle est difficile, et parfois bien exigeante.

Car, si notre foi implique et emporte toute notre personne – corps et âme –, c’est aussi le cas du péché. « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le ». C’est d’une radicalité inouïe, que nous avons sans doute tendance à estomper. Le péché est vu ici comme une gangrène qui pourrait nous envoyer au désespoir et à la tombe. Parce que c’est effectivement le cas ! « Si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la ». Ne laisse pas progresser les ténèbres et le mal qui te ronge, tu mourras sinon. Spirituellement d’abord, charnellement ensuite.

Bien sûr nous sommes libres ! Le Livre de Ben Sira le Sage le dit : « Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle. Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères. » Libre à nous, évidement, de choisir l’infidélité, de nous laisser entraîner vers le feu ; libre à nous de préférer nous brûler. « La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix ». On peut choisir de se laisser gagner par la gangrène ; nous sommes essentiellement libres …

Mais Dieu « n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher. » Et le Christ renchérit : « Si [notre] justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, [nous n’entrerons] pas dans le royaume des Cieux. » Libre à chacun, bien sûr, de courir au suicide spirituel. Parce que c’est de cela dont il s’agit : perdre le Royaume – c’est à dire essentiellement la joie de vivre – à force d’injustice, c’est à dire de péché.

Le christianisme est ainsi la doctrine la plus difficile parce qu’il est une doctrine de la liberté. Alors comment vivre cette liberté, comment faire quotidiennement ce choix d’être chrétiens, fidèles, éternellement vivants d’amour divin ?

S’agit-il de nous raboter petit-à-petit, jetant de-ci de-là les parties de nous-mêmes qui nous entraînent au péché ? Il y a de cela, en effet. Nous avons tous à élaguer des branches mortes, à faire tomber des fruits pourris. Avec une certaine objectivité, en posant un regard presque froid sur nous-mêmes, il y a en effet des choses en nous qui doivent changer ou disparaître ; nous le savons tous.

Et sans doute est-il perdu plus que tout autre celui qui s’aveugle sur son propre péché, qui refuse d’affronter sa part de ténèbre et de laideur, de faire face à ce qu’il y a en lui de souillé. « Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; « Si ta main entraîne ta chute, coupe-la ». Trop de complaisance sur nous-mêmes et nous nous rendons incapables de nous épanouir. C’est vrai : il faut parfois tailler dans le vif qui se gangrène. Et c’est douloureux d’affronter sa part d’ombre mortifère.

Mais à trop tailler, à tomber dans un rigorisme abscons, à ce que la vision des maux qui nous rongent emporte même la vision de la merveille que nous sommes : nous nous condamnons tout autant à mourir. « Vous êtes le sel de la Terre » ; « Vous êtes la lumière du monde »

A chaque arbuste convient une juste taille. A chacun d’entre nous, il convient de trouver une juste mesure. Aussi y-a-t-il un temps pour la rigueur et un autre pour la vigueur : quand l’hiver spirituel arrive, il faut tailler ; quand le printemps revient, il faut laisser courir la sève.

Le christianisme est une doctrine exigeante parce qu’elle implique un équilibre difficile, positivement instable. Trop sévère ou trop lâche, le chrétien s’éteint et meurt. Mais immobile, il meurt aussi. Il nous faut résoudre cette difficile équation qui nous entraîne toujours vers l’avant tout en reculant parfois ; qui nous pousse à nous épanouir tout en taillant parfois dans le vif. Il nous faut réussir le difficile alliage de la liberté et de l’obéissance au commandement divin de l’Amour. Il nous faut toujours envisager notre ultime beauté malgré notre part de laideur.

Le Christianisme est une doctrine exigeante, c’est vrai. Mais personne ne s’attendrait à ce que soit facile une doctrine qui promet l’accomplissement de l’âme et du corps. « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais accomplir » nous dit Jésus.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Pier Giorgio Frassati : l’homme des béatitudes

Pier Giorgio Frassati était un rocher de santé. Pourtant, à l’age de 24 ans, en cinq jours, il meurt. Le plus terrible sans doute est que sa famille ne s’en est pas tout de suite aperçu. Au même moment en effet, dans l’appartement familial, sa grand-mère était mourante de vieillesse et tout le monde était à son chevet. Pensant à une grippe, à Pier Giorgio, on n’a donné que de l’aspirine. Il avait contracté la poliomyélite. C’est seulement la veille de sa mort que sa famille se rend compte de la gravité de son état. Son dernier acte aura été de griffonner, sur un billet, l’adresse d’un pauvre pour lequel il avait commandé un médicament.

Un des plus anciens gestes que l’on connaisse de la petite enfance de Pier Giorgio était déjà un geste envers les pauvres. Pier Giorgio est né à Turin, le 6 avril 1901, un an avant sa petite sœur Luciana. Son père, Alfredo Frassati était le fondateur et directeur du journal La Stampa. Plus tard, il sera sénateur puis ambassadeur d’Italie en Allemagne. Sa mère Adélaïde Amétis était peintre, exposant notamment à la Biennale de Venise. Il grandit dans un milieu riche et cultivé qui lui prodigue une éducation rigide. Un jour que son père congédie une mendiante sous prétexte qu’elle sent l’alcool, le petit Pier Giorgio la rejoint sur le seuil, ôte ses chaussures et ses bas, les lui donne en disant « Pour vos enfants ».

Il est lui-même encore enfant quand éclate la première guerre mondiale, de là naîtra un profond désir pour la paix qui parcourra tous ses écrits d’adolescent. Plus tard, en 1921, quand son père est nommé ambassadeur à Berlin, il découvrira la pauvreté et la souffrance des vaincus de la guerre. C’est là qu’il comprendra que la paix commence par le soin apporté aux pauvres.

Son père, qui le juge insouciant, est constamment déçu par ses études et sa mère se résigne à ne pas le voir reprendre le journal, ni hériter l’empire familial. A 17 ans, il entre à l’École Polytechnique de Turin. Si un temps il envisage le sacerdoce, c’est dans l’engagement laïc qu’il trouvera l’épanouissement de sa foi. Il écrit : « Je ne me ferai pas prêtre, chez nous ils ne sont pas au contact du peuple. En tant que laïc, auprès des mineurs, je serais plus efficace ». Son désir de consécration se réalise lorsqu’à 18 ans, il devient tertiaire dominicain sous le nom de Frère Jérôme en référence à Jérôme Savonarole qu’il admire. Les écrits de Saint Thomas d’Aquin et surtout de Sainte Catherine de Sienne exerceront également une profonde influence sur lui.

Étudiant, Il s’engage dans divers cercles catholiques et milite pour l’instauration en Italie d’une démocratie chrétienne, contre la montée en puissance du fascisme italien. Il baptise le groupe d’amis avec lequel il part souvent faire des randonnées en montagne la « compagnie des types louches ». Il écrit : « Si mes études me le permettaient, j’aimerai passer des journées entières sur ses hauteurs à contempler dans la pureté de l’air, la grandeur du créateur ». Comme tous les contemplatifs, il est pétri de prière et nourri d’un amour profond pour l’eucharistie. Il s’engage aussi eu sein des conférences St Vincent de Paul. Il écrit : « Jésus me rend visite chaque matin dans la communion, moi je la lui rends en visitant Ses pauvres. » A un ami qui lui demande comment il fait pour se rendre quotidiennement dans des quartiers aussi mal-famés et des taudis malodorants, il répond : « autour des malades, des souffrants, des pauvres, je vois une lumière ; une lumière que nous n’avons pas. ». C’est dans ces quartiers pourtant, auprès des pauvres qu’il soignait qu’il a contracté la poliomyélite qui l’emportera de manière foudroyante.

Sa famille, ses proches, ignorent tout de la radicalité de son engagement. Ce n’est que le jour de ses funérailles, à la vue de la foule des pauvres venue lui rendre hommage, que l’on découvrira le vrai visage de la charité de Pier Giorgio. Il est, comme sainte Thérèse de Lisieux, de ces personnes qui ne font rien d’extraordinaire, sinon faire surgir l’extraordinaire de l’ordinaire. A chaque moment du quotidien, faire ce que le Christ aurait pensé faire.

Lors de sa béatification à Rome, le 20 mai 1990, le pape Jean-Paul II présentera Pier Giorgio Frassati comme l’homme des béatitudes. C’est en vivant complètement la vie quotidienne à la lumière de l’Évangile que l’on devient un saint. « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, Car le Royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, Car ils seront rassasiés. »

Dans une lettre, Pier Giorgio Frassati a écrit : « Vivre sans la foi, sans un patrimoine à défendre, sans soutenir dans une lutte continue la vérité, ce n’est pas vivre, mais vivoter. Nous, nous ne devons jamais vivoter, mais vivre. »

— Fr. Laurent Mathelot OP

3ème dimanche du Temps Ordinaire – 22 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 4, 12-23

Évangile de Matthieu 4, 12-23

L’appel à la conversion

L’Évangile, ce dimanche, fonctionne comme un diptyque. D’une part, une longue évocation du Livre d’Isaïe [Mt 4, 12-16], qui constituait aussi la première lecture et, d’autre part, l’appel des premiers disciples – Pierre, André, Jacques et Jean [Mt 4, 18-23]. Au centre du diptyque, comme une charnière entre les deux textes, l’appel solennel que Jésus prononce à l’aube de son ministère : « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche » [Mt 4, 17].

Commençons par le premier volet du diptyque, l’évocation du Livre d’Isaïe. Si on entreprend l’étude de l’Évangile selon Matthieu, on comprend assez vite qu’il s’adresse à un auditoire de juifs hellénisés, qui parlent grec ou qui sont de la diaspora. On s’en aperçoit par exemple parce que Matthieu, qui écrit en grec, utilise de nombreuses références implicites qui ne peuvent être comprises que par des personnes de culture juive. Notamment ici, quand il évoque Nephtali et Zabulon qui sont des tribus d’Israël. Mais plus encore en invoquant une citation d’Isaïe comme une prophétie écrite sept siècles auparavant. Le Livre d’Isaïe ne peut évidement être prophétique que pour des juifs. Le propos de Matthieu est clairement de témoigner du Christ à des juifs hellénisés.

Pour tous les juifs de Judée, les Galiléens sont méprisables. Nathanaël s’étonnera dans l’Évangile de Jean : « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? » [Jn 1, 46]. Au sud de la Judée c’est le désert. C’est par la mer et par le nord, de Galilée donc, que viennent les influences étrangères. Les Galiléens sont vus comme des juifs de seconde zone, fortement hellénises, imprégnés de cultures païennes, des juifs approximatifs. Isaïe, lui aussi, parle de ces juifs que Jérusalem méprise : « Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient dans le pays et l’ombre de la mort, une lumière s’est levée. » Le prophète, qui s’adresse à ses compatriotes de Juda, leur annonce que les contrées du nord, celles que l’on méprise pour leur infidélité à la foi des ancêtres, vont être elles aussi sauvées, signe que le salut de Dieu est pour tout le peuple. Elles étaient dans la nuit, elles vont connaître la lumière. Matthieu quant à lui identifie cette lumière à Jésus, provenant lui aussi de Galilée, comme preuve qu’il accomplit les prophéties d’Israël.

Deuxième volet du diptyque, l’appel des premiers disciples. Eux aussi sont Galiléens, de simples pêcheurs au bord du Lac de Capharnaüm. Aux yeux des élites juives, tous ces gens sont donc méprisables. D’emblée est posée une constante qui parcourt tout l’Évangile : c’est par les tout-petits, les gens méprisables qu’advient le salut.

Je voudrais revenir sur le caractère immédiat de la réponse de Pierre, André, Jacques et Jean à l’appel de Jésus : « Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent. » Il y a, derrière la brièveté de cette phrase quelque chose de l’ordre du déclic qui change une vie. Beaucoup de vocations témoignent de ce genre de déclic : saint Antoine qui donne tous ses biens aux pauvres à l’audition de l’Évangile pour se faire ermite, saint François et saint Ignace bien sûr, Paul Claudel également. Dans toutes les vocations religieuses, je crois qu’il y a quelque chose de l’ordre du déclic, d’un changement, d’un retournement du cœur, d’une conversion. « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche »

L’image du Christ surgissant de ce qui est méprisable, né avec les bêtes sous le regard de pauvres bergers, issu de Galilée d’où il ne peut rien surgir de bon, appelant à la conversion, nous montre la voie de toute vocation. Nous avons tous une vocation religieuse. Nous sommes tous, je l’espère, quelque part religieux.

C’est de ce qui est méprisable que surgit le Royaume. Ce n’est pas tant par nos actes de bonté, dans la générosité de notre cœur que la proximité avec Dieu est éclatante, c’est dans la conversion de ce qui est méprisable en nous. Les personnes non-croyantes sont tout aussi capables que nous d’aider généreusement leur prochain et de se préoccuper du sort des pauvres. Il y a parmi les athées de grands humanistes. Ce n’est pas par le simple fait de nous aimer les uns les autres que nous témoignons du Royaume de Dieu, les non-croyants sont tout aussi capables que nous d’aimer. C’est à la manière de nous aimer que nous témoignons du règne de Dieu. Parce que brille en nous une étincelle divine, parce qu’il y a eu en nous un déclic qui change notre façon d’aimer.

Comme le proclame Jésus : le Royaume de Dieu est tout proche, il est prêt à surgir dans notre cœur et c’est à travers ce qui est méprisable qu’il surgira en nous. A travers ce qu’il nous faut encore convertir.

Ce n’est jamais agréable de faire l’inventaire de ses petits défauts, a fortiori des ténèbres en soi. Mais c’est par leur conversion que notre proximité avec Dieu éclatera, que nous seront des disciples rayonnants et que nous témoignerons spontanément de sa présence.

« Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. »
« Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche »

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Quand l’expérience de Madeleine Delbrêl interroge le sens spirituel de la mission

On est frappé en lisant Madeleine Delbrêl par la dimension contemplative de sa vocation. Pourtant, cette femme est surtout connue pour sa proximité avec les incroyants, son engagement auprès des plus pauvres, sa disponibilité radicale au tout-venant à la maison de la Rue Raspail, à Ivry-sur-Seine, où l’aventure missionnaire avait commencé avec deux autres femmes, en 1933. Mais si l’on y regarde de plus près, sa fibre missionnaire est comme la face visible d’une autre face, plus cachée, celle de son expérience de Dieu, de la même manière qu’en cette femme si enjouée, la joie plonge ses racines dans la croix.

Dès sa jeunesse, Madeleine a connu les drames causés par la guerre, le fardeau d’un corps malade à répétition et les tensions familiales. Et surtout, de 16 à 20 ans, l’épreuve de l’athéisme, d’une vie sans but, sinon celle qu’inflige la mort. Les épreuves traversent la vie de Madeleine, jusqu’à sa mort et cependant, cette vie-là porte une marque d’éternité, le signe de « “l’Éternel missionnaireˮ qu’est le Saint-Esprit » (1).

En ce temps de pandémie et de guerre en Europe qui met l’homme devant sa vulnérabilité, dans un monde qu’il ne maîtrise pas, Madeleine n’aurait-elle pas à nous livrer un peu plus le secret de son bonheur forgé au creuset des épreuves ? L’expérience de conversion de Madeleine semble avoir marqué très fortement l’élan intérieur qui anima toute sa vie : « la conversion et sa violence durent toute la vie » (2). Cette phrase prononcée peu de temps avant sa mort, nous donne peut-être une clé de compréhension de la contemplation missionnaire chez Madeleine, du travail intérieur qui doit buriner le chrétien, le remodeler, le faire sortir de lui-même, solitaire et ouvert à l’autre, tendu entre le Royaume qui advient en lui et ce monde qui le méconnaît.

LA CONTEMPLATION COMME PASSIVITÉ

Après ce 29 mars 1924, jour de la “conversion” de Madeleine, où Dieu l’a “éblouie”, sa situation personnelle n’a apparemment pas changé : les santés fragiles du trio familial, l’instabilité affective du père, le fiancé de Madeleine qui ne revient pas, son avenir littéraire en suspens après des débuts prometteurs… Autant dire qu’en ces années 1925-1928, c’est plutôt la nuit qui domine sur la vie de Madeleine ; mais précisément, cette nuit semble s’éclairer d’une lumière nouvelle. Madeleine, d’abord, continue de prier, à la façon dont Thérèse d’Avila l’enseignait. Et cette prière s’exprime comme un acte passif, où elle se “laisse trouver” par Dieu :

« Dès la première fois je priai à genoux par crainte, encore, de l’idéalisme. Je l’ai fait ce jour-là et beaucoup d’autres jours et sans chronométrage. Depuis, lisant et réfléchissant, j’ai trouvé Dieu ; mais en priant j’ai cru que Dieu me trouvait et qu’il est la vérité vivante, et qu’on peut l’aimer comme on aime une personne » (3).

Ces mêmes années, la lecture de Jean de la Croix et des maîtres spirituels de l’école française semble la guider dans cette voie nouvelle qui s’est ouverte à elle, où le “rien” devient un tremplin pour le “tout”. La correspondance avec Louise Salonne de l’année 1928 peut en témoigner, par exemple lorsqu’elle soutient son amie, malade elle aussi, en lui expliquant que cette inactivité imposée peut devenir un lieu de transformation radicale :

« Comme je voudrais t’avoir près de moi pour essayer de te remonter en te racontant tout ce qu’on peut faire d’essentiellement actif en restant complètement passif. C’est une vérité extrêmement sévère (…) mais elle est la règle de la souveraine liberté. J’aimerais à t’en parler de cette liberté qui déchire les poignets en nous ôtant les fers » (4).

Mais de quelle liberté s’agit-il ? Elle n’impose pas sa foi à son amie incroyante, mais nous pouvons comprendre que Madeleine envisage cette “souveraine liberté” comme celle de Dieu lui-même ayant pris possession de son âme : elle est devenue libre de remettre entièrement sa vie à Dieu, avec toutes les capacités qui faisaient sa fierté, notamment son intelligence. À la lecture de Jean de la Croix, Madeleine comprend le travail d’émondage que les vertus théologales, la foi, l’espérance et l’amour opèrent sur les facultés humaines. Elle découvre que « nos zéros multiplient l’infini » et alors « nous prenons humblement la taille de la volonté de Dieu », une puissance infinie. Mais pour cela il faut consentir à de multiples morts, libres et joyeuses, car elles signent l’union d’amour offerte à celui qui se quitte pour se donner entièrement. L’épreuve trouve alors son sens dans la croix du Christ qui s’offre à nous, pour que nous le rejoignions (5). Ainsi conclut-elle une lettre à Louise Brunot en 1933 : « Je vous désire la mort de tout ce qui est encore vous, le chiendent du beau jardin. Tout notre travail, au fond, consiste à mourir : ceci fait, Dieu naît en nous. (…) La + n’a rien d’austère elle est une lumière et un cadeau d’amour. Elle est même infiniment plus qu’un cadeau d’amour : elle est une union d’amour » (6).

LA CONTEMPLATION COMME CONVERSION

La mission, en définitive, commence là, dans ce retournement intérieur, la metanoïa provoquée par la rencontre de Dieu et de l’âme, par ce plus grand amour qui fera renoncer à tout pour mieux le recevoir, Lui seul. C’est l’itinéraire qu’enseigne Jean de la Croix dans la Montée du Mont Carmel, chemin auquel Madeleine se réfère à plusieurs reprises. Se livrer constamment au face-à-face avec Dieu, c’est ce qu’opère en nous le baptême, encore faut-il que celui-ci reste vivant dans la conscience du baptisé, nous dit Madeleine. C’est sans doute la grâce des convertis de ne jamais pouvoir l’oublier :

« Le baptême a effectué ce retournement violent.
Mais en nous cette conversion peut être à peine ou pleinement consciente ; à peine ou pleinement volontaire ; à peine ou pleinement libre. (…)
La conversion est un moment décisif qui nous détourne de ce que nous savions de notre vie pour que, face à face avec Dieu, Dieu nous dise ce qu’il en pense et ce qu’il en veut faire. (…)
Sans cette primauté extrême, éblouissante d’un Dieu vivant, d’un Dieu qui nous interpelle, qui propose sa volonté à notre cœur libre de répondre oui ou de répondre non, il n’y a pas de foi vivace » (7).

Loin de limiter ici cette conversion à un moment unique, Madeleine exprime plutôt le ressort de toute vie chrétienne, d’une vie en croissance, car une foi qui ne grandit pas dépérit : être éveillé dans la foi, c’est discerner sans cesse l’appel de Dieu dans le quotidien de la vie, c’est unir en chaque acte notre liberté à celle de Dieu. Et dans ce quotidien, l’épreuve – de quelque ordre qu’elle soit – devient alors une occasion d’accroissement possible de la vie de Dieu en nous. « Dieu permet à notre foi de rester vraie “en l’éprouvantˮ » (8). L’athéisme est une de ces épreuves. Si Madeleine ose affirmer que « la vraie vie de foi, elle tient et se développe en milieu athée », c’est qu’elle a compris que la contradiction est une chance pour la foi, car elle permet, d’abord, de s’émerveiller du don reçu. Pourquoi ai-je la foi, moi, et non mon proche collègue qui se dévoue mieux que moi dans son travail ? La contradiction invite aussi à se resituer dans nos choix en réinterrogeant notre fondement : suis-je vraiment au Christ ? Lui suis-je fidèle dans tel acte ou dans telle parole ou bien je sauve ma face ? Madeleine nous dit que le pire danger pour le croyant, c’est de s’habituer à croire. La foi ne pénètre plus nos os, notre chair, elle devient un mot, une idée. L’Esprit s’en est allé. Le Christ n’est plus quelqu’un de réel, « qu’on peut aimer comme on aime une personne ». Bienheureux ceux qui nous délogent de nos commodités et nous rendent la jeunesse de la foi, sans cesse épurée, plus pauvre et vraie.

POUR UNE MISSION EN PROFONDEUR

Si la contemplation de Dieu devient conversion, transformation de la personne, alors la mission change de mesure. Elle prend la taille de Dieu en nous. Poursuivons, dans ce registre carmélitain, par l’évocation que Madeleine fait de Thérèse de Lisieux, à qui elle dédie son « petit livre », Missionnaire sans bateau, « pour qu’elle en fasse ce qu’elle veut ». Pour Madeleine, Thérèse illustre à merveille le paradoxe de la mission : plus celle-ci est “intérieure”, plus elle est à même de porter du fruit à l’extérieur. Alors que les abbés Daniel et Godin écrivaient quelques mois plus tôt, en septembre 1943, France, pays de mission ? en envisageant la mission en termes de reconquête territoriale, Madeleine veut redonner le sens spirituel de la mission, en montrant qu’il s’agit plutôt de vivre des “missions en profondeur” qui porteront un fruit plus sûr, car ce sera non pas celui de l’homme, mais celui de Dieu :

« Peut-être Thérèse de Lisieux, patronne de toutes les missions (9), fut-elle désignée pour vivre au début de ce siècle un destin où le temps était réduit au minimum, les actes ramenés au minuscule, (…), la mission ramenée à quelques mètres carrés, afin de nous enseigner que certaines efficacités échappent aux mesures d’horloge, que la visibilité des actes ne les recouvre pas toujours, qu’aux missions en étendue allaient se joindre des missions en profondeur au fond des masses humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé ou le mystère du monde qui le veut puissant et grand » (10).

Et cette mission que Thérèse de Lisieux a si bien déployée depuis le périmètre limité de son Carmel, c’était d’être, au cœur de l’Église, l’Amour. C’est cette même charité que Madeleine et ses compagnes veulent être, dans l’Église et pour le monde. Non pas pour y faire, dit-elle « un certain travail visible mais pour nous consacrer totalement à son amour – je ne dis pas à son service – pour le laisser nous aimer jusqu’où le cœur lui en dira. Aimer c’est être un, c’est partager la vie de celui qu’on aime. » (11). Être un avec Dieu, voilà ce que désirent tous les mystiques du quotidien, lui être uni quelle que soit leur activité ; nous dirions aujourd’hui, être en “pleine conscience” de Celui qui est l’Amour vrai en nous, en l’autre, présent donné, en attente d’être accueilli. Alors, « la plus petite action devient un paradis immense où nous recevons le paradis, où nous pouvons donner le paradis » (12). L’acte le plus insignifiant rejoint ainsi l’œuvre du Christ, si l’intention qui le porte est pure, comme aimait le dire Thérèse de Lisieux, reprenant Jean de la Croix : « Le plus petit mouvement de pur amour est plus utile à l’Église que toutes les œuvres réunies » (13). En cela, Madeleine Delbrêl s’inscrit bien dans la lignée des saints du Carmel (14).

En définitive, Madeleine a su déployer en plénitude ce que chaque chrétien reçoit gratuitement, le don de la foi auquel elle ne s’est jamais habituée, reconnaissante envers ce Dieu qui rendait sa vie sans cesse nouvelle et la disposait à aimer l’autre, quel qu’il soit. Comment ne pas entendre son invitation à revisiter nos façons de faire, d’écouter, de regarder, de discerner ? N’est-ce pas ce que notre Église en synode nous invite à vivre ? Ne serait-ce pas un moment favorable pour entrer en résonance avec la Parole jusqu’à la blessure intérieure d’où le vrai “soi” jaillira, paisible en sa faiblesse, capable de relations humaines qui aient goût d’éternité ? Un appel à l’humilité, à la prière, à l’ouverture du cœur… pour que Sa joie en nous soit parfaite et qu’elle soit lumière pour tous nos frères. Alors, comme le dit le pape François, « à partir de l’intimité de chaque cœur, l’amour crée des liens et élargit l’existence s’il fait sortir la personne d’elle-même vers l’autre. Faits pour l’amour, nous avons en chacun d’entre nous « une loi d’“extaseˮ : sortir de soi-même pour trouver en autrui un accroissement d’être » (15). Car, comme le dit Madeleine, s’adressant à Dieu, « nous sommes tous appelés à l’extase, tous appelés à sortir de nos pauvres combinaisons pour surgir heure après heure dans votre plan » (16).

Sophie Mathis, Sœur de la Providence de la Pommeraye.
Article publié dans la revue Prêtres Diocésains, n. 1567/janvier 2021, pp. 31-36.

(1) Œuvres complètes de Madeleine Delbrêl (O. C.), Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, t. 7, La sainteté des gens ordinaires, « Missionnaires sans bateaux », p. 57.
(2) O.C., t. 10, La question des prêtres-ouvriers, La Leçon d’Ivry, p. 219.
(3) O.C., t. 11, Ville marxiste, terre de mission, p. 214.
(4) Correspondance de Madeleine Delbrêl, 1915-1949, vol.1, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2022, Lettre du 11 janvier 1927 à L. Salonne, p. 49.
(5) Voir à ce propos l’étude éclairante de Bernard Pitaud et Gilles François, Souffrance et joie chez Madeleine Delbrêl, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2020.
(6) Correspondance de Madeleine Delbrêl, 1915-1949, op.cit., Lettre du 4 janvier 1933 à L. Brunot, p. 201.
(7) O.C., t. 10, op. cit., pp. 218-219.
(8) Ibid., p. 219. Souligné dans le texte.
(9) Thérèse est béatifiée en 1923, puis canonisée le 17 mai 1925 par Pie XI. Le 14 décembre 1927, Pie XI proclamait Thérèse patronne des missions et des missionnaires.
(10) O.C., t. 11, op. cit., pp. 148-149.
(11) O.C., t. 13, La vocation de La Charité, « Le douzième an » (1945), p. 135.
(12) O.C., t. 7, op. cit., « Nous autres gens des rues » (1938), p. 29.
(13) Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, Paris, Cerf/DDB, 1996, LT 221 au P. Roulland du 19 mars 1897. cf. Jean de la Croix, Cantique spirituel B 29,3 ou encore Thérèse d’Avila, Fondations 29, 32, Exclamations 5.
(14) Sophie Mathis, Madeleine Delbrêl et les saints du Carmel, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2021.
(15) Pape François, Lettre encyclique Fratelli Tutti, 3 octobre 2020, n. 66.
(16) O.C., t. 3, Humour dans l’amour, « L’extase de vos volontés », pp. 43-44.

2ème dimanche du Temps Ordinaire- Année A – 15 janvier 2023 – Évangile de Jean 1, 29-34

Évangile de Jean 1, 29-34

Le Temple de notre corps

Jean le Baptiste est un fils de bonne famille, issue de l’establishment. Son père Zacharie est un prêtre du Temple de Jérusalem. C’est une situation élevée. Jean, cependant, est de ces fils qu’une radicalité opposée à leur milieu et à leur époque, envoie sur les chemins du plus grand dépouillement. Saint François en sera un autre, qui ne se vêtira de rien et ne se nourrira de rien, sinon de ce que Dieu donne naturellement. On pense aussi à saint Antoine, riche héritier qui prend l’Évangile au pied de la lettre et distribue tous ses biens aux pauvres pour suivre le Christ. Des fils bien nés, qui volontairement se dépouillent, pour trouver Dieu.

Au-delà de sa personne, c’est le culte que Jean le Baptiste dépouille. Contestant l’hypocrisie des élites sacerdotales qui prétendent à la fois servir Dieu et se soumettre à l’envahisseur romain, contestant sans doute aussi l’hypocrisie des sacrifices qui s’apparentent à du commerce, Jean retourne au Jourdain, c’est-à-dire aux origines de l’entrée des Hébreux en Terre promise. C’est une posture scandaleuse parce qu’elle assimile les grands-prêtres du Temple, les élites de Jérusalem et, au-delà, la soumission du peuple à l’occupant, aux Cananéens que Josué avait précisément chassés d’Israël en entrant en Terre Sainte.

« Votre culte n’est rien et il nous faut regagner la Terre promise » voilà le cri de Jean le Baptiste à la face de ses contemporains. Il est « celui qui crie dans le désert : Redressez le chemin du Seigneur. » [Jn 1, 23]. Par son discours et sa vie, Jean conteste non seulement l’hypocrisie des rites, mais surtout le fait que Dieu résiderait encore au Temple de Jérusalem, que la Terre d’Israël serait toujours son pays.

Si Dieu a déserté et le culte et le Temple et la Terre, c’est à cause du péché des hommes, de leur soumission aux impies. Jean est pragmatique : s’il faut restaurer la relation avec Dieu, il faut dès lors se purifier. Le rite qu’il met en place au Jourdain reste avant tout un rituel juif de purification avant l’entrée sur un sol sacré. C’est un rite qui existe encore de nos jours, où les juifs pieux se rendent au mikveh, au bain rituel, la veille des jours de fêtes. C’est un rite que l’on retrouve encore dans l’Islam, où on se lave avant de s’approcher d’un lieu saint. Il y a, derrière ces rites de purification, la notion du péché comme d’une crasse, d’une pollution qui, à mesure qu’elle s’approche du sacré, provoque la fuite de Dieu. C’était alors une grande crainte que Dieu déserte son Temple, que Dieu déserte son peuple, dégoûté par le péché. D’où l’importance des rituels de purification.

Ce que Jean propose donc c’est une purification en vue d’une nouvelle entrée en Terre promise et de toute éternité, voilà que surgit le Christ qui le dépasse. C’est le sens du verset 30 : « L’homme qui vient derrière moi est passé devant moi, car avant moi il était. ».

Que vient changer la venue du Christ au baptême de Jean ? Précisément qu’il apporte cette Terre promise, ce nouveau Temple dans lesquels les disciples de Jean prétendent entrer : le corps humain. La théophanie dont témoigne Jean dans l’Évangile – « J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et il demeura sur lui. » (v.32) – est la reconnaissance que le corps humain – en l’occurrence celui du Christ – est le lieu où réside de toute éternité la présence de Dieu sur Terre, cette présence que les juifs appellent Shekhina, la manifestation effective de Dieu au monde, sa présence mystérieuse dans le Saint des saints, sa présence réelle dirions-nous aujourd’hui.

Le Christ, nous le savons, remplace le Temple de Jérusalem par son Corps et la purification rituelle par la conversion du cœur. Le Temple du Christ est de toute éternité parce qu’il est le corps humain muni de la présence divine, qui aime comme Dieu.

Notre baptême a fait de notre corps une Terre promise, un Temple pour Dieu, un endroit où il veut vivre, un lieu possible pour sa présence réelle au monde. C’est en cela qu’il est un baptême dans l’Esprit. Il s’inscrit dans la ligne et il accomplit de l’intérieur et par l’Esprit – dans la conversion de notre cœur – le baptême de Jean, d’une eau qui purifie de l’extérieur.

A l’heure où la Terre semble à nouveau plus polluée que promise, à l’heure où la corruption des élites semble prévaloir sur le bien commun, alors que s’affirme à nouveau le besoin de dépouillement et de retour aux sources, nous chrétiens savons que c’est avant tout par la conversion du cœur que s’opère la purification du corps et de son environnement.

Aujourd’hui encore, la Terre nous semble polluée et Dieu semble la déserter. A l’instar du baptême de Jean et de son endossement par le Christ, nous comprenons qu’il n’y a pas de vraie écologie sans écologie de l’âme et du cœur. C’est avant tout par notre conversion du cœur, par amour pour Dieu et pour l’Humanité, que nous purifierons le monde.

L’écologie est avant tout affaire de conversion à l’amour.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Le Pape exhorte à se convertir à l’écologie du cœur

Le Pape François a adressé, en 2021, un message aux participants à la 49e Semaine sociale des catholiques italiens, convoquée à Tarente dans les Pouilles en Italie. Il y développe sa vision de l’engagement social chrétien, appelant à créer «des réseaux de rédemption».

«La pandémie a mis à jour l’illusion de notre époque selon laquelle nous pouvons nous croire omnipotents, en foulant aux pieds les territoires que nous habitons et l’environnement dans lequel nous vivons», a affirmé le Saint-Père, préconisant que «pour nous remettre sur pied, nous devons nous convertir à Dieu et apprendre à faire bon usage de ses dons, en premier lieu la création».

Le visage et l’histoire des souffrants

Pour cela, il faut écouter les souffrances des pauvres, des derniers, des désespérés, des familles fatiguées de vivre dans des lieux pollués, exploités, brûlés, dévastés par la corruption et la dégradation, a plaidé l’évêque de Rome, rappelant le titre significatif choisi pour cette semaine sociale à Tarente, ville qui symbolise les espoirs et les contradictions de notre époque: «La planète que nous espérons. Environnement, travail, avenir. Tout est lié». «Il y a un désir de vie, une soif de justice, une aspiration à la plénitude qui jaillit des communautés touchées par la pandémie», a-t-il en effet relevé.

Le Pape a souhaité partager plusieurs réflexions, la première étant l’attention portée «aux croisements». Il a déploré les situations suivantes: «Trop de gens traversent nos vies alors qu’ils sont désespérés: des jeunes contraints de quitter leur pays d’origine pour émigrer ailleurs; des femmes qui ont perdu leur emploi en période de pandémie ou qui sont obligées de choisir entre maternité et profession; des travailleurs laissés à la maison sans opportunités; des pauvres et des migrants non accueillis et non intégrés; des personnes âgées abandonnées à leur solitude; des familles victimes de l’usure, des jeux d’argent et de la corruption; des entrepreneurs en difficulté et soumis aux abus de la mafia; des communautés détruites par les incendies…»

Ce sont des visages et des histoires qui interpellent: nous ne pouvons pas rester indifférents. Nos frères et sœurs sont crucifiés et attendent la résurrection, a poursuivi François.

Des chrétiens en mouvement

Second point évoqué, quand nous voyons des diocèses, des paroisses, des communautés, des associations, des mouvements, des groupes ecclésiaux fatigués et découragés, parfois résignés face à des situations complexes, «nous voyons un Évangile qui tend à s’effacer», a-t-il constaté. «Au contraire, l’amour de Dieu n’est jamais statique ou renonçant, « tout croit, tout espère » (1 Co 13,7): il nous pousse à avancer et nous interdit de nous arrêter.»

Et le Saint-Père d’exhorter à ne pas rester dans les sacristies, ne pas former des groupes élitistes qui s’isolent et se referment sur eux-mêmes. «Comme il serait merveilleux que, dans les zones les plus marquées par la pollution et la dégradation, les chrétiens ne se limitent pas à dénoncer, mais prennent la responsabilité de créer des réseaux de rédemption. Il s’agit de redéfinir le progrès», a-t-il souligné, ajoutant que le développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie totalement supérieure ne peut être considéré comme un progrès » (n° 194).

Troisième point, «l’obligation du tournant», imposé par lecri des pauvres et de la Terre. «L’espoir nous invite à reconnaître que nous pouvons toujours changer de cap, que nous pouvons toujours faire quelque chose pour résoudre les problèmes». (n. 61). Mgr Tonino Bello, évêque prophète de la terre des Pouilles, aimait à répéter: «Nous ne pouvons pas nous limiter à l’espérance. Nous devons organiser l’espoir!». Ainsi une conversion profonde nous attend, qui touche l’écologie humaine, l’écologie du cœur, avant même l’écologie environnementale, a plaidé le Souverain Pontife, rappelant combien le changement d’époque que nous traversons exige un tournant.

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Épiphanie du Seigneur – 8 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 2, 1-12

Évangile de Matthieu 2, 1-12

Fides quaerens intellectum

Épiphanie vient du grec qui veut dire « apparition ». Une épiphanie c’est la manifestation de quelque chose de caché. Ce que l’on ne voyait pas, ou pas totalement jusqu’alors, se révèle. A l’épiphanie, quelque chose apparaît tel qu’il est. La question est : qu’est-ce qui se révèle à l’épiphanie qui ne s’était pas déjà révélé à Noël ?

A Noël, ce sont les proches de l’enfant qui comprennent qui il est. Ses parents – Marie et Joseph qui reçoivent la révélation d’anges – et d’autres pauvres, rejetés et nomades comme lui – de simples bergers alentours qui suivent la révélation de leur cœur. Le premier cercle est là, qui a intimement compris l’importance pour le monde de cette naissance.

Les récits de la Nativité de Dieu insistent sur la toute pauvreté, l’extrême dénuement de cette apparition sur Terre que reflète la pauvreté et le dénuement du premier entourage – des gens simples, au cœur simple. Il suffit d’aller voir aujourd’hui la condition des bergers aux alentours de Jérusalem, qui vivent dans des cabanes de tôles parmi les bêtes et les détritus.

Pourtant la puissance de ce qui se trame là, entre ces gens simples, dénués de tout – et en premier lieu de considération – la puissance de ce qui est en jeu dans leur cœur n’apparaîtra clairement qu’à l’Épiphanie. Savez-vous que, dans la monde orthodoxe, c’est à l’Épiphanie qu’on célèbre l’incarnation de Dieu ? Il y a, en fait, un continuum entre la Nativité et l’Épiphanie, entre l’émerveillement et la compréhension de l’incarnation divine, un tout qui va de l’un à l’autre.

On a l’image classique de trois rois mages, auxquels la Tradition a fini par donner des prénoms – Melchior, Gaspard et Balthazar – et même différentes origines et couleurs de peaux. Cette tradition des Rois mages donnera la culture populaire de la galette des rois à laquelle j’espère vous aurez l’occasion de sacrifier.

Mais dans la Bible, ils ne sont ni trois, ni rois, ni même mages au sens où on l’entend aujourd’hui. Il s’agit plutôt de sages venus d’Orient. On s’est sans doute éloigné de la signification première du récit en le surchargeant d’interprétations.

Ce que les mages venus d’Orient symbolisent c’est la venue des sagesses antiques au pied de cette sagesse divine qui se rend présente dans la naissance d’un petit enfant qui d’abord bouleverse le cœur des plus humbles.

Quant aux présents que ces sagesses orientales viennent déposer aux pieds de l’Enfant-Dieu, ils symbolisent les grands traits de son existence parmi les hommes : l’or pour témoigner de sa royauté, l’encens pour la divinité de son esprit, la myrrhe pour l’embaumement de son corps quand il mourra.

C’est ici que le mot épiphanie prend tout son sens : la manifestation qui a lieu est celle, concrète, de la sagesse divine face aux grandes sagesses du monde. C’est devant la pauvreté de cette naissance extraordinaire que les plus grandes sages viennent s’incliner. Et par eux, c’est l’ensemble des sagesses du monde qui s’inclinent devant cet événement autant incompréhensible que miraculeux.

L’étoile que suivent les mages est là pour montrer que la lumière divine qui émane des éléments naturels peut nous conduire à Dieu. C’est guidé par leur science, leurs observations de la nature que les mages arrivent à constater la présence réelle de Dieu sur Terre. Le cheminement des mages guidés par l’étoile symbolise le cheminement qui nous est demandé de faire, à l’aide de nos observations, de notre savoir, de notre science, pour trouver Dieu. « Fides quaerens intellectum » a écrit au XIe siècle saint Anselme de Cantorbéry – la foi cherche l’intelligence.

La réconciliation de la foi et de la raison a été au cœur de la théologie développée par feu le pape Benoît XVI. Je ne peux que vous inviter à relire avec fruit ses nombreux commentaires sur la quête de Dieu comme moteur de la raison, notamment son célèbre discours de 2008 au Collège des Bernardins qui voit, dans cette recherche qui fonde les communautés monastiques moyenâgeuses, la naissance de la culture occidentale.

Le mystère de l’incarnation de Dieu ne sera pas épuisé par notre intelligence. Jamais nous n’en viendront à bout à force de savoir : le mystère divin restera mystère. Mais ceci ne signifie pas que, face au mystère, il nous faille abdiquer notre intelligence, comme le supposent les détracteurs de la foi. Au contraire, il est de notre devoir de mobiliser notre intelligence pour creuser le mystère de notre foi, développer notre connaissance de Dieu et, ainsi, toujours plus nous en approcher. Certes avec notre cœur, mais aussi avec notre raison.

On peut s’approcher de deux manières de la crèche : soit avec la naïveté de cœur des bergers, soit munis de trésors de sagesse et de science comme les mages. L’important est que les deux conduisent à l’émerveillement et à la rencontre.

L’amour n’échappe pas au crible de la raison, sinon il est comme une chaloupe à la dérive, fluctuant au gré des sentiments. Mais l’amour divin ne peut se réduire à ce qu’en pense la raison, car il est tout à fait déraisonnable d’aimer comme Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Benoît XVI, foi et raison

Le pape Benoit XVI affirme la haute valeur de la raison humaine

La foi chrétienne tient en haute estime la raison humaine. Benoît XVI, après son prédécesseur Jean-Paul II (encyclique Fides et ratio de 1998), est souvent intervenu sur la relation profonde entre la foi et la raison.

Il affirme la haute valeur de la raison humaine qui participe à la recherche de la vérité, en particulier dans les sciences. A Ratisbonne, en septembre 2006, le Pape rappelait que « la foi de l’Eglise s’est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous, entre son Esprit créateur éternel et notre raison créée », s’il existe des dissemblances, « il existe une vraie analogie ». Cela veut dire que le travail de la raison vaut par lui-même et aussi qu’il peut et doit être lié à la vie de la foi.

Joseph Ratzinger l’avait expliqué à la Sorbonne en 1999 : quand les premiers auteurs chrétiens ont présenté leur religion à des païens, ils l’ont située non dans le cadre du monde religieux ambiant (mythes, religion officielle), mais dans la continuité de la philosophie. Pourquoi ? Parce que les religions païennes ne sortaient pas de la sphère humaine, alors que la philosophie se présentait comme une recherche exigeante de la vérité, conduisant à dépasser ce qui est purement humain. Le Dieu qui s’est révélé, survenant dans l’histoire singulière d’Israël, se fait connaître comme vérité toujours plus haute, toujours à chercher. La foi chrétienne, qui est une suite du Christ, fait entrer dans cette recherche. Saint Justin, au IIe siècle, n’hésite pas à parler du christianisme comme de la vraie philosophie.

La rationalité de la foi

Benoît XVI accorde une grande importance à l’héritage hellénique. Dans la ferveur d’une heureuse redécouverte de la Bible et plus précisément du monde sémitique dans lequel celle-ci a été composée, on en est venu souvent à opposer la révélation juive et la philosophie grecque. On reproche aux premiers conciles chrétiens, qui ont usé du vocabulaire philosophique grec pour exprimer la foi en la divinité du Christ, d’appartenir à un univers de pensée révolu et étranger à celui de la révélation et dont il conviendrait de se libérer. Dans un souci de retour aux sources et pour une meilleure annonce de l’Evangile, notamment dans des pays dont la culture diffère de la culture gréco-latine, comme l’Inde ou la Chine, on écarte l’héritage des premiers siècles pour revenir à une « pureté » du texte biblique.

C’est en réalité une erreur sur la révélation elle-même. Car si celle-ci nous a été donnée dans un univers bien précis (le peuple d’Israël), elle a été transmise dans un monde marqué par l’hellénisme. Une rencontre s’est opérée à l’intérieur de la Bible, notamment dans les écrits de Sagesse (les Psaumes, etc.), et dans la traduction de la Bible en grec par 70 savants juifs à Alexandrie (la Septante). Cette traduction de la Bible aux IIIe-Ier s. avant l’ère chrétienne, est plus qu’une simple traduction : c’est « une avancée importante de l’histoire de la révélation ». En traduisant des notions (comme torah par Loi, tsedaqah par justice), la Septante situait les énoncés bibliques dans le langage de la philosophie et ouvrait un débat possible de la pensée biblique avec la pensée hellénique. Dans l’Evangile, saint Jean écrit que « au commencement était le Logos, et le Logos est Dieu ». La Parole de Dieu est comprise comme Logos, ce qui veut dire « parole » mais aussi « raison ».

La remarque de Benoît XVI sur cette question de la « des-hellénisation » du christianisme n’est pas une coquetterie d’universitaire. Elle nous redit qu’il y a une rationalité de la foi. Négliger l’apport philosophique dans le christianisme reviendrait à ne plus comprendre le lien de la foi avec la recherche de la vérité.

L’autonomie de la raison et de la foi

Benoît XVI est également attentif à l’autonomie de la raison et de la foi. Il l’a dit dans le discours qu’il aurait dû prononcer en janvier 2008 à l’université d’Etat la Sapienza à Rome, université précisément fondée par un Pape ! L’ancien professeur sait mieux que quiconque qu’il ne s’agit pas de confondre les niveaux. Il ne s’agit pas par exemple de mettre un peu de piété dans la science pour sauver la raison ou pour faire de la bonne théologie. Concordisme et fondamentalisme nuisent à la foi et à la raison.

Il rappelle que la véritable grandeur de la raison est de chercher la vérité, y compris la vérité concernant la religion. La vérité ne se cherche que par le dialogue, le travail, dans un climat de respect et de liberté (Vatican II, Déclaration sur la Liberté religieuse). C’est là que la raison humaine apparaît dans toute son ampleur et qu’elle révèle ses potentialités. Il y a là un enjeu non seulement pour les chrétiens, mais aussi pour tous dans une société sécularisée qui risque de ne plus se poser les questions métaphysiques essentielles. C’est la mission de l’Eglise que de « maintenir vive la sensibilité pour la vérité » et « d’inviter toujours la raison à se mettre à la recherche du vrai, du bien, de Dieu ». Sans quoi elle perd sa grandeur et se dénature.