5ème dimanche du Temps Ordinaire – 5 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 13–16

Évangile de Matthieu 5, 13–16

Les Béatitudes dans la vie sociale

Le texte des 8 Béatitudes est magnifique mais s’il n’est que mémorisé, récité, admiré comme un bel idéal ou si on le projette dans l’avenir, il n’a pas de valeur. C’est pourquoi Jésus immédiatement l’injecte dans l’actualité de ceux qui l’écoutent : « Vous êtes… ». Qui sont ces « vous » ?: évidemment ceux qui sont groupés sur la montagne, au premier chef les apôtres puis tous ceux et celles qui s’échelonnent sur la pente. Donc le premier devoir est de s’approcher de Jésus afin de bien l’écouter et de l’interroger pour mieux comprendre son message. Ne croyons jamais que nous savons un texte : il a été dit afin d’être expliqué et appliqué.

Le danger en effet chez beaucoup de baptisés est de ne recevoir la foi que comme un héritage familial, une façon de joindre une vie honnête avec l’observance de certains rites religieux et de se considérer ensuite comme « pratiquants». Or l’enseignement fondamental de Jésus commence par ordonner un changement de vie, il bouscule notre tranquillité routinière et nous pousse dans un Royaume où nous n’entrons que par nos actions. La foi « chrétienne » (il faut toujours le préciser) s’incarne dans la vie quotidienne et elle nous fait jouer un rôle capital dans l’existence du monde.

En conclusion des Béatitudes, Jésus précise donc les effets sociaux indispensables accomplis par ceux et celles qui les pratiquent : le sens de la vie, sa préservation, la lumière.

Le Sel

Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes.

Extraordinaires sont les progrès que l’humanité a réalisés notamment depuis deux siècles. Maîtrise des forces cosmiques, victoire sur les dangers, amélioration de la santé, longévité : nous semblions en route vers un bonheur de plus en plus grand. Or aujourd’hui des crises éclatent de tous côtés et même le risque de destruction se précise. Les malaises, les dépressions, les suicides se répandent. Consommer davantage, se perdre dans les divertissements, être hypnotisés par les écrans : on courait mais on allait droit dans le mur. Notre modèle occidental de vie montre ses failles, dévoile son vide, se révèle absurde et mortifère. On nous préparait un banquet …mais il était fade, sans goût, immangeable.

Par l’image du sel, Jésus montre bien le rôle indispensable des Béatitudes. Par leur pratique, la vie quotidienne prend un sens, une signification. S’ouvrir à l’amour de Dieu dilate nos cœurs, et donne le goût de vivre. En outre, dans l’antiquité, le sel servait aussi à préserver un peu mieux la nourriture. « Une alliance de sel » désignait un traité plus solide, plus durable. L’évangile fait agir dans la durée, éloigne la corruption.

Il est remarquable que Jésus ne s’acharne pas contre les méfaits de ce monde, mais il met en garde ceux qui l’écoutent. Le danger n’est pas que le monde aille de plus en plus mal : c’est que nous, qui nous disons disciples de Jésus, nous ne mettons pas en pratique son message à la hauteur des périls qui le menacent. Si l’évangile perd sa force de frappe, s’il devient fade, si, comme dit le pape, l’Église n’apporte qu’un message soft, doucereux, tranquille, émollient, comme du talc, alors il ne sert à rien.

Nous croyons que l’Église souffre des attaques de la société moderne sécularisée. Mais peut-être que beaucoup l’ont quittée parce qu’elle avait perdu son tranchant, parce qu’elle n’assaisonnait plus la famille, l’entreprise, la société. Que ses dirigeants ne craignent pas d’insister sur les exigences premières et de pousser à l’acte nécessaire. On n’annonce pas l’évangile pour flatter l’auditoire mais pour le guider vers plus de vérité. De ce fait il bouscule nécessairement.

La Lumière

« Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée. Quand on allume une lampe, ce n’est pas pour la mettre sous le boisseau mais sur son support et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même que votre lumière brille aux yeux des hommes pour qu’en voyant vos bonnes actions, ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux ».

Énorme affirmation ! La vie construite sur les béatitudes et l’enseignement de Jésus Seigneur n’est pas la religion particulière d’un peuple ni une option parmi d’autres. Elle est le vrai chemin de toute l’humanité jusqu’à la fin des temps.

Depuis Babylone, les hommes ont toujours créé des villes somptueuses, des mégapoles illuminées, rayonnantes de richesses mais toutes sont rongées par des foyers de violence, de traite des personnes, de pornographie, de luxe éhonté. Au contraire la communion de ceux qui pratiquent l’évangile constitue comme une ville illuminée que l’on aperçoit de partout et qui indique le chemin à suivre pour sortir des ténèbres et vivre comme Dieu le demande.

Et chaque vrai croyant n’a pas le droit de conserver seulement ce message dans sa mémoire : il se doit de le prendre comme un programme qui le pousse à l’action. Qu’il constate les dérives de la civilisation, qu’il souffre des malheurs des multitudes égarées dans les ténèbres des mensonges si souvent prônés par les médias. Et qu’il voit clairement qu’obéir à Jésus Seigneur est la Bonne Nouvelle. C’est dans l’action que nous recevons le véritable « bonheur ».

Par là, nous ne cherchons pas à nous faire remarquer ni à nous attirer des compliments. Au contraire, comme l’affirme la 8ème béatitude : « Vous serez persécutés » parce que vous vous ajustez à la Volonté du Père et que le monde préfère se laisser manipuler par les puissances du mal, de la cupidité, de la haine.

Mais en persévérant dans les épreuves, votre foi brillera davantage et les hommes – « en voyant vos bonnes actions » – seront conduits à rendre gloire à Dieu le Père. A 17 reprises, ce titre reviendra dans le Sermon sur la montagne et il en sera le coeur avec la révélation centrale du « Notre Père ». Ainsi viendra la paix entre tous ceux qui du coup se reconnaissent comme « frères ».

Conclusion

Ces deux petites paraboles semblent peut-être anodines à beaucoup : tellement entendues qu’elles ne disent plus rien. Or énoncées dès le début du grand enseignement essentiel de Jésus, elles disent :

« Faites bien attention ! Loin des grandes écoles philosophiques, proclamé par un artisan juif à des gens très simples, ce message est appelé à rien moins qu’à changer la face du monde ! Il déboulonne les idoles qui, sous de fausses apparences, font dérailler l’existence des multitudes. Il passe toutes les frontières nationales, culturelles, raciales pour que quiconque puisse entrer dans le Royaume de Dieu et en devenir acteur ».

Effectivement c’est ce qui s’est produit. Jésus a l’audace d’assurer que son enseignement donne le sens véritable à la vie, qu’il construit une existence solide et durable, qu’il rassemble les disciples en une communion vitale, qu’il doit absolument s’incarner dans de bonnes actions qui ouvrent les yeux sur la présence et l’action d’un Dieu Père.

Que les pasteurs prennent donc garde à ne guider que des célébrations ronronnantes et des catéchèses théoriques. L’enjeu est fondamental : il y va de l’avenir même du monde ! En commençant sa mission, Jésus en était conscient : ce qu’il disait allait stupéfier, crisper, et même éveiller la haine chez certains. Le Père ne pouvait être annoncé qu’à travers les « per-sécutions ».

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

Plus de milliardaires … Plus de pauvres

Rapport Oxfam sur l’état du monde

16 janvier 2023

La fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’au cours de la dernière décennie.

Depuis le début de la pandémie, le monde compte un nouveau milliardaire toutes les 26 heures. Mais des millions de personnes ont basculé dans la pauvreté.

Depuis le début de la pandémie, les dix hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune, tandis que plus de 160 millions de personnes auraient basculé dans la pauvreté. 

99 % de l’humanité a des revenus moins importants que prévu à cause de la COVID-19. L’augmentation des inégalités économiques, de race et de genre, ainsi que les inégalités entre pays, fragmentent notre monde. 

Oxfam pointe les responsables et propose des pistes d’action

Une situation due à la violence économique justifiée par la pandémie et encouragée par de nombreux états, dirigés par les plus riches, dénonce Oxfam dans son dernier rapport sur les inégalités dans le monde. Qui souligne aussi ce fait plus qu’interpellant : les inégalités contribuent à la mort d’au moins une personne toutes les quatre secondes.

Plusieurs institutions comme le FMI, la Banque mondiale, le Crédit Suisse et le Forum économique mondial ont, à l’instar d’Oxfam, estimé que la pandémie avait provoqué une flambée des inégalités partout dans le monde. Notons toutefois que le FMI soutient les politiques d’austérité, qui, selon Oxfam, risquent d’aggraver les inégalités. L’ONG craint notamment un recul des droits des femmes et des progrès en matière d’égalité de genre. 

Les inégalités contribuent chaque jour à la mort d’au moins 21 300 personnes – soit une personne toutes les 4 secondes

Toutefois, il est possible d’inverser cette tendance en s’attaquant à la concentration extrême des richesses grâce à une fiscalité progressive ; en investissant dans des mesures publiques luttant contre les inégalités ; en repensant la distribution du pouvoir dans l’économie et la société.

Le COVID tue les uns et enrichit les autres 

Au lieu de devenir un bien public mondial, et de sauver la vie de milliards d’êtres humains, les vaccins contre le COVID ont servi les intérêts des sociétés pharmaceutiques et permit l’enrichissement des milliardaires du vaccin. L’année 2021 a surtout été marquée par ce scandaleux apartheid vaccinal qui entachera à jamais l’histoire de notre espèce, estiment les rédacteurs du rapport d’Oxfam.

En ne vaccinant pas le monde, les gouvernements auraient créé les conditions pour que le virus de la COVID-19 mute dangereusement. Ils auraient dans le même temps permis l’émergence d’un tout nouveau variant : celui de la richesse des milliardaires. Ce variant milliardaire expose notre monde à un grand danger, alerte Oxfam. 

Notamment quand on constate que vingt des milliardaires les plus riches émettraient en moyenne 8 000 fois plus de carbone que le milliard de personnes les plus pauvres dans le monde.

Quelques chiffres clés du rapport

  • Selon les estimations, 5,6 millions de personnes meurent chaque année dans les pays pauvres par manque d’accès aux soins de santé.
  • Au moins 67 000 femmes meurent chaque année des suites de mutilations génitales féminines ou sous les coups de leur partenaire (ancien ou actuel)
  • Dans un monde d’abondance, la faim tue a minima plus de 2,1 millions de personnes chaque année
  • Selon une estimation prudente, la crise climatique pourrait faire 231 000 victimes par an dans les pays pauvres d’ici 2030

Cathobel, 16 janvier 202

Pier Giorgio Frassati : l’homme des béatitudes

Pier Giorgio Frassati était un rocher de santé. Pourtant, à l’age de 24 ans, en cinq jours, il meurt. Le plus terrible sans doute est que sa famille ne s’en est pas tout de suite aperçu. Au même moment en effet, dans l’appartement familial, sa grand-mère était mourante de vieillesse et tout le monde était à son chevet. Pensant à une grippe, à Pier Giorgio, on n’a donné que de l’aspirine. Il avait contracté la poliomyélite. C’est seulement la veille de sa mort que sa famille se rend compte de la gravité de son état. Son dernier acte aura été de griffonner, sur un billet, l’adresse d’un pauvre pour lequel il avait commandé un médicament.

Un des plus anciens gestes que l’on connaisse de la petite enfance de Pier Giorgio était déjà un geste envers les pauvres. Pier Giorgio est né à Turin, le 6 avril 1901, un an avant sa petite sœur Luciana. Son père, Alfredo Frassati était le fondateur et directeur du journal La Stampa. Plus tard, il sera sénateur puis ambassadeur d’Italie en Allemagne. Sa mère Adélaïde Amétis était peintre, exposant notamment à la Biennale de Venise. Il grandit dans un milieu riche et cultivé qui lui prodigue une éducation rigide. Un jour que son père congédie une mendiante sous prétexte qu’elle sent l’alcool, le petit Pier Giorgio la rejoint sur le seuil, ôte ses chaussures et ses bas, les lui donne en disant « Pour vos enfants ».

Il est lui-même encore enfant quand éclate la première guerre mondiale, de là naîtra un profond désir pour la paix qui parcourra tous ses écrits d’adolescent. Plus tard, en 1921, quand son père est nommé ambassadeur à Berlin, il découvrira la pauvreté et la souffrance des vaincus de la guerre. C’est là qu’il comprendra que la paix commence par le soin apporté aux pauvres.

Son père, qui le juge insouciant, est constamment déçu par ses études et sa mère se résigne à ne pas le voir reprendre le journal, ni hériter l’empire familial. A 17 ans, il entre à l’École Polytechnique de Turin. Si un temps il envisage le sacerdoce, c’est dans l’engagement laïc qu’il trouvera l’épanouissement de sa foi. Il écrit : « Je ne me ferai pas prêtre, chez nous ils ne sont pas au contact du peuple. En tant que laïc, auprès des mineurs, je serais plus efficace ». Son désir de consécration se réalise lorsqu’à 18 ans, il devient tertiaire dominicain sous le nom de Frère Jérôme en référence à Jérôme Savonarole qu’il admire. Les écrits de Saint Thomas d’Aquin et surtout de Sainte Catherine de Sienne exerceront également une profonde influence sur lui.

Étudiant, Il s’engage dans divers cercles catholiques et milite pour l’instauration en Italie d’une démocratie chrétienne, contre la montée en puissance du fascisme italien. Il baptise le groupe d’amis avec lequel il part souvent faire des randonnées en montagne la « compagnie des types louches ». Il écrit : « Si mes études me le permettaient, j’aimerai passer des journées entières sur ses hauteurs à contempler dans la pureté de l’air, la grandeur du créateur ». Comme tous les contemplatifs, il est pétri de prière et nourri d’un amour profond pour l’eucharistie. Il s’engage aussi eu sein des conférences St Vincent de Paul. Il écrit : « Jésus me rend visite chaque matin dans la communion, moi je la lui rends en visitant Ses pauvres. » A un ami qui lui demande comment il fait pour se rendre quotidiennement dans des quartiers aussi mal-famés et des taudis malodorants, il répond : « autour des malades, des souffrants, des pauvres, je vois une lumière ; une lumière que nous n’avons pas. ». C’est dans ces quartiers pourtant, auprès des pauvres qu’il soignait qu’il a contracté la poliomyélite qui l’emportera de manière foudroyante.

Sa famille, ses proches, ignorent tout de la radicalité de son engagement. Ce n’est que le jour de ses funérailles, à la vue de la foule des pauvres venue lui rendre hommage, que l’on découvrira le vrai visage de la charité de Pier Giorgio. Il est, comme sainte Thérèse de Lisieux, de ces personnes qui ne font rien d’extraordinaire, sinon faire surgir l’extraordinaire de l’ordinaire. A chaque moment du quotidien, faire ce que le Christ aurait pensé faire.

Lors de sa béatification à Rome, le 20 mai 1990, le pape Jean-Paul II présentera Pier Giorgio Frassati comme l’homme des béatitudes. C’est en vivant complètement la vie quotidienne à la lumière de l’Évangile que l’on devient un saint. « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, Car le Royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, Car ils seront rassasiés. »

Dans une lettre, Pier Giorgio Frassati a écrit : « Vivre sans la foi, sans un patrimoine à défendre, sans soutenir dans une lutte continue la vérité, ce n’est pas vivre, mais vivoter. Nous, nous ne devons jamais vivoter, mais vivre. »

— Fr. Laurent Mathelot OP

4ème dimanche du Temps Ordinaire – 29 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 5, 1-12

Évangile de Matthieu 5, 1-12

Le Sermon sur la Montagne

La venue de Jésus se situe dans la ligne des Prophètes mais marque une nouveauté radicale vis-à-vis d’eux : « Convertissez-vous » dit-il – comme eux et Jean-Baptiste – mais il ajoute : « Car le Royaume de Dieu s’est approché ». Jésus est le Fils de Dieu, il possède la plénitude de l’Esprit et donne aux croyants l’entrée dans ce Royaume mystérieux qui n’est plus une échéance lointaine mais devient une réalité dans la manière de vivre.

Alors que Marc, le premier, entremêlait actions et paroles de Jésus au fil de sa vie, Matthieu, lui, très pédagogue, alterne scènes actives et grands enseignements de Jésus. Il structure son récit par 5 grands discours dont le premier est le célèbre « Sermon sur la Montagne » qui s’ouvre par la déclaration solennelle des 8 Béatitudes.

Heureux !

Jésus ne proclame évidemment pas que ses disciples vont vivre dans une allégresse permanente mais il les félicite d’avoir décidé de vivre selon son Esprit. Ils sont bénis de Dieu car ils marchent selon sa vérité, ils laissent Dieu diriger leur existence. On peut regrouper les 8 « béatitudes » par paires : elles cadrent les attitudes fondamentales du croyant évangélique.

Pauvreté de cœur et d’acte

  1. Heureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux.
  2. Heureux les doux car ils posséderont la terre.

Le péché fondamental en effet est l’orgueil qui n’est pas la vanité ostentatoire mais l’assurance de vouloir diriger sa vie selon ses propres conceptions. Son contraire est donc la pauvreté intérieure, l’humilité de reconnaître qu’il ne faut pas vouloir être roi de sa vie mais laisser Dieu nous entraîner sur ses chemins.

Évidemment cet état d’esprit dictera le renoncement à toute avidité et la décision d’une sobriété et d’une simplicité de vie. La 2ème béatitude le précise par une citation du psaume 37 : les « doux » ne sont pas des gentils mais des croyants qui refrènent leur cupidité, leur envie d’avoir toujours davantage. A l’inverse des impies qui cherchent leur assurance dans l’accumulation des biens, les doux mettent leur assurance en Dieu : ils « possèderont la terre »(au sens symbolique) c.à.d. ils entreront dans le Royaume. « Je suis doux et humble de coeur » affirmera Jésus.

Désir de la justice

  1. Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.
  2. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.

Il ne s’agit pas de ceux qui pleurent la mort d’un proche mais des croyants qui souffrent de tous les malheurs qui accablent encore le peuple de Dieu : ils recevront la consolation définitive de Dieu. De même ceux qui cherchent de tout leur être à être justes devant Dieu, à s’ajuster à sa volonté aussi fortement que l’on cherche la nourriture, qu’ils soient rassurés : leur désir sera rassasié.

Le cœur amoureux

  1. Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.
  2. Heureux les purs de coeur : ils verront Dieu.

Grandeur essentielle de la miséricorde, coeur de l’amour ! Elle est l’attrait du coeur qui compatit à la misère de l’autre, qui ne se contente pas d’un vague sentiment de compassion mais se porte à soulager le malheur de l’autre. Aimer autrui : il faut bien se rendre compte de ce que cela comporte. Le coeur miséricordieux voit le malheur de l’autre, devine même sa peine cachée, se porte à le soulager au plus tôt et le mieux possible. Le Bon Samaritain en reste le grand modèle.

En retour, celui qui fait miséricorde à autrui peut être certain de recevoir toute la miséricorde de Dieu à son égard. Pardonne : tu seras pardonné.

Le coeur qui se donne à l’amour est débarrassé des scories de l’égoïsme : il « verra » peu à peu qui est Dieu, débarrassé des images idolâtriques. Dans les ombres de la foi, il discernera sa véritable grandeur, sa majesté, sa bienveillance. Il se saura aimé tel qu’il est. Il vivra dans la confiance.

Artisan de paix et Persécuté

  1. Heureux ceux qui font la paix : ils seront appelés fils de Dieu.
  2. Heureux les persécutés pour la justice : le Royaume de Dieu est à eux.

Qui n’est pas épouvanté par la permanence des conflits entre les humains, par ces orages, ces tsunamis de violence, cette pandémie de la guerre qui explose partout et sans arrêt, multipliant les destructions, les morts, les handicaps. Déjà au sein des familles, entre frères, entre collaborateurs, entre nations, la tempête éclate, les coups sévissent , les armes sortent !

Le disciple de Jésus ne se contente pas de se lamenter sur l’état du monde, d’échanger de vagues souhaits de paix : là où il vit, il travaille, il cherche à réconcilier avec délicatesse, il invente, il est un « artisan » de paix, avec ses moyens limités et surtout sa prière. En lui les autres peuvent reconnaître quelque illumination sur l’authentique Visage de Dieu, si souvent déformé et caricaturé.

Ce portrait du vrai disciple de Jésus, membre du Royaume de Dieu, devrait attirer la sympathie de ceux qui le côtoient. Détrompons-nous : tout au contraire il ne va pas manquer d’éveiller la méfiance, la critique, l’hostilité de son entourage. En finale donc, Jésus nous prévient et il le répètera tout au long de sa vie et dans les 4 évangiles. « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui lui appartient, mais vous n’êtes pas du monde : voilà pourquoi le monde vous hait » (Jean 15, 18).

Et Pierre le reprendra : « Au cas où vous auriez à souffrir pour la justice, heureux êtes-vous…Sanctifiez dans vos cœurs le Christ qui est Seigneur ». Et il montre que cette hostilité doit être l’occasion d’un témoignage : «  Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui en vous demandent compte. Mais que ce soit avec douceur et respect, avec une bonne conscience, afin que ceux qui décrient votre bonne conduite soient confondus » (1 Pi 3, 14 …)

Loin de nous abattre et de nous décourager, les oppositions nous fortifient dans la foi, elles nous rendent heureux de ressembler un peu davantage au Christ qui a tant souffert pour nous.

Conclusion

Au sommet de l’acropole d’Athènes se dresse encore majestueusement le célèbre Parthenon, Temple de la déesse Athéna, protectrice de la cité. L’énorme statue en or a disparu mais la façade aux 8 colonnes émerveille encore les millions de touristes qui la photographient, prototype de la beauté.

En face, sur une colline d’ Israël ignorée, près du lac de Galilée, a retenti « le Sermon sur la montagne » qui s’ouvre sur le portique des 8 Béatitudes. Dans ce mystère du Royaume, les hommes et femmes de tous pays sont invités à entrer. Ici pas de danger de nationalisme ni de ruines. Le Royaume est vivant et poursuit sa croissance mondiale. A tous ses disciples, le Seigneur promet le bonheur – non le bonheur factice, fragile, éphémère comme le monde le cherche mais le bonheur d’être dans la vérité.


Plan du Sermon sur la Montagne

Voici le temps de méditer ce fameux enseignement dont nous commençons la lecture. Admirable construction de Matthieu, grand pédagogue, pour nous enraciner comme disciples.

5, 1 – 16 : 8 béatitudes – rôle : sel et lumière.

5, 17 – 48 : 5 exemples : comment le Royaume accomplit la Loi.

6, 1 – 18 : 3 œuvres : aumône, prière (LE NOTRE PÈRE = le centre du texte.), Jeûne.

6, 19 – 7, 12 : 5 avertissements.

7, 13 – 28 : 8 appels à faire ou non.

— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.

Le cri de la souffrance

Véronique Margron, dominicaine

Présidente élue de la conférence des religieuses et religieux en France (CORREF)

Je ne suis pas catholique à cause des prêtres, y compris les meilleurs. Et ils sont nombreux.

Je ne suis pas catholique à cause des évêques, y compris tous les pasteurs authentiques, proches et serviteurs de leur communauté.

Je ne suis pas catholique à cause du pape, pas même le plus engagé auprès des déshérités de notre temps.

Je suis catholique à cause de l’amour de Dieu pour les plus vulnérables.

Je suis catholique à cause de Jésus, vrai homme, mortel, comme chacun.

Je suis catholique à cause de Jésus, le Christ, homme totalement vrai, accomplissant ce qu’il dit, donnant toute la vie pour ceux qu’il aime : notre humanité précaire, bouleversée et malmenée par le tragique de la vie. Notre humanité parfois fracassée par des prédateurs, au sein même de la maison qui devrait être la plus sûre : l’Église du Christ.

Je suis catholique à cause de l’Eucharistie, où nous devenons le corps que nous recevons. Où nous sommes convoqués à vivre de la vie du Christ, du creux de nos simples existences ordinaires. Sans banderole et sans publicité.

Je suis catholique parce que je crois la parole de Dieu, celle qui me raconte que mon Dieu a pris la décision de faire alliance avec l’humanité, de la sauver de l’esclavage et du désespoir. La Parole de Dieu qui me raconte un Dieu qui décide, gratuitement, par pur amour, de venir s’asseoir à la table de mon existence. De toute existence, pour la partager.

Je suis catholique, et du cœur de l’hiver de l’Église, où nous sommes de par la monstruosité des abus et des crimes et la façon dont ils ont été impunément dérobés à la vue de la justice et de la vérité, je tente décidément de devenir disciple du Christ jour après jour.

Je crois de toute mon âme, de tout mon cœur, de toute ma volonté et ma pauvre intelligence, que le mal et le mensonge ne l’emporteront pas.

Là est mon engagement de tous les jours et mon espérance. Je supplie qu’ils soient toujours plus forts que ma colère, mon accablement et mon immense chagrin. Une colère, un accablement et un chagrin qui sont peu de choses à côté de ceux des victimes.

L’édito de Sœur Véronique Margron 
Mouvement des chrétiens retraités – avril 2019

3ème dimanche du Temps Ordinaire – 22 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 4, 12-23

Évangile de Matthieu 4, 12-23

L’appel à la conversion

L’Évangile, ce dimanche, fonctionne comme un diptyque. D’une part, une longue évocation du Livre d’Isaïe [Mt 4, 12-16], qui constituait aussi la première lecture et, d’autre part, l’appel des premiers disciples – Pierre, André, Jacques et Jean [Mt 4, 18-23]. Au centre du diptyque, comme une charnière entre les deux textes, l’appel solennel que Jésus prononce à l’aube de son ministère : « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche » [Mt 4, 17].

Commençons par le premier volet du diptyque, l’évocation du Livre d’Isaïe. Si on entreprend l’étude de l’Évangile selon Matthieu, on comprend assez vite qu’il s’adresse à un auditoire de juifs hellénisés, qui parlent grec ou qui sont de la diaspora. On s’en aperçoit par exemple parce que Matthieu, qui écrit en grec, utilise de nombreuses références implicites qui ne peuvent être comprises que par des personnes de culture juive. Notamment ici, quand il évoque Nephtali et Zabulon qui sont des tribus d’Israël. Mais plus encore en invoquant une citation d’Isaïe comme une prophétie écrite sept siècles auparavant. Le Livre d’Isaïe ne peut évidement être prophétique que pour des juifs. Le propos de Matthieu est clairement de témoigner du Christ à des juifs hellénisés.

Pour tous les juifs de Judée, les Galiléens sont méprisables. Nathanaël s’étonnera dans l’Évangile de Jean : « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? » [Jn 1, 46]. Au sud de la Judée c’est le désert. C’est par la mer et par le nord, de Galilée donc, que viennent les influences étrangères. Les Galiléens sont vus comme des juifs de seconde zone, fortement hellénises, imprégnés de cultures païennes, des juifs approximatifs. Isaïe, lui aussi, parle de ces juifs que Jérusalem méprise : « Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient dans le pays et l’ombre de la mort, une lumière s’est levée. » Le prophète, qui s’adresse à ses compatriotes de Juda, leur annonce que les contrées du nord, celles que l’on méprise pour leur infidélité à la foi des ancêtres, vont être elles aussi sauvées, signe que le salut de Dieu est pour tout le peuple. Elles étaient dans la nuit, elles vont connaître la lumière. Matthieu quant à lui identifie cette lumière à Jésus, provenant lui aussi de Galilée, comme preuve qu’il accomplit les prophéties d’Israël.

Deuxième volet du diptyque, l’appel des premiers disciples. Eux aussi sont Galiléens, de simples pêcheurs au bord du Lac de Capharnaüm. Aux yeux des élites juives, tous ces gens sont donc méprisables. D’emblée est posée une constante qui parcourt tout l’Évangile : c’est par les tout-petits, les gens méprisables qu’advient le salut.

Je voudrais revenir sur le caractère immédiat de la réponse de Pierre, André, Jacques et Jean à l’appel de Jésus : « Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent. » Il y a, derrière la brièveté de cette phrase quelque chose de l’ordre du déclic qui change une vie. Beaucoup de vocations témoignent de ce genre de déclic : saint Antoine qui donne tous ses biens aux pauvres à l’audition de l’Évangile pour se faire ermite, saint François et saint Ignace bien sûr, Paul Claudel également. Dans toutes les vocations religieuses, je crois qu’il y a quelque chose de l’ordre du déclic, d’un changement, d’un retournement du cœur, d’une conversion. « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche »

L’image du Christ surgissant de ce qui est méprisable, né avec les bêtes sous le regard de pauvres bergers, issu de Galilée d’où il ne peut rien surgir de bon, appelant à la conversion, nous montre la voie de toute vocation. Nous avons tous une vocation religieuse. Nous sommes tous, je l’espère, quelque part religieux.

C’est de ce qui est méprisable que surgit le Royaume. Ce n’est pas tant par nos actes de bonté, dans la générosité de notre cœur que la proximité avec Dieu est éclatante, c’est dans la conversion de ce qui est méprisable en nous. Les personnes non-croyantes sont tout aussi capables que nous d’aider généreusement leur prochain et de se préoccuper du sort des pauvres. Il y a parmi les athées de grands humanistes. Ce n’est pas par le simple fait de nous aimer les uns les autres que nous témoignons du Royaume de Dieu, les non-croyants sont tout aussi capables que nous d’aimer. C’est à la manière de nous aimer que nous témoignons du règne de Dieu. Parce que brille en nous une étincelle divine, parce qu’il y a eu en nous un déclic qui change notre façon d’aimer.

Comme le proclame Jésus : le Royaume de Dieu est tout proche, il est prêt à surgir dans notre cœur et c’est à travers ce qui est méprisable qu’il surgira en nous. A travers ce qu’il nous faut encore convertir.

Ce n’est jamais agréable de faire l’inventaire de ses petits défauts, a fortiori des ténèbres en soi. Mais c’est par leur conversion que notre proximité avec Dieu éclatera, que nous seront des disciples rayonnants et que nous témoignerons spontanément de sa présence.

« Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. »
« Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche »

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Quand l’expérience de Madeleine Delbrêl interroge le sens spirituel de la mission

On est frappé en lisant Madeleine Delbrêl par la dimension contemplative de sa vocation. Pourtant, cette femme est surtout connue pour sa proximité avec les incroyants, son engagement auprès des plus pauvres, sa disponibilité radicale au tout-venant à la maison de la Rue Raspail, à Ivry-sur-Seine, où l’aventure missionnaire avait commencé avec deux autres femmes, en 1933. Mais si l’on y regarde de plus près, sa fibre missionnaire est comme la face visible d’une autre face, plus cachée, celle de son expérience de Dieu, de la même manière qu’en cette femme si enjouée, la joie plonge ses racines dans la croix.

Dès sa jeunesse, Madeleine a connu les drames causés par la guerre, le fardeau d’un corps malade à répétition et les tensions familiales. Et surtout, de 16 à 20 ans, l’épreuve de l’athéisme, d’une vie sans but, sinon celle qu’inflige la mort. Les épreuves traversent la vie de Madeleine, jusqu’à sa mort et cependant, cette vie-là porte une marque d’éternité, le signe de « “l’Éternel missionnaireˮ qu’est le Saint-Esprit » (1).

En ce temps de pandémie et de guerre en Europe qui met l’homme devant sa vulnérabilité, dans un monde qu’il ne maîtrise pas, Madeleine n’aurait-elle pas à nous livrer un peu plus le secret de son bonheur forgé au creuset des épreuves ? L’expérience de conversion de Madeleine semble avoir marqué très fortement l’élan intérieur qui anima toute sa vie : « la conversion et sa violence durent toute la vie » (2). Cette phrase prononcée peu de temps avant sa mort, nous donne peut-être une clé de compréhension de la contemplation missionnaire chez Madeleine, du travail intérieur qui doit buriner le chrétien, le remodeler, le faire sortir de lui-même, solitaire et ouvert à l’autre, tendu entre le Royaume qui advient en lui et ce monde qui le méconnaît.

LA CONTEMPLATION COMME PASSIVITÉ

Après ce 29 mars 1924, jour de la “conversion” de Madeleine, où Dieu l’a “éblouie”, sa situation personnelle n’a apparemment pas changé : les santés fragiles du trio familial, l’instabilité affective du père, le fiancé de Madeleine qui ne revient pas, son avenir littéraire en suspens après des débuts prometteurs… Autant dire qu’en ces années 1925-1928, c’est plutôt la nuit qui domine sur la vie de Madeleine ; mais précisément, cette nuit semble s’éclairer d’une lumière nouvelle. Madeleine, d’abord, continue de prier, à la façon dont Thérèse d’Avila l’enseignait. Et cette prière s’exprime comme un acte passif, où elle se “laisse trouver” par Dieu :

« Dès la première fois je priai à genoux par crainte, encore, de l’idéalisme. Je l’ai fait ce jour-là et beaucoup d’autres jours et sans chronométrage. Depuis, lisant et réfléchissant, j’ai trouvé Dieu ; mais en priant j’ai cru que Dieu me trouvait et qu’il est la vérité vivante, et qu’on peut l’aimer comme on aime une personne » (3).

Ces mêmes années, la lecture de Jean de la Croix et des maîtres spirituels de l’école française semble la guider dans cette voie nouvelle qui s’est ouverte à elle, où le “rien” devient un tremplin pour le “tout”. La correspondance avec Louise Salonne de l’année 1928 peut en témoigner, par exemple lorsqu’elle soutient son amie, malade elle aussi, en lui expliquant que cette inactivité imposée peut devenir un lieu de transformation radicale :

« Comme je voudrais t’avoir près de moi pour essayer de te remonter en te racontant tout ce qu’on peut faire d’essentiellement actif en restant complètement passif. C’est une vérité extrêmement sévère (…) mais elle est la règle de la souveraine liberté. J’aimerais à t’en parler de cette liberté qui déchire les poignets en nous ôtant les fers » (4).

Mais de quelle liberté s’agit-il ? Elle n’impose pas sa foi à son amie incroyante, mais nous pouvons comprendre que Madeleine envisage cette “souveraine liberté” comme celle de Dieu lui-même ayant pris possession de son âme : elle est devenue libre de remettre entièrement sa vie à Dieu, avec toutes les capacités qui faisaient sa fierté, notamment son intelligence. À la lecture de Jean de la Croix, Madeleine comprend le travail d’émondage que les vertus théologales, la foi, l’espérance et l’amour opèrent sur les facultés humaines. Elle découvre que « nos zéros multiplient l’infini » et alors « nous prenons humblement la taille de la volonté de Dieu », une puissance infinie. Mais pour cela il faut consentir à de multiples morts, libres et joyeuses, car elles signent l’union d’amour offerte à celui qui se quitte pour se donner entièrement. L’épreuve trouve alors son sens dans la croix du Christ qui s’offre à nous, pour que nous le rejoignions (5). Ainsi conclut-elle une lettre à Louise Brunot en 1933 : « Je vous désire la mort de tout ce qui est encore vous, le chiendent du beau jardin. Tout notre travail, au fond, consiste à mourir : ceci fait, Dieu naît en nous. (…) La + n’a rien d’austère elle est une lumière et un cadeau d’amour. Elle est même infiniment plus qu’un cadeau d’amour : elle est une union d’amour » (6).

LA CONTEMPLATION COMME CONVERSION

La mission, en définitive, commence là, dans ce retournement intérieur, la metanoïa provoquée par la rencontre de Dieu et de l’âme, par ce plus grand amour qui fera renoncer à tout pour mieux le recevoir, Lui seul. C’est l’itinéraire qu’enseigne Jean de la Croix dans la Montée du Mont Carmel, chemin auquel Madeleine se réfère à plusieurs reprises. Se livrer constamment au face-à-face avec Dieu, c’est ce qu’opère en nous le baptême, encore faut-il que celui-ci reste vivant dans la conscience du baptisé, nous dit Madeleine. C’est sans doute la grâce des convertis de ne jamais pouvoir l’oublier :

« Le baptême a effectué ce retournement violent.
Mais en nous cette conversion peut être à peine ou pleinement consciente ; à peine ou pleinement volontaire ; à peine ou pleinement libre. (…)
La conversion est un moment décisif qui nous détourne de ce que nous savions de notre vie pour que, face à face avec Dieu, Dieu nous dise ce qu’il en pense et ce qu’il en veut faire. (…)
Sans cette primauté extrême, éblouissante d’un Dieu vivant, d’un Dieu qui nous interpelle, qui propose sa volonté à notre cœur libre de répondre oui ou de répondre non, il n’y a pas de foi vivace » (7).

Loin de limiter ici cette conversion à un moment unique, Madeleine exprime plutôt le ressort de toute vie chrétienne, d’une vie en croissance, car une foi qui ne grandit pas dépérit : être éveillé dans la foi, c’est discerner sans cesse l’appel de Dieu dans le quotidien de la vie, c’est unir en chaque acte notre liberté à celle de Dieu. Et dans ce quotidien, l’épreuve – de quelque ordre qu’elle soit – devient alors une occasion d’accroissement possible de la vie de Dieu en nous. « Dieu permet à notre foi de rester vraie “en l’éprouvantˮ » (8). L’athéisme est une de ces épreuves. Si Madeleine ose affirmer que « la vraie vie de foi, elle tient et se développe en milieu athée », c’est qu’elle a compris que la contradiction est une chance pour la foi, car elle permet, d’abord, de s’émerveiller du don reçu. Pourquoi ai-je la foi, moi, et non mon proche collègue qui se dévoue mieux que moi dans son travail ? La contradiction invite aussi à se resituer dans nos choix en réinterrogeant notre fondement : suis-je vraiment au Christ ? Lui suis-je fidèle dans tel acte ou dans telle parole ou bien je sauve ma face ? Madeleine nous dit que le pire danger pour le croyant, c’est de s’habituer à croire. La foi ne pénètre plus nos os, notre chair, elle devient un mot, une idée. L’Esprit s’en est allé. Le Christ n’est plus quelqu’un de réel, « qu’on peut aimer comme on aime une personne ». Bienheureux ceux qui nous délogent de nos commodités et nous rendent la jeunesse de la foi, sans cesse épurée, plus pauvre et vraie.

POUR UNE MISSION EN PROFONDEUR

Si la contemplation de Dieu devient conversion, transformation de la personne, alors la mission change de mesure. Elle prend la taille de Dieu en nous. Poursuivons, dans ce registre carmélitain, par l’évocation que Madeleine fait de Thérèse de Lisieux, à qui elle dédie son « petit livre », Missionnaire sans bateau, « pour qu’elle en fasse ce qu’elle veut ». Pour Madeleine, Thérèse illustre à merveille le paradoxe de la mission : plus celle-ci est “intérieure”, plus elle est à même de porter du fruit à l’extérieur. Alors que les abbés Daniel et Godin écrivaient quelques mois plus tôt, en septembre 1943, France, pays de mission ? en envisageant la mission en termes de reconquête territoriale, Madeleine veut redonner le sens spirituel de la mission, en montrant qu’il s’agit plutôt de vivre des “missions en profondeur” qui porteront un fruit plus sûr, car ce sera non pas celui de l’homme, mais celui de Dieu :

« Peut-être Thérèse de Lisieux, patronne de toutes les missions (9), fut-elle désignée pour vivre au début de ce siècle un destin où le temps était réduit au minimum, les actes ramenés au minuscule, (…), la mission ramenée à quelques mètres carrés, afin de nous enseigner que certaines efficacités échappent aux mesures d’horloge, que la visibilité des actes ne les recouvre pas toujours, qu’aux missions en étendue allaient se joindre des missions en profondeur au fond des masses humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé ou le mystère du monde qui le veut puissant et grand » (10).

Et cette mission que Thérèse de Lisieux a si bien déployée depuis le périmètre limité de son Carmel, c’était d’être, au cœur de l’Église, l’Amour. C’est cette même charité que Madeleine et ses compagnes veulent être, dans l’Église et pour le monde. Non pas pour y faire, dit-elle « un certain travail visible mais pour nous consacrer totalement à son amour – je ne dis pas à son service – pour le laisser nous aimer jusqu’où le cœur lui en dira. Aimer c’est être un, c’est partager la vie de celui qu’on aime. » (11). Être un avec Dieu, voilà ce que désirent tous les mystiques du quotidien, lui être uni quelle que soit leur activité ; nous dirions aujourd’hui, être en “pleine conscience” de Celui qui est l’Amour vrai en nous, en l’autre, présent donné, en attente d’être accueilli. Alors, « la plus petite action devient un paradis immense où nous recevons le paradis, où nous pouvons donner le paradis » (12). L’acte le plus insignifiant rejoint ainsi l’œuvre du Christ, si l’intention qui le porte est pure, comme aimait le dire Thérèse de Lisieux, reprenant Jean de la Croix : « Le plus petit mouvement de pur amour est plus utile à l’Église que toutes les œuvres réunies » (13). En cela, Madeleine Delbrêl s’inscrit bien dans la lignée des saints du Carmel (14).

En définitive, Madeleine a su déployer en plénitude ce que chaque chrétien reçoit gratuitement, le don de la foi auquel elle ne s’est jamais habituée, reconnaissante envers ce Dieu qui rendait sa vie sans cesse nouvelle et la disposait à aimer l’autre, quel qu’il soit. Comment ne pas entendre son invitation à revisiter nos façons de faire, d’écouter, de regarder, de discerner ? N’est-ce pas ce que notre Église en synode nous invite à vivre ? Ne serait-ce pas un moment favorable pour entrer en résonance avec la Parole jusqu’à la blessure intérieure d’où le vrai “soi” jaillira, paisible en sa faiblesse, capable de relations humaines qui aient goût d’éternité ? Un appel à l’humilité, à la prière, à l’ouverture du cœur… pour que Sa joie en nous soit parfaite et qu’elle soit lumière pour tous nos frères. Alors, comme le dit le pape François, « à partir de l’intimité de chaque cœur, l’amour crée des liens et élargit l’existence s’il fait sortir la personne d’elle-même vers l’autre. Faits pour l’amour, nous avons en chacun d’entre nous « une loi d’“extaseˮ : sortir de soi-même pour trouver en autrui un accroissement d’être » (15). Car, comme le dit Madeleine, s’adressant à Dieu, « nous sommes tous appelés à l’extase, tous appelés à sortir de nos pauvres combinaisons pour surgir heure après heure dans votre plan » (16).

Sophie Mathis, Sœur de la Providence de la Pommeraye.
Article publié dans la revue Prêtres Diocésains, n. 1567/janvier 2021, pp. 31-36.

(1) Œuvres complètes de Madeleine Delbrêl (O. C.), Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, t. 7, La sainteté des gens ordinaires, « Missionnaires sans bateaux », p. 57.
(2) O.C., t. 10, La question des prêtres-ouvriers, La Leçon d’Ivry, p. 219.
(3) O.C., t. 11, Ville marxiste, terre de mission, p. 214.
(4) Correspondance de Madeleine Delbrêl, 1915-1949, vol.1, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2022, Lettre du 11 janvier 1927 à L. Salonne, p. 49.
(5) Voir à ce propos l’étude éclairante de Bernard Pitaud et Gilles François, Souffrance et joie chez Madeleine Delbrêl, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2020.
(6) Correspondance de Madeleine Delbrêl, 1915-1949, op.cit., Lettre du 4 janvier 1933 à L. Brunot, p. 201.
(7) O.C., t. 10, op. cit., pp. 218-219.
(8) Ibid., p. 219. Souligné dans le texte.
(9) Thérèse est béatifiée en 1923, puis canonisée le 17 mai 1925 par Pie XI. Le 14 décembre 1927, Pie XI proclamait Thérèse patronne des missions et des missionnaires.
(10) O.C., t. 11, op. cit., pp. 148-149.
(11) O.C., t. 13, La vocation de La Charité, « Le douzième an » (1945), p. 135.
(12) O.C., t. 7, op. cit., « Nous autres gens des rues » (1938), p. 29.
(13) Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, Paris, Cerf/DDB, 1996, LT 221 au P. Roulland du 19 mars 1897. cf. Jean de la Croix, Cantique spirituel B 29,3 ou encore Thérèse d’Avila, Fondations 29, 32, Exclamations 5.
(14) Sophie Mathis, Madeleine Delbrêl et les saints du Carmel, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2021.
(15) Pape François, Lettre encyclique Fratelli Tutti, 3 octobre 2020, n. 66.
(16) O.C., t. 3, Humour dans l’amour, « L’extase de vos volontés », pp. 43-44.

2ème dimanche du Temps Ordinaire- Année A – 15 janvier 2023 – Évangile de Jean 1, 29-34

Évangile de Jean 1, 29-34

Le Temple de notre corps

Jean le Baptiste est un fils de bonne famille, issue de l’establishment. Son père Zacharie est un prêtre du Temple de Jérusalem. C’est une situation élevée. Jean, cependant, est de ces fils qu’une radicalité opposée à leur milieu et à leur époque, envoie sur les chemins du plus grand dépouillement. Saint François en sera un autre, qui ne se vêtira de rien et ne se nourrira de rien, sinon de ce que Dieu donne naturellement. On pense aussi à saint Antoine, riche héritier qui prend l’Évangile au pied de la lettre et distribue tous ses biens aux pauvres pour suivre le Christ. Des fils bien nés, qui volontairement se dépouillent, pour trouver Dieu.

Au-delà de sa personne, c’est le culte que Jean le Baptiste dépouille. Contestant l’hypocrisie des élites sacerdotales qui prétendent à la fois servir Dieu et se soumettre à l’envahisseur romain, contestant sans doute aussi l’hypocrisie des sacrifices qui s’apparentent à du commerce, Jean retourne au Jourdain, c’est-à-dire aux origines de l’entrée des Hébreux en Terre promise. C’est une posture scandaleuse parce qu’elle assimile les grands-prêtres du Temple, les élites de Jérusalem et, au-delà, la soumission du peuple à l’occupant, aux Cananéens que Josué avait précisément chassés d’Israël en entrant en Terre Sainte.

« Votre culte n’est rien et il nous faut regagner la Terre promise » voilà le cri de Jean le Baptiste à la face de ses contemporains. Il est « celui qui crie dans le désert : Redressez le chemin du Seigneur. » [Jn 1, 23]. Par son discours et sa vie, Jean conteste non seulement l’hypocrisie des rites, mais surtout le fait que Dieu résiderait encore au Temple de Jérusalem, que la Terre d’Israël serait toujours son pays.

Si Dieu a déserté et le culte et le Temple et la Terre, c’est à cause du péché des hommes, de leur soumission aux impies. Jean est pragmatique : s’il faut restaurer la relation avec Dieu, il faut dès lors se purifier. Le rite qu’il met en place au Jourdain reste avant tout un rituel juif de purification avant l’entrée sur un sol sacré. C’est un rite qui existe encore de nos jours, où les juifs pieux se rendent au mikveh, au bain rituel, la veille des jours de fêtes. C’est un rite que l’on retrouve encore dans l’Islam, où on se lave avant de s’approcher d’un lieu saint. Il y a, derrière ces rites de purification, la notion du péché comme d’une crasse, d’une pollution qui, à mesure qu’elle s’approche du sacré, provoque la fuite de Dieu. C’était alors une grande crainte que Dieu déserte son Temple, que Dieu déserte son peuple, dégoûté par le péché. D’où l’importance des rituels de purification.

Ce que Jean propose donc c’est une purification en vue d’une nouvelle entrée en Terre promise et de toute éternité, voilà que surgit le Christ qui le dépasse. C’est le sens du verset 30 : « L’homme qui vient derrière moi est passé devant moi, car avant moi il était. ».

Que vient changer la venue du Christ au baptême de Jean ? Précisément qu’il apporte cette Terre promise, ce nouveau Temple dans lesquels les disciples de Jean prétendent entrer : le corps humain. La théophanie dont témoigne Jean dans l’Évangile – « J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et il demeura sur lui. » (v.32) – est la reconnaissance que le corps humain – en l’occurrence celui du Christ – est le lieu où réside de toute éternité la présence de Dieu sur Terre, cette présence que les juifs appellent Shekhina, la manifestation effective de Dieu au monde, sa présence mystérieuse dans le Saint des saints, sa présence réelle dirions-nous aujourd’hui.

Le Christ, nous le savons, remplace le Temple de Jérusalem par son Corps et la purification rituelle par la conversion du cœur. Le Temple du Christ est de toute éternité parce qu’il est le corps humain muni de la présence divine, qui aime comme Dieu.

Notre baptême a fait de notre corps une Terre promise, un Temple pour Dieu, un endroit où il veut vivre, un lieu possible pour sa présence réelle au monde. C’est en cela qu’il est un baptême dans l’Esprit. Il s’inscrit dans la ligne et il accomplit de l’intérieur et par l’Esprit – dans la conversion de notre cœur – le baptême de Jean, d’une eau qui purifie de l’extérieur.

A l’heure où la Terre semble à nouveau plus polluée que promise, à l’heure où la corruption des élites semble prévaloir sur le bien commun, alors que s’affirme à nouveau le besoin de dépouillement et de retour aux sources, nous chrétiens savons que c’est avant tout par la conversion du cœur que s’opère la purification du corps et de son environnement.

Aujourd’hui encore, la Terre nous semble polluée et Dieu semble la déserter. A l’instar du baptême de Jean et de son endossement par le Christ, nous comprenons qu’il n’y a pas de vraie écologie sans écologie de l’âme et du cœur. C’est avant tout par notre conversion du cœur, par amour pour Dieu et pour l’Humanité, que nous purifierons le monde.

L’écologie est avant tout affaire de conversion à l’amour.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Le Pape exhorte à se convertir à l’écologie du cœur

Le Pape François a adressé, en 2021, un message aux participants à la 49e Semaine sociale des catholiques italiens, convoquée à Tarente dans les Pouilles en Italie. Il y développe sa vision de l’engagement social chrétien, appelant à créer «des réseaux de rédemption».

«La pandémie a mis à jour l’illusion de notre époque selon laquelle nous pouvons nous croire omnipotents, en foulant aux pieds les territoires que nous habitons et l’environnement dans lequel nous vivons», a affirmé le Saint-Père, préconisant que «pour nous remettre sur pied, nous devons nous convertir à Dieu et apprendre à faire bon usage de ses dons, en premier lieu la création».

Le visage et l’histoire des souffrants

Pour cela, il faut écouter les souffrances des pauvres, des derniers, des désespérés, des familles fatiguées de vivre dans des lieux pollués, exploités, brûlés, dévastés par la corruption et la dégradation, a plaidé l’évêque de Rome, rappelant le titre significatif choisi pour cette semaine sociale à Tarente, ville qui symbolise les espoirs et les contradictions de notre époque: «La planète que nous espérons. Environnement, travail, avenir. Tout est lié». «Il y a un désir de vie, une soif de justice, une aspiration à la plénitude qui jaillit des communautés touchées par la pandémie», a-t-il en effet relevé.

Le Pape a souhaité partager plusieurs réflexions, la première étant l’attention portée «aux croisements». Il a déploré les situations suivantes: «Trop de gens traversent nos vies alors qu’ils sont désespérés: des jeunes contraints de quitter leur pays d’origine pour émigrer ailleurs; des femmes qui ont perdu leur emploi en période de pandémie ou qui sont obligées de choisir entre maternité et profession; des travailleurs laissés à la maison sans opportunités; des pauvres et des migrants non accueillis et non intégrés; des personnes âgées abandonnées à leur solitude; des familles victimes de l’usure, des jeux d’argent et de la corruption; des entrepreneurs en difficulté et soumis aux abus de la mafia; des communautés détruites par les incendies…»

Ce sont des visages et des histoires qui interpellent: nous ne pouvons pas rester indifférents. Nos frères et sœurs sont crucifiés et attendent la résurrection, a poursuivi François.

Des chrétiens en mouvement

Second point évoqué, quand nous voyons des diocèses, des paroisses, des communautés, des associations, des mouvements, des groupes ecclésiaux fatigués et découragés, parfois résignés face à des situations complexes, «nous voyons un Évangile qui tend à s’effacer», a-t-il constaté. «Au contraire, l’amour de Dieu n’est jamais statique ou renonçant, « tout croit, tout espère » (1 Co 13,7): il nous pousse à avancer et nous interdit de nous arrêter.»

Et le Saint-Père d’exhorter à ne pas rester dans les sacristies, ne pas former des groupes élitistes qui s’isolent et se referment sur eux-mêmes. «Comme il serait merveilleux que, dans les zones les plus marquées par la pollution et la dégradation, les chrétiens ne se limitent pas à dénoncer, mais prennent la responsabilité de créer des réseaux de rédemption. Il s’agit de redéfinir le progrès», a-t-il souligné, ajoutant que le développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie totalement supérieure ne peut être considéré comme un progrès » (n° 194).

Troisième point, «l’obligation du tournant», imposé par lecri des pauvres et de la Terre. «L’espoir nous invite à reconnaître que nous pouvons toujours changer de cap, que nous pouvons toujours faire quelque chose pour résoudre les problèmes». (n. 61). Mgr Tonino Bello, évêque prophète de la terre des Pouilles, aimait à répéter: «Nous ne pouvons pas nous limiter à l’espérance. Nous devons organiser l’espoir!». Ainsi une conversion profonde nous attend, qui touche l’écologie humaine, l’écologie du cœur, avant même l’écologie environnementale, a plaidé le Souverain Pontife, rappelant combien le changement d’époque que nous traversons exige un tournant.

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Épiphanie du Seigneur – 8 janvier 2023 – Évangile de Matthieu 2, 1-12

Évangile de Matthieu 2, 1-12

Fides quaerens intellectum

Épiphanie vient du grec qui veut dire « apparition ». Une épiphanie c’est la manifestation de quelque chose de caché. Ce que l’on ne voyait pas, ou pas totalement jusqu’alors, se révèle. A l’épiphanie, quelque chose apparaît tel qu’il est. La question est : qu’est-ce qui se révèle à l’épiphanie qui ne s’était pas déjà révélé à Noël ?

A Noël, ce sont les proches de l’enfant qui comprennent qui il est. Ses parents – Marie et Joseph qui reçoivent la révélation d’anges – et d’autres pauvres, rejetés et nomades comme lui – de simples bergers alentours qui suivent la révélation de leur cœur. Le premier cercle est là, qui a intimement compris l’importance pour le monde de cette naissance.

Les récits de la Nativité de Dieu insistent sur la toute pauvreté, l’extrême dénuement de cette apparition sur Terre que reflète la pauvreté et le dénuement du premier entourage – des gens simples, au cœur simple. Il suffit d’aller voir aujourd’hui la condition des bergers aux alentours de Jérusalem, qui vivent dans des cabanes de tôles parmi les bêtes et les détritus.

Pourtant la puissance de ce qui se trame là, entre ces gens simples, dénués de tout – et en premier lieu de considération – la puissance de ce qui est en jeu dans leur cœur n’apparaîtra clairement qu’à l’Épiphanie. Savez-vous que, dans la monde orthodoxe, c’est à l’Épiphanie qu’on célèbre l’incarnation de Dieu ? Il y a, en fait, un continuum entre la Nativité et l’Épiphanie, entre l’émerveillement et la compréhension de l’incarnation divine, un tout qui va de l’un à l’autre.

On a l’image classique de trois rois mages, auxquels la Tradition a fini par donner des prénoms – Melchior, Gaspard et Balthazar – et même différentes origines et couleurs de peaux. Cette tradition des Rois mages donnera la culture populaire de la galette des rois à laquelle j’espère vous aurez l’occasion de sacrifier.

Mais dans la Bible, ils ne sont ni trois, ni rois, ni même mages au sens où on l’entend aujourd’hui. Il s’agit plutôt de sages venus d’Orient. On s’est sans doute éloigné de la signification première du récit en le surchargeant d’interprétations.

Ce que les mages venus d’Orient symbolisent c’est la venue des sagesses antiques au pied de cette sagesse divine qui se rend présente dans la naissance d’un petit enfant qui d’abord bouleverse le cœur des plus humbles.

Quant aux présents que ces sagesses orientales viennent déposer aux pieds de l’Enfant-Dieu, ils symbolisent les grands traits de son existence parmi les hommes : l’or pour témoigner de sa royauté, l’encens pour la divinité de son esprit, la myrrhe pour l’embaumement de son corps quand il mourra.

C’est ici que le mot épiphanie prend tout son sens : la manifestation qui a lieu est celle, concrète, de la sagesse divine face aux grandes sagesses du monde. C’est devant la pauvreté de cette naissance extraordinaire que les plus grandes sages viennent s’incliner. Et par eux, c’est l’ensemble des sagesses du monde qui s’inclinent devant cet événement autant incompréhensible que miraculeux.

L’étoile que suivent les mages est là pour montrer que la lumière divine qui émane des éléments naturels peut nous conduire à Dieu. C’est guidé par leur science, leurs observations de la nature que les mages arrivent à constater la présence réelle de Dieu sur Terre. Le cheminement des mages guidés par l’étoile symbolise le cheminement qui nous est demandé de faire, à l’aide de nos observations, de notre savoir, de notre science, pour trouver Dieu. « Fides quaerens intellectum » a écrit au XIe siècle saint Anselme de Cantorbéry – la foi cherche l’intelligence.

La réconciliation de la foi et de la raison a été au cœur de la théologie développée par feu le pape Benoît XVI. Je ne peux que vous inviter à relire avec fruit ses nombreux commentaires sur la quête de Dieu comme moteur de la raison, notamment son célèbre discours de 2008 au Collège des Bernardins qui voit, dans cette recherche qui fonde les communautés monastiques moyenâgeuses, la naissance de la culture occidentale.

Le mystère de l’incarnation de Dieu ne sera pas épuisé par notre intelligence. Jamais nous n’en viendront à bout à force de savoir : le mystère divin restera mystère. Mais ceci ne signifie pas que, face au mystère, il nous faille abdiquer notre intelligence, comme le supposent les détracteurs de la foi. Au contraire, il est de notre devoir de mobiliser notre intelligence pour creuser le mystère de notre foi, développer notre connaissance de Dieu et, ainsi, toujours plus nous en approcher. Certes avec notre cœur, mais aussi avec notre raison.

On peut s’approcher de deux manières de la crèche : soit avec la naïveté de cœur des bergers, soit munis de trésors de sagesse et de science comme les mages. L’important est que les deux conduisent à l’émerveillement et à la rencontre.

L’amour n’échappe pas au crible de la raison, sinon il est comme une chaloupe à la dérive, fluctuant au gré des sentiments. Mais l’amour divin ne peut se réduire à ce qu’en pense la raison, car il est tout à fait déraisonnable d’aimer comme Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.

Benoît XVI, foi et raison

Le pape Benoit XVI affirme la haute valeur de la raison humaine

La foi chrétienne tient en haute estime la raison humaine. Benoît XVI, après son prédécesseur Jean-Paul II (encyclique Fides et ratio de 1998), est souvent intervenu sur la relation profonde entre la foi et la raison.

Il affirme la haute valeur de la raison humaine qui participe à la recherche de la vérité, en particulier dans les sciences. A Ratisbonne, en septembre 2006, le Pape rappelait que « la foi de l’Eglise s’est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous, entre son Esprit créateur éternel et notre raison créée », s’il existe des dissemblances, « il existe une vraie analogie ». Cela veut dire que le travail de la raison vaut par lui-même et aussi qu’il peut et doit être lié à la vie de la foi.

Joseph Ratzinger l’avait expliqué à la Sorbonne en 1999 : quand les premiers auteurs chrétiens ont présenté leur religion à des païens, ils l’ont située non dans le cadre du monde religieux ambiant (mythes, religion officielle), mais dans la continuité de la philosophie. Pourquoi ? Parce que les religions païennes ne sortaient pas de la sphère humaine, alors que la philosophie se présentait comme une recherche exigeante de la vérité, conduisant à dépasser ce qui est purement humain. Le Dieu qui s’est révélé, survenant dans l’histoire singulière d’Israël, se fait connaître comme vérité toujours plus haute, toujours à chercher. La foi chrétienne, qui est une suite du Christ, fait entrer dans cette recherche. Saint Justin, au IIe siècle, n’hésite pas à parler du christianisme comme de la vraie philosophie.

La rationalité de la foi

Benoît XVI accorde une grande importance à l’héritage hellénique. Dans la ferveur d’une heureuse redécouverte de la Bible et plus précisément du monde sémitique dans lequel celle-ci a été composée, on en est venu souvent à opposer la révélation juive et la philosophie grecque. On reproche aux premiers conciles chrétiens, qui ont usé du vocabulaire philosophique grec pour exprimer la foi en la divinité du Christ, d’appartenir à un univers de pensée révolu et étranger à celui de la révélation et dont il conviendrait de se libérer. Dans un souci de retour aux sources et pour une meilleure annonce de l’Evangile, notamment dans des pays dont la culture diffère de la culture gréco-latine, comme l’Inde ou la Chine, on écarte l’héritage des premiers siècles pour revenir à une « pureté » du texte biblique.

C’est en réalité une erreur sur la révélation elle-même. Car si celle-ci nous a été donnée dans un univers bien précis (le peuple d’Israël), elle a été transmise dans un monde marqué par l’hellénisme. Une rencontre s’est opérée à l’intérieur de la Bible, notamment dans les écrits de Sagesse (les Psaumes, etc.), et dans la traduction de la Bible en grec par 70 savants juifs à Alexandrie (la Septante). Cette traduction de la Bible aux IIIe-Ier s. avant l’ère chrétienne, est plus qu’une simple traduction : c’est « une avancée importante de l’histoire de la révélation ». En traduisant des notions (comme torah par Loi, tsedaqah par justice), la Septante situait les énoncés bibliques dans le langage de la philosophie et ouvrait un débat possible de la pensée biblique avec la pensée hellénique. Dans l’Evangile, saint Jean écrit que « au commencement était le Logos, et le Logos est Dieu ». La Parole de Dieu est comprise comme Logos, ce qui veut dire « parole » mais aussi « raison ».

La remarque de Benoît XVI sur cette question de la « des-hellénisation » du christianisme n’est pas une coquetterie d’universitaire. Elle nous redit qu’il y a une rationalité de la foi. Négliger l’apport philosophique dans le christianisme reviendrait à ne plus comprendre le lien de la foi avec la recherche de la vérité.

L’autonomie de la raison et de la foi

Benoît XVI est également attentif à l’autonomie de la raison et de la foi. Il l’a dit dans le discours qu’il aurait dû prononcer en janvier 2008 à l’université d’Etat la Sapienza à Rome, université précisément fondée par un Pape ! L’ancien professeur sait mieux que quiconque qu’il ne s’agit pas de confondre les niveaux. Il ne s’agit pas par exemple de mettre un peu de piété dans la science pour sauver la raison ou pour faire de la bonne théologie. Concordisme et fondamentalisme nuisent à la foi et à la raison.

Il rappelle que la véritable grandeur de la raison est de chercher la vérité, y compris la vérité concernant la religion. La vérité ne se cherche que par le dialogue, le travail, dans un climat de respect et de liberté (Vatican II, Déclaration sur la Liberté religieuse). C’est là que la raison humaine apparaît dans toute son ampleur et qu’elle révèle ses potentialités. Il y a là un enjeu non seulement pour les chrétiens, mais aussi pour tous dans une société sécularisée qui risque de ne plus se poser les questions métaphysiques essentielles. C’est la mission de l’Eglise que de « maintenir vive la sensibilité pour la vérité » et « d’inviter toujours la raison à se mettre à la recherche du vrai, du bien, de Dieu ». Sans quoi elle perd sa grandeur et se dénature.