1er dimanche de Carême – Année A – 1er mars 2020 – Évangile de Matthieu 4, 1-11

ÉVANGILE DE MATTHIEU 4, 1-11

Le carême face à l’antichristianisme

Le carême est là : quoi faire ? Naguère on mangeait du poisson le vendredi et on se privait (un peu) de vins et de friandises. Maintenant on nous demande de participer généreusement aux collectes pour « le carême de partage » avec les pauvres. Aujourd’hui je crois que la question n’est plus « quoi ? » mais « pourquoi faire carême? ». Dans une société sécularisée où Dieu semble disparu, les préceptes religieux n’ont plus d’impact et seuls tiennent les idées et les rites qui ont un sens que les croyants sont prêts à défendre. Ainsi pour la messe : traduire les lectures et moderniser le rythme des cantiques n’ont pas endigué l’hémorragie des pratiquants dont la majorité ne savent pas pourquoi aller à la messe.

Pour éclairer notre carême, l’évangile de ce dimanche nous rappelle celui de Jésus, le seul dont nous parlent les Ecritures. Pourquoi Jésus a-t-il décidé de se mettre en quarantaine et qu’a-t-il fait ?

En ce temps-là, la civilisation gréco-romaine déploie sa grandeur sur tout le bassin méditerranéen, éblouissant les masses par sa démocratie, ses constructions grandioses, ses stades, ses théâtres, sa philosophie. Depuis plus de 90 ans, Israël est occupé par l’armée païenne lorsque la rumeur commence à circuler : près du fleuve Jourdain, un prophète véhément s’est levé et annonce un espoir. La plupart des gens demeurent sceptiques. Tant de tentatives similaires ont eu lieu et ont été réprimées : menons notre petite vie tranquille, résignons-nous à la situation, divertissons-nous avec les vedettes du théâtre et les exploits des sportifs. (N’en va-t-il pas de même de nos jours ?)

Dans le petit village de Nazareth, le jeune charpentier Jésus décide d’aller voir ce Jean-Baptiste avec quelques voisins. Ceux-ci reviendront la semaine suivante : Jésus non.

En effet il avait longuement écouté Jean et, sous sa conduite, il avait traversé le fleuve lorsque subitement, dans sa prière, il a perçu une voix divine qui lui disait : « Tu es mon Fils bien-aimé qu’il m’a plu de choisir ». Il s’agit de la formule solennelle que le grand prêtre, au temple, prononçait pour introniser le nouveau roi. Non, Jean n’avait pas rêvé : moi, Jésus, le Fils, j’ai reçu mission d’annoncer et d’inaugurer, ici, tout de suite, la plus extraordinaire, la plus essentielle des bonnes nouvelles : Dieu ouvre son Royaume.

Oui mais comment ? Dieu lui a dit son identité, lui a conféré sa vocation…mais sans préciser davantage. Ses apparences n’ont en rien changé. Il n’a aucun titre, il n’a pas d’argent, ne dispose d’aucun appui chez les notables, il est un laïc parmi les autres à la synagogue. Un homme du peuple. Et maintenant chargé de constituer le Peuple de Dieu. Seul il sort de la vallée verdoyante du Jourdain et s’enfonce dans une région désertique. La force de l’Esprit de Dieu qu’il vient de recevoir au baptême le pousse : il doit réfléchir.

Il va demeurer là 40 jours, dit-on : temps de Moïse sur le mont Sinaï où il reçoit la révélation de la Torah ; chiffre symbolique pour désigner un temps de préparation. Donc le jeûne n’est pas le but mais signifie un détachement même du nécessaire pour se vouer à la recherche de ce qui fait vraiment vivre. Pour préparer la venue de la Nouvelle Alliance, de l’Evangile.

Dieu va-t-il partager avec son Fils un entretien mystique, va-t-il ici dans le secret lui confier ses directives, lui souffler les méthodes d’une action efficace ? Tout au contraire c’est une autre voix qui va parler. Une voix douce et mielleuse, raisonnable, logique, qui propose des solutions évidentes.

De qui est cette voix ? Aucune description n’est donnée. Nous imaginons un être bizarre, cornu ( ?) à mine patibulaire comme les méchants des mauvais films. Or il se présente peut-être comme un brave caravanier de passage, avec une bonne mine sympathique (comme votre collègue de bureau, votre époux).

Ce qui importe, c’est son appellation : « le diable » (d’un mot grec : le séparateur) ou, dans Marc, « satan » (mot hébreu « l’accusateur »). Et ce qu’il suggère : « Puisque tu prétends que Dieu t’a fait Messie, agis de telle manière et tu réussiras ».

De soi la tentation n’est pas un péché : elle est le prix de notre liberté. Dieu ne nous manipule pas comme des pantins : il nous appelle et nous propose un chemin. Mais il n’éteint pas la voix adverse qui fait d’autres suggestions, parfois plus attirantes. En multipliant les NON à l’autre, nous renforçons notre obéissance à l’UN.

La lutte va se dérouler sur un triple front, jouant sur les trois puissances qui nous meuvent.

1 La pulsion de vie

« Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains ». Jésus répond : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

Nous sommes créés êtres de besoin et Dieu nous a offerts le monde pour que nous le cultivions et pour que nous jouissions des produits magnifiques de la nature. Dieu a fait le blé et l’homme fait le pain : il accomplit l’œuvre de la création et il s’émerveille de cette croûte dorée et tiède qu’il croque sans jamais se lasser. Il faut manger pour vivre. Mais comment vivre ? Le pain apaise le besoin mais pas le désir de rejoindre notre Père pour qui nous sommes faits.

Jésus ne jeûne que pour un temps : pas par ascèse mais pour réfléchir au moyen de partager le pain entre tous les hommes, pour méditer l’Ecriture où son Père lui apprend à réussir sa vie. L’homme vit de la vérité. La Bible ne se parcourt pas : elle se dévore, elle se rumine. A quoi bon s’offrir des menus gastronomiques si l’on court au néant en buvant du champagne ? Des riches gaspillent des fortunes, l’obésité fait des ravages et des milliers d’enfants près de nous ne mangent que grâce au dévouement de bénévoles.

2 La pulsion de gloire

« Si tu es le Fils de Dieu, imagine que tu es sur le toit du temple à Jérusalem et tu te jettes en bas puisqu’il est écrit dans la Bible : « Les anges te porteront ». Jésus répond : « Certes mais il est aussi écrit : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ».

La 1ère tentation voulait maintenir l’homme au niveau des bêtes : vivre, c’est manger. La 2ème lui suggère dans l’autre sens de planer comme un ange, dégagé de la force de la pesanteur. Et remarquez que la tentation s’appuie sur l’Ecriture même : le plus spirituel peut devenir diabolique. Des versets bibliques ne sont-ils pas devenus dans l’histoire des sources d’objection et d’hérésie ? Jésus rejette cette interprétation : on ne peut pas demander à Dieu de faire des miracles gratuits dans le but d’étonner et susciter l’enthousiasme. Jésus restera farouchement attaché à sa condition humaine, tenu à ses exigences les plus triviales, soumis à la souffrance et à la mort. Il ne cédera aux demandes de guérisons qu’à de rares reprises, et seulement par miséricorde et jamais pour en faire des instruments de propagande. L’Evangile ne fascine ni n’exerce de pression.

3 La pulsion du pouvoir

« Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne et lui fait voir tous les royaumes du monde avec leur gloire : « Tout cela je te le donnerai si tu te prosternes pour m’adorer ». Jésus lui dit : « Arrière, Satan, car il est écrit : « C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, c’est lui seul que tu adoreras ».

Alors le diable le laisse et des anges s’approchèrent de Jésus et ils le servaient ».

Quelle perspective grisante : diriger le monde ! Oui mais à condition de servir le diable, c.à.d. d’utiliser ses méthodes : promettre bonheur et richesse mais corrompre les cœurs, recourir à la ruse, le mensonge, la violence, dresser les peuples les uns contre les autres. Les livres d’histoire nous racontent les horreurs amenées par la mégalomanie de certains fous dont le dernier siècle nous a sans doute montré les exemplaires les plus terrifiants. Rien que cette évocation révulse Jésus qui chasse celui qui veut remplacer Dieu et donc qui tue l’homme. Car tout est suspendu au premier commandement : « Tu adoreras le Dieu unique ».

Le Satan disparaît mais sa haine demeure contre cet homme qui veut lui enlever sa puissance et instaurer le royaume de Dieu. Plus tard il s’immiscera dans le cœur de certains puissants et hauts prélats qui, aveuglés, parviendront à faire exécuter celui qui prétendait être le Roi.

Mais élevé sur la croix par la cruauté des hommes, Jésus sera Roi, élevé dans la Gloire par la Miséricorde de son Père. Ressuscité, il retrouvera ses disciples sur une montagne et il les enverra en mission universelle : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre : allez : de toutes les nations faites des disciples … Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (28, 18)

La méditation prolongée de cet évangile nous permet de comprendre le sens de notre carême.

Conclusions pratiques

D’abord secouer notre résignation devant l’état du monde, partir comme Jésus à la recherche de la vérité. Réentendre la révélation de notre baptême : « Tu es mon fils, ma fille ». Privilège immense mais aussi provocation à agir.

Se désengluer de la platitude routinière et oser la recherche personnelle, la solitude, le silence.

Ne pas être surpris d’être assailli de tentations : « C’est inutile. Agis comme les autres… ». Se battre inlassablement. Débusquer les ruses diaboliques, opposer des refus nets à des idées et pratiques courantes. Retrouver son originalité chrétienne.

Pratiquer le carême en vue de son but : Pâques, la victoire de la pauvreté, du courage, de l’amour que la mort ne peut tuer.

Et redécouvrir la joie profonde du Royaume dont Jésus nous a fait membres : partager le Pain de Vie.

Alors nous pourrons à nouveau comprendre la mission de salut de l’humanité qui oublie Dieu.

La jonction de l’homélie et de l’article suivant nous persuade de la gravité de l’enjeu.

Frère Raphaël Devillers, dominicain

De quoi l’antichristianisme contemporain est-il le nom ?

par Laurent Fourquet (extraits)

Dans sa course effrénée à la consommation à outrance, l’Occidental ne supporte pas qu’on lui parle des symptômes de sa mort spirituelle. Pour lui, par sa seule existence, le christianisme est l’adversaire définitif.

…Tout indique qu’un antichristianisme de fond, puissant et vigoureux, est en train de s’enraciner dans l’ensemble des sociétés occidentales. Cet antichristianisme va bien au-delà de l’anticléricalisme traditionnel des milieux libertaires, tendance Charlie Hebdo, ou de la réaction aux scandales de pédophilie dans l’Église. C’est une hostilité de principe envers le christianisme qui s’exprime de façon de plus en plus radicale et qui, loin d’être marginale, concerne par exemple une fraction significative de la classe dirigeante, dans les médias mais aussi dans l’ensemble des lieux de pouvoir.

(…) Il faut risquer cette hypothèse : loin d’être un élément marginal, folklorique, une résurgence du vieil anticléricalisme immémorial, l’antichristianisme occidental contemporain est un phénomène à la fois central et original : la manifestation d’un esprit entièrement spécifique à notre époque et qui, en même temps, exprime la vérité de celle-ci, en tout cas la vérité que veut imposer l’idéologie actuellement dominante en Occident.

La recherche continue de la possession

…Il faut commencer par s’abstraire de la raison sociale officielle de l’Occident, des mots qu’il emploie à satiété pour se décrire tel qu’il se voit : démocratie, droits de l’homme, progrès, émancipation, libération… Mais qu’y a-t-il derrière la belle harmonie de ces termes sonores ? Il suffit d’aller un peu regarder Netflix, Youtube et, plus généralement, tous les robinets à images à travers lesquels l’Occidental contemporain se donne à voir, exhibe ses rêves et ses peurs.

Or, que percevons-nous sur ces supports ? Une idée unique mais déclinée à travers des millions d’occurrences : la recherche continue de la possession, c’est-à-dire d’une possession toujours plus possessive du monde.

Depuis la plus vulgaire pornographie jusqu’aux recherches intellectuelles supposées les plus éthérées, l’Occidental contemporain est engagé dans un combat avec le monde pour se l’approprier.

S’approprier quoi exactement ? Des corps humains, la grosse galette, le fauteuil du patron, le pouvoir, la célébrité et l’influence, bien sûr, mais, au-delà, les dernières petites merveilles de la technologie, les derniers paysages de cette terre non encore dévoyés par le tourisme de masse, et, encore au-delà, la jeunesse éternelle, la vie et ses ultimes secrets…

S’il déploie autant d’efforts pour s’approprier le monde, c’est que, incapable de croire à une quelconque transcendance — que celle-ci se nomme Dieu, Patrie ou Communisme — il cherche fébrilement dans la possession des marchandises le seul sens qu’il puisse donner encore à son existence : jouir, jouir toujours plus intensément de son pouvoir sur les êtres et les choses pour oublier que, sans ce pouvoir, il n’est rien dans l’exacte mesure où il ne croit plus en rien.

L’Occident est profondément malade

C’est parce que le pressentiment de son néant le cerne de partout que l’Occidental se voit contraint d’aller toujours plus loin dans la possession pour conjurer le spectre. De là cette course épuisante, et à bien des égards insensée, qui assèche la terre, expulse le ciel, flétrit les âmes, cette course au pouvoir pour le pouvoir qui, au fond, est parfaitement vaine.

Car, à la fin, les choses, toutes les choses, se vengent d’être ainsi violentées. Elles s’enfuient et laissent l’Occidental avec des effigies dépourvues de vie, des mannequins sur lesquels il peut tout parce que ce ne sont que des mannequins. Au lieu d’habiter avec les choses, comme autrefois, l’Occidental se retrouve avec des supports passifs et muets, et avec des machines dont les performances ne le délivreront jamais de sa solitude.

…Nous savons que la course effrénée ne mène qu’à la mort spirituelle. Mais nous ne voulons pas le savoir. L’Occident contemporain est profondément malade. Il ressent sa maladie, il sait qu’à travers la possession toujours plus poussée du monde, il se perd et perd le monde avec lui et parce qu’il ressent sa maladie, il ne supporte pas qu’on lui en parle, qu’on en décrive les symptômes, qu’on lui annonce que son pronostic vital est engagé.

Il veut croire qu’un tout petit peu plus de pouvoir, une gorgée supplémentaire d’appropriation, suffiront à le guérir même si, au fond de lui-même, il est sans illusion sur le vide qu’il est devenu et qui s’élargit sans cesse.

A l’opposé de la Parole chrétienne

Est-il besoin de dire que cette soif de l’appropriation est exactement à l’opposé de la parole chrétienne, de toute parole chrétienne authentique ?

S’il est une leçon chrétienne, c’est bien, en effet, que la possession ne sauve pas. Au contraire, c’est dans la dépossession, autrement dit dans le don total allant s’il le faut jusqu’à la mort sur la croix, dans l’appauvrissement résolu de soi au service de Dieu et du prochain, dans le refus de déformer les choses jusqu’à en faire des idoles, dans l’acceptation que l’homme ne peut pas tout, que naît la possibilité de vivre, de vivre vraiment, pleinement, dans une relation d’estime et de confiance avec l’ensemble des choses. Ce chemin de salut, apparemment paradoxal, puisque, au rebours de toute l’idéologie moderne, il requiert de se perdre pour se trouver, va en direction opposée de l’autoroute moderne vers la possession qu’on nous enjoint de suivre, en restant bien sagement dans la file.

Le bonheur est dans le don

… Si la modernité occidentale professe un antichristianisme de principe, c’est qu’elle sent, même lorsqu’elle ne le sait pas clairement et explicitement, que le christianisme est l’adversaire résolu, définitif, de la voie qu’elle emprunte, non pas parce que le christianisme vivrait dans l’obsession de la modernité mais parce qu’il est ce qu’il est.

Mais les chrétiens sont-ils aussi lucides ? S’ils l’étaient, peut-être abandonneraient-ils leurs tentatives naïves de conciliation qui, jusqu’à l’autodissolution finale attendue d’eux, ne seront jamais suffisantes pour la modernité. Peut-être entreraient-ils dans un juste combat, dans un combat spirituel contre l’esprit de la modernité occidentale, non pas au nom du plus ou moins joli temps d’avant, non pas au nom de traditions fétichisées, mais parce que, pour un chrétien, il va de soi, ou il devrait aller de soi, que le bonheur est dans le don, et jamais dans la possession.

Alors, si tel était le cas, et malgré la crise écologique, malgré la démoralisation généralisée des esprits qu’induit le culte de la marchandise, malgré les manipulations de plus en irresponsables du vivant, malgré tous ces signes de la grande crise dans laquelle nous sommes déjà entrés, un sentiment qui ressemble à l’espérance pourrait réveiller notre monde.

Laurent Fourquet

Ancien de l’ENA – Haut fonctionnaire, philosophe.
Auteur de : L’ère du consommateur (éd. Du Cerf)
Et : Le christianisme n’est pas un humanisme.

Pour lire le texte de cet article in extenso et connaître l’auteur : https://fr.aleteia.org/2020/02/01/de-quoi-lantichristianisme-contemporain-est-il-le-nom/.

7ème dimanche – Année A – 23 février 2020 – Évangile de Matthieu 5, 38-48

ÉVANGILE DE MATTHIEU 5, 38-48

L’Accomplissement de la Loi: l’Amour

L’évangile de ce jour termine la série des 5 exemples que Jésus présente afin de montrer que, loin d’être un imposteur qui bafoue la Loi donnée par Dieu à Israël, il est au contraire le Messie qui “accomplit” cette Loi, c.à.d. qui la radicalise, qui en révèle la signification profonde et en exprime les exigences ultimes.

4. LA VRAIE REPLIQUE AU MAL

“ Vous avez appris qu’il a été dit: “Oeil pour oeil; dent pour dent”.

Cette célèbre “loi du talion” scandalise beaucoup de gens qui y voient de la méchanceté, un appel à une réplique impitoyable. Or tout au contraire il s’agit d’une digue humanitaire destinée à limiter notre rage de vengeance qui a toujours tendance à s’exacerber et à faire payer le coupable au centuple. Un tribunal n’est juste que s’il veille toujours à proportionner la peine à la gravité de l’acte commis: telle infraction mérite telle sanction. D’ailleurs déjà avant Jésus, on interprétait cette sentence en exigeant non de donner un coup semblable mais une rétribution financière afin de compenser le préjudice subi.

Mais maintenant Jésus va stupéfier son auditoire en donnant son interprétation de la Loi:

“Eh bien moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant”.

Et il donne 5 applications pratiques:

“Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre”.
“Si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau”.

Saint Paul a retenu cette phrase et plus tard, il sera scandalisé d’apprendre que certains membres de sa communauté de Corinthe s’intentent des procès et tolèrent de se laisser juger par des païens: “Un frère est en procès avec un frère, et cela devant des non-croyants ?…C’est une déchéance d’avoir des procès entre vous. Pourquoi ne préférez-vous pas subir une injustice ? N’y a-t-il pas un sage parmi vous pour juger entre les frères?” (1 Cor 6).

“Si quelqu’un te réquisitionne pour faire 1000 pas, fais-en 2000”.

Les Romains forçaient les habitants à les guider vers leur nouvelle destination et à porter leur charge.

“Donne à qui te demande”.

Verset détesté par les maris dont l’épouse désire sans cesse de nouvelles toilettes et de nouveaux bijoux.

“Ne te détourne pas de celui qui veut t’emprunter”.

Avouons-le: ces ordres (car il ne s’agit pas de conseils) nous choquent, nous paraissent exagérés sinon même impraticables. Faudrait-il donc se laisser faire à ce point-là, être une victime béate dont évidemment les autres vont abuser ?…Mais si déjà nous renâclons sur ces points, qu’allons-nous dire en entendant l’ultime “accomplissement de la Loi” !! Jésus nous appelle à entrer sur le chemin de la non-violence.

5 L’AMOUR DES ENNEMIS

“Vous avez appris qu’il a été dit: “Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi”. Eh bien moi, je vous dis: aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent afin d’être vraiment les fils de votre Père des cieux. Car il fait lever son soleil et tomber la pluie sur les bons et les méchants, les justes et les injustes”.

Beaucoup de chrétiens ignorent encore que le commandement de l’amour du prochain se trouve déjà dans le Premier Testament (Lév 19, 18). Et si la haine de l’ennemi n’y est jamais prescrite, certains psaumes appellent Dieu à exercer une terrible vengeance contre leurs adversaires. Et dans la communauté de Qumrân qui se prétendait être les seuls véritables fils de lumière, on vouait à la haine tous les autres, fils des ténèbres.

Ici retentit ce qui est sans doute le plus incroyable, le plus impraticable des impératifs de Jésus: l’amour des ennemis ! Evoquant les souffrances les plus cruelles (calomnie destructrice, viol d’enfant…), il est rejeté comme impossible, traité d’utopique, jugé inhumain et même condamné comme pervers.

Mais de quel amour et de quels ennemis Jésus parle-t-il ? En ajoutant tout de suite “priez pour vos persécuteurs”, Jésus semble se situer au niveau de la foi. La dernière Béatitude prévenait les disciples qu’ils seraient critiqués, moqués, frappés, tués à cause de Jésus et qu’ils pouvaient alors se réjouir de se savoir dans le Royaume, en accord avec leur Seigneur. Car l’Evangile c’est aimer jusqu’à donner sa vie. Ici Jésus interdit aux disciples de haïr leurs ennemis et au contraire de prier en leur faveur: Lui-même, innocent crucifié, ne dira-t-il pas: “Père, pardonne-leur: ils ne savent pas ce qu’ils font” ? (Luc 23, 34).

Comment allons-nous pouvoir aller jusque là ? Jésus nous donne la motivation profonde:

“Aimez…Priez…afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux. Car il fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes”.

La nature est impartiale, les conditions météo sont identiques pour tous les habitants du même endroit: Jésus fait de cette évidence comme une parabole. Voyez là, dit-il, une image de l’action du Créateur qui offre beau et mauvais temps sans discrimination. Ce Dieu créateur est votre Père donc en imitant son action, vous serez bien ses fils et ses filles. Certes s’il y a coexistence de bons et de mauvais, un jour le jugement aura lieu mais il est réservé à Dieu.

L’idéal de l’Eglise de Jésus est ainsi tout le contraire de celui de Qumrân et des sectes qui se referment sur elles-mêmes, sûres de posséder la vérité, et rejetant ceux qui refusent d’en faire partie. Déjà le Premier Testament ordonnait à l’Israélite de venir en aide à l’ennemi dont l’âne ployait sous une charge trop lourde. Le prêtre juif sera blâmé de n’être pas venu en aide au Samaritain moribond.

DES DISCIPLES DISTINCTS

“Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains pécheurs en font tout autant. Si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ?…

Si nous nous confinons dans notre cercle familial, si nous nous montrons affables envers les gens que nous estimons sympathiques, si nous rendons service aux paroissiens (que nous avons d’abord triés), nous nous comportons comme tout le monde. Un disciple n’a plus le droit de s’enfermer dans telle catégorie. Jésus scandalisait parce qu’il avait de mauvaises fréquentations: il mangeait avec des pécheurs, il s’invitait chez un voleur, il parlait avec des femmes, il félicitait un officier romain.

Un disciple est appelé à sortir de l’ordinaire des pratiques courantes, à faire de l’extra-ordinaire. Quitte à choquer les bien pensants. Et à condition d’entretenir une foi solide, capable de résister à la contamination du paganisme. Docteurs et infirmières pénètrent dans une chambre à haut danger de contagion mortelle parce qu’ils ont pris toutes les précautions nécessaires. Il faut s’approcher pour sauver une vie.

APPELES A LA PERFECTION

Et l’enseignement de Jésus quant à l’accomplissement de la Loi se termine par la célèbre injonction:

“Vous donc soyez parfaits comme votre Père est parfait”.

Dans la grande scène de la révélation de la Loi par Dieu au mont Sinaï, à deux reprises seulement Moïse avait reçu l’ordre de s’adresser “à toute la communauté d’Israël”, notamment en Lév. 19, 1: “ Tu leur diras: Soyez saints car je suis saint, moi, le Seigneur votre Dieu”. Et ensuite Dieu dicta toute une série de comportements qui allaient distinguer Israël des autres peuples.

En reprenant la formule, Jésus précise donc que son enseignement s’adresse à tous les disciples, et non à une catégorie spéciale qui vivrait “dans un état de perfection” en laissant les autres dans la banalité ordinaire. Quiconque se veut disciple de Jésus est tenu de s’engager de toutes ses forces à accomplir la Loi comme Jésus l’a enseigné en ces deux dimanches. Ce faisant, il achèvera sa vocation, il accomplira vraiment son être.
Cette perfection ne sera pas performance personnelle mais imitation du Père par ses fils et elle sera au fond perfection de l’amour. C’est pourquoi Luc préfère dire dans sa version: “Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux”(6, 36).

CONCLUSIONS

La relecture de tout ce passage écrase d’abord par ses exigences qui semblent trop dures, presque impossibles à mettre en oeuvre. Nous n’avons en tout cas pas le droit de les écarter comme un idéal inaccessible ni de nous en dispenser en les réservant à une catégorie de “saints”. La promesse initiale de bonheur des béatitudes ne peut pas virer en tristesse ni en désespérance. L’Evangile n’est pas un code, un catéchisme, une liste d’ordres mais un chemin. Où les chutes sont toujours possibles. Mais où nous sommes accompagnés par le Seigneur de l’amour. A l’Eucharistie, il nous fera toujours écouter un message ardu, non édulcoré. Mais il répondra à nos demandes de pardon. Et il se donnera à consommer pour que nous nous consommions dans et avec sa miséricorde.

Frère Raphaël Devillers, dominicain

Pape François : L’accomplissement de la Loi

Homélie du 16 février 2020

Chers frères et sœurs, bonjour!

L’Évangile d’aujourd’hui (cf. Mt 5, 17-37) est tiré du «discours sur la montagne» et il affronte le thème de l’accomplissement de la Loi: comment dois-je accomplir la loi, comment faire? Jésus veut aider ses auditeurs à avoir une approche juste des prescriptions des commandements donnés à Moïse, en exhortant à être disponibles à Dieu qui nous éduque à la vraie liberté et à la responsabilité à travers la Loi.

Il s’agit de la vivre comme un instrument de liberté. N’oublions pas cela: vivre la Loi comme un instrument de liberté, qui m’aide à être plus libre, qui m’aide à ne pas être esclave des passions et du péché.

Pensons aux guerres, pensons aux conséquences des guerres, pensons à cette petite fille morte de froid en Syrie. Tant de calamités, tant! C’est le fruit des passions et les gens qui font la guerre ne peuvent pas contrôler leurs passions. Il leur manque d’accomplir la Loi.

Lorsque l’on cède aux tentations et aux passions, on n’est pas maître ni protagoniste de sa vie, mais l’on devient incapable de la gérer avec volonté et responsabilité.

Le discours de Jésus est structuré par quatre antithèses, exprimées par la formule: « Vous avez compris qu’il a été dit … mais moi je vous dis ». Ces antithèses font référence à autant de situations de la vie quotidienne: meurtre, adultère, divorce et serments.

Jésus n’abolit pas les prescriptions qui concernent ces problématiques, mais il en explique tout le sens et il indique l’esprit dans lequel il faut les observer. Il nous encourage à passer du respect formel de la Loi au respect substantiel, en accueillant la Loi dans le cœur, qui est au centre des intentions, des décisions, des paroles et des gestes de chacun de nous.

C’est du cœur que partent les bonnes et les mauvaises actions.
En accueillant la Loi de Dieu dans son cœur, on comprend que lorsque l’on n’aime pas son prochain, on se tue en quelque sorte soi-même, et les autres, car la haine, la rivalité et la division tuent la charité fraternelle qui est la base des relations interpersonnelles. Et cela s’applique à ce que j’ai dit sur les guerres et aussi des racontars, car la langue tue.

En acceptant la Loi de Dieu dans le cœur, on comprend que les désirs doivent être guidés, parce que l’on ne peut pas obtenir tout ce que l’on veut, et il n’est pas bon de céder à des sentiments égoïstes et possessifs.

Lorsque l’on accueille la Loi de Dieu dans son cœur, on comprend qu’il faut abandonner un style de vie fait de promesses non tenues, et passer de l’interdiction de jurer le faux à la décision de ne pas jurer du tout, en adoptant une attitude de sincérité totale avec tout le monde.

Et Jésus est conscient qu’il n’est pas facile de vivre les Commandements de cette manière totalisante. Pour cette raison, il nous offre le secours de son amour: il est venu dans le monde non seulement pour accomplir la Loi, mais aussi pour nous donner sa grâce, afin que nous puissions faire la volonté de Dieu, en l’aimant Lui et nos frères.

Nous pouvons tout, tout faire avec la grâce de Dieu!

Et même, la sainteté n’est rien d’autre que de garder cette gratuité que Dieu nous a donnée, cette Grâce. Il s’agit de lui faire confiance et de se confier à lui, à sa grâce, à cette gratuité qu’il nous a donnée et d’accueillir la main qu’il nous tend constamment, afin que nos efforts et notre engagement nécessaire puissent être soutenus par son aide, pleine de bonté et de miséricorde.

Aujourd’hui, Jésus nous demande de progresser sur le chemin de l’amour qu’il nous a montré et qui part du cœur. C’est la route à suivre pour vivre en chrétiens.

Que la Vierge Marie nous aide à suivre la voie tracée par son Fils, pour atteindre la vraie joie et répandre partout la justice et la paix.

6ème dimanche – Année A – 16 février 2020 – Évangile de Matthieu 5, 17-37

ÉVANGILE DE MATTHIEU 5, 17-37

L’Evangile accomplit la Loi

Ce Jésus venu de nulle part et qui parcourt la Galilée en annonçant la plus sensationnelle des nouvelles: “Le Règne de Dieu s’approche” rencontre très vite un succès fulgurant: de partout les foules accourent vers lui, surtout pour demander et voir des guérisons.

Mais sa prédication pose tout de suite une grave question: que devient la sainte Torah qui transmet la Volonté de Dieu et qui est la source du peuple d’Israël ? Quel rapport y a–t-il entre les 10 Paroles fondatrices rapportées par Moïse au mont Sinaï (le décalogue) et les 8 Béatitudes proclamées par ce Jésus ?

Certains soupçonnent que l’Evangile de Jésus édulcore les exigences de la Loi ou même – pire – les supprime, les remplace: prétention intolérable !

C’est pourquoi, après l’enseignement des Béatitudes, Jésus précise nettement sa position:

“Ne pensez pas que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abolir mais accomplir. Amen je vous le dis: avant que la terre et le ciel disparaissent, pas une lettre ne disparaîtra de la Loi”.

Entrer dans le royaume de Dieu que Jésus inaugure sur terre n’entraîne absolument pas le rejet de la foi et de l’obéissance annoncées dans les Deux Tables de la Loi. L’Evangile n’est pas un rejet de la morale. L’amour ne remplace pas la justice.

Mais, réplique Jésus, ce sont au contraire certains scribes et certains pharisiens qui ont une mauvaise interprétation de la Loi. Les scribes se targuent d’être des spécialistes qui connaissent la Torah par coeur et en multiplient les commentaires savants; les Pharisiens se présentent comme des modèles d’observances qui n’en finissent pas d’ajouter précepte à précepte, prière à prière. Mais en fait ces hommes transforment la Loi en un joug insupportable. Aussi Jésus met les disciples en garde:

“Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume du Père”.

Le but de la Loi sainte est d’apprendre à l’homme à vivre à l’écoute de la Parole de Dieu, à réprimer son orgueil, sa cupidité, son égoïsme pour “s’ajuster” à la volonté de Dieu. Un juste est un vrai fidèle qui s’applique sans cesse à obéir à Dieu.

Jésus assure qu’il a une meilleure interprétation de la loi, que son Evangile “accomplit” la Loi c.à.d. conduit le disciple sur le chemin de la vraie justice. Et il le montre par 5 exemples dont les 3 premiers sont lus aujourd’hui; les derniers seront lus dimanche prochain.

1. INTERDIT DU MEURTRE

“Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens: “Tu ne commettras pas de meurtre…Eh bien moi, je vous dis: Tout homme qui se met en colère contre son frère, qui l’insulte ou le maudit en répondra au tribunal et sera passible de la géhenne de feu”.

Stupéfiante audace ! Par quelle autorité Jésus peut-il affirmer “Moi je dis” ? Comment ose-t-il se poser face à la tradition vénérable ? Notez qu’il ne la contredit pas (c’est pourquoi je n’aime pas que l’on parle d’”antithèses”) mais il plonge jusqu’à la racine du mal.

L’atteinte à la vie d’autrui peut culminer par un coup de fusil mais elle commence par le feu de l’hostilité qui bouillonne puis qui se crache par l’injure. Un homme peut affirmer qu’il n’a tué personne alors qu’il pense au fond de lui-même que tel autre devrait disparaître. Il y a des injures qui nous paraissent justifiées, qui nous soulagent lorsque nous les proférons mais qui détruisent la vie.

Et elles sont tellement graves qu’elles rompent notre relation à Dieu.

“Donc lorsque tu vas présenter ton offrande et que tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère; ensuite tu pourras présenter ton offrande”.

Pas de prière vraie sans réconciliation en acte, pas de culte authentique sans pardon. Inutile de se déplacer pour aller à l’église si au préalable on ne s’est pas déplacé vers le frère à qui on a fait du mal. Il y a, à l’entrée de l’église, de pénibles poignées de main et des mots d’excuse qui devraient s’ajouter à nos sourires aux amis.

Par contre, il restera parfois au frère blessé à unir sa plaie à celles du Christ et à implorer la miséricorde pour l’offenseur, là-bas, qui n’a pas encore compris son devoir.

2. INTERDIT DE L’ADULTERE

“Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens: “Tu ne commettras pas d’adultère”. Eh bien moi je vous dis: Tout homme qui regarde une femme et la désire, a déjà commis l’adultère dans son coeur”.

A nouveau Jésus descend à la racine de l’acte, lorsqu’on laisse s’enflammer ce qui n’est pas de l’amour mais une fascination cupide et un besoin de posséder. De même que dans le cas précédent, c’est au début qu’il faut mener la lutte et Jésus l’explique par une hyperbole, un langage évidemment excessif:

“Donc si ton oeil ou ta main entraîne ta chute, coupe-les: c’est ton intérêt de perdre un membre plutôt que de voir tout ton corps jeté dans la géhenne”.

Sur le sujet du mariage, Jésus ajoute une recommandation:

“Il a été dit: Si quelqu’un renvoie sa femme, qu’il lui donne un acte de répudiation”. Eh bien moi, je vous dis: Tout homme qui renvoie sa femme – sauf en cas d’union illégitime – la pousse à l’adultère. Et si quelqu’un épouse une femme renvoyée, il est adultère”

A une époque où seul le mari avait pouvoir de rejeter son épouse, et où certains maîtres permettaient le renvoi pour des motifs assez faibles sinon futiles, Jésus défend la femme: elle n’est pas un objet que l’on choisit et que l’on rejette à son gré.

Le texte ne justifie le renvoi que pour une raison qui reste un peu énigmatique: “pour union illégitime” (sans doute quand des liens de parenté révèlent que cette union n’était pas permise).

Quant à l’adultère, on sait à quels débats houleux le sujet donne lieu dans l’Eglise aujourd’hui où les moeurs ont tellement évolué. Il a fallu des années de recherches pour que le pape François dise:

“Il est important de faire en sorte que les personnes divorcées engagées dans une nouvelle union sentent qu’elles font partie de l’Eglise, qu’elles ne sont pas excommuniées…Il faut encourager la participation de ces divorcés à la vie de la communauté. Prendre soin d’eux ne signifie pas pour la communauté chrétienne un affaiblissement de sa foi et de son témoignage sur l’indissolubilité du mariage, c’est plutôt précisément en cela que s’exprime sa charité” (Exhortation “La joie de l’amour” § 243)

3. INTERDIT DU SERMENT

“Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens: “Tu ne feras pas de faux serments mais tu t’acquitteras de tes serments envers le Seigneur”. Eh bien moi je vous dis de ne faire aucun serment…Quand vous dites oui, que ce soit un oui; quand vous dites un non, que ce soit un non. Tout ce qui est en plus vient du Mauvais”.

Ici encore Jésus se montre très radical: la Loi autorisait de faire des promesses à Dieu en les confirmant par des serments solennels mais évidemment elle obligeait à les mettre en pratique. Jésus connaît l’homme: jurer en recourant à du sacré ne renforce pas la solidité de l’engagement.
Donc il faut s’en tenir à des affirmations simples et refuser le mensonge. Dans la communauté, tout frère doit pouvoir se fier à la parole toute simple de l’autre.

CONCLUSION

La suite de l’évangile raconte que les autorités religieuses juives se sont très vite crispées devant l’enseignement de Jésus et l’ont accusé d’infidélité à la Loi. Leurs critiques vont se succéder, leurs attaques devenir acerbes et très vite tourner à la fureur et à l’hostilité. Et finalement le grand tribunal du Sanhédrin, regroupant grands prêtres, notables et scribes, décidera de supprimer ce Jésus qui, à leurs yeux, transgressait les préceptes de la Loi et était donc considéré comme un blasphémateur.

Et mystérieusement, magnifiquement, en faisant de sa mort un don d’amour, sur la croix Jésus accomplit la Loi et offre son Esprit qui libère tous ceux qui croient.

Entre l’amoralisme (rejet de toute règle sous prétexte de liberté) et le légalisme ( durcissement des préceptes pris à la lettre), l’Evangile libère en “accomplissant” la Loi, en la déployant à partir de sa racine, en lui donnant son sens profond.

Et prenons garde: des “scribes et pharisiens”, sûrs d’eux-mêmes, sont encore dans l’Eglise.

Frère Raphaël Devillers, dominicain

D’où vient la beauté ? L’explication lumineuse de François Cheng

Invité de l’émission La Grande Librairie sur France 5 ce 29 janvier, l’écrivain et philosophe François Cheng a livré un époustouflant témoignage de foi et une explication simple et remarquable sur le sens de la beauté.

Poète, philosophe, calligraphe, académicien… François Cheng a de nombreuses cordes à son arc. On pourrait ajouter celle de « passeur ». Passeur d’âme, de beauté et de connaissance, François Cheng, mondialement connu pour son œuvre poétique et philosophique dont ses ouvrages Le dit de Tianyi, Cinq méditations sur la beauté, Cinq méditations sur la mort ou encore De l’âme, était l’invité ce mercredi 29 janvier de l’émission La Grande Librairie sur France 5 consacrée à la foi.

« La beauté n’est pas un simple ornement. La beauté c’est un signe par lequel la création nous signifie que la vie a du sens », a ainsi expliqué François Cheng à l’animateur François Bunsel qui l’interrogeait sur la beauté. « Avec la présence de la beauté, tout d’un coup, on a compris que l’univers vivant n’est pas une énorme entité neutre et indifférenciée mais qu’il est mû par une intentionnalité ».

Sur le Christ, l’écrivain assure : « En montant sur la Croix, le Christ a affronté le mal radical au nom de l’amour absolu. Un acte qui tient les deux bouts. L’absolu de son amour ne peut être prouvé que par cet affrontement au mal absolu ».

Un amour absolu dont chacun peut trouver des fragments dans son quotidien. « Par-delà les paroles, un regard, un sourire suffisent pour que chacun s’ouvre au mystère de l’autre, au mystère tout autre », précise encore François Cheng.

Sur le site Aleteia 1.2.2020

5ème dimanche – Année A – 9 février 2020 – Évangile de Matthieu 5, 13-16

ÉVANGILE DE MATTHIEU 5, 13-16

Les Béatitudes missionnaires

Dimanche passé, la fête de la Présentation nous a empêchés d’écouter l’évangile prévu pour le 4ème dimanche ordinaire, lequel précisément ouvrait la lecture du grand enseignement que Jésus, tel un nouveau Moïse, donne sur la montagne: le magnifique portique des huit Béatitudes:

“Heureux les pauvres en esprit, les doux, les assoiffés de justice, les miséricordieux, les artisans de paix, et même les persécutés…: le Royaume de Dieu est à eux”.

Lors de son baptême, désigné comme “son Fils” par Dieu et comblé de la force de son Esprit, Jésus, le Messie, ne vient pas changer la société, il n’opère aucune révolution par la violence, il n’entraîne pas des disciples d’élite dans la solitude. Il n’extermine ni les ennemis païens, ni les pervers, ni les impies, ni la souffrance, ni la mort. Il laisse chacun exercer son métier. Il ne propose ni des recettes de bien-être, ni des postures de prière, ni des liturgies nouvelles ni des pèlerinages.

Il propose à tous de se comporter comme lui le fait et c’est ainsi que d’emblée il lance son programme synthétisé dans les 8 Béatitudes que l’on pourrait traduire ainsi:

  • D’abord, à la base de tout, piétiner son orgueil et être humble de coeur.
  • Ne pas s’enliser dans le complexe de culpabilité ni se jucher au-dessus des autres.
  • Déployer son savoir-faire sans être obnubilé de le faire savoir pour s’en vanter.
  • Refréner la course à la possession et partager ses biens.
  • Se méfier terriblement de la passion de l’argent.
  • Ne pas se ronger de rancune mais pardonner de tout son coeur.
  • Désirer de toutes ses forces être juste c.à.d. s’ajuster à la Volonté de Dieu avec un coeur pur, simple, sans duplicité.
  • Travailler à arrêter les conflits, à réconcilier et à faire la paix à tous les niveaux.

Depuis le début ce beau programme a évidemment suscité rigolades, sarcasmes, scepticisme. L’expérience des siècles et de tous les peuples n’at-t-elle pas prouvé que pour être heureux il faut être riche et puissant, se faire respecter et même se faire craindre? Et qu’il y a des fautes impardonnables, que le mal est invincible, que les guerres éclateront toujours ?

C’est bien parce qu’il prévoyait ce mur d’incompréhension que Jésus a terminé par une 8ème Béatitude, qu’il a même redoublé par une 9ème:
“Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice…..Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, que l’on vous persécute, que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse…”

Et après cette mise en garde, il affirme à ceux qui veulent bien l’écouter le rôle immense qu’ils vont remplir dans l’histoire des hommes. Le petit texte évangélique d’aujourd’hui l’explique par deux paraboles.

1. LE SEL DE LA TERRE

“Vous êtes le sel de la terre. Si le sel se dénature, comment redeviendra-t-il du sel ? Il n’est plus bon à rien: on le jette dehors et les gens le piétinent”.

Le sel, on le sait, a deux fonctions: il donne du goût aux aliments et il les conserve – second rôle absolument indispensable dans les pays chauds de l’antiquité sans frigidaires ni glacières.

Eh bien, affirme Jésus, vous qui vous décidez à mettre en pratique mon programme, vous jouez le rôle du sel dans la société. Car il ne suffit pas de multiplier les progrès, d’améliorer les conditions d’existence, de hausser le niveau d’instruction ni même de guérir les maladies. Notre problème n’est pas seulement “comment mieux vivre” mais “pourquoi vivre”. Pas seulement augmenter les rendements mais règler les conflits. Pas seulement baisser le prix de l’essence pour rouler moins cher mais donner à la vie un sens et un prix.

Le Royaume n’est pas un avenir problématique, une utopie future, il est là tout de suite. “Vous êtes” proclame Jésus, c.à.d. pas vos discours, votre piété, votre religion. Vous en personne. Même si vous restez fragiles, si vous achoppez à vivre à hauteur des exigences de Jésus. Sa miséricorde ne vous manquera jamais, vos fautes vous rendront humbles et vous apprendront à pardonner aux autres.

En donnant du goût à l’existence, ceux et celles qui vivent les Béatitudes luttent conre la corruption et le défaitisme.

Et quel est le grand danger qui les menace ? S’affadir. “Se contenter d’une foi soft” dit le pape François. Que le sel devienne du talc. On a peur de se distinguer de l’entourage obsédé par l’avoir, les rendements, les voyages, les tendances, les modes, les croisières. La société moderne est si habile pour ridiculiser les béatitudes et prôner d’autres chemins du bonheur et de l’épanouissement. Osez être originaux, ne soyez pas comme les autres. “Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte….soyez dans joie…”

2. VOUS ETES LA LUMIERE DU MONDE

“ Une ville située sur une montagne ne peut être cachée.
Et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau: on la met sur le lampadaire et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison.
De même, que votre lumière brille devant les hommes: alors en voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux”.

Les Béatitudes ne sont pas un texte à calligraphier, une poésie à réciter, un idéal admirable, une foi mijotée dans son for intérieur: elles tracent un programme de vie, elles balisent une route, une certaine manière de gérer son existence. Tant au plan communautaire (la ville) qu’au plan personnel (la lampe), les Béatitudes sont des actes qui se voient, se remarquent, s’entendent.

Dans la société, les progrès scientifiques ont fait reculer des ténèbres séculaires, ils ont mis dans nos mains des instruments ultra-performants donc des possibilités d’actions d’une ampleur inouïe. Mais qui nous placent devant des choix vitaux, des décisions cruciales pour l’avenir même de la planète. L’Eglise n’est pas la maîtresse qui sait tout mais si le monde aujourd’hui cherche à la faire taire, elle ne doit cesser d’éclairer par ses actes un avenir plein de menaces.

Dans la maison, la famille, l’homme des béatitudes ne brille pas comme une vedette, il souffre de l’incompréhension des siens mais il continue joyeusement à indiquer la façon de vie évangélique.

L’Evangile ne donne pas de réponse définitive, les béatitudes ne sont pas la clef de tous les problèmes mais elles éclairent.

Votre lumière doit briller devant les hommes, ordonne Jésus; il faut que les hommes voient ce que vous faites de bien. Les Béatitudes ne parlent pas de rites, de mystique, elles ne se ratatinent pas dans le secret de la conscience.
Elles sont actions donc, comme Jésus l’a annoncé, elles susciteront contradictions et hostilité de beaucoup. Toutefois d’autres au contraire seront interpelés, remettront en question leurs certitudes “mondaines” et peut-être, à travers ces curieux pratiquants, ils devineront la présence de Dieu. Non plus le Dieu de leurs légendes enfantines ni le juge impitoyable de leurs fautes. Mais le Père des cieux. Qui veut leur bonheur.

CONCLUSION

L’Eglise occidentale a longtemps été majoritaire. Par ses oeuvres, son réseau d’institutions scolaires et médicales, elle tenait une place respectée. Au risque de présenter une religion traditionnelle bercée par la régularité des cérémonies.

La situation présente est totalement retournée. L’Eglise minoritaire retouve sa position normale avec la mission impérieuse que son Seigneur lui a indiquée par ces deux petites paraboles d’aujourd’hui.
La vocation du sel est de se mêler au coeur des aliments pour leur donner du goût et les protéger contre la corruption.
La vocation de la lumière est de briller au coeur des ténèbres pour éviter que l’on ne s’égare, pour indiquer le chemin à suivre et permettre aux hommes de se reconnaître et de se rencontrer.

Ecarter le désespoir, le dégoût des choses, la fatalité, les tendances suicidaires et rendre l’espérance; permettre aux aveugles de discerner le chemin de la vérité dans les ténèbres du mal. Y a-t-il plus belle mission, devoir plus urgent ?

Les Béatitudes en acte donnent sens: sens de la vraie vie, sens du chemin vers l’autre, sens de la révélation du Dieu Père.

Frère Raphaël Devillers, dominicain

Le témoignage exceptionnel d’Asia Bibi sous la plume d’Anne-Isabelle Tollet

Condamnée à mort au Pakistan pour blasphème en novembre 2010, Asia Bibi aura passé neuf ans en prison avant d’être acquittée. Son histoire, c’est la journaliste Anne-Isabelle Tollet qui l’a fait connaître au monde entier. Elle est allée la retrouver au Canada pour recueillir son témoignage dans un livre à paraître le 29 janvier, « Enfin libre ! ». « Un bout de femme, pétillante et battante, qui nous enseigne une sacrée leçon de courage », confie-t-elle à Aleteia.

Nous sommes en novembre 2010. Asia Bibi, jeune mère de famille chrétienne pakistanaise, vient d’être condamnée à mort pour blasphème. Le pape Benoît XVI exprime dans la foulée sa « solidarité spirituelle » avec Asia Bibi et plaide pour que soient respectés ses droits fondamentaux. La sentence autant que la réaction rapide du souverain pontife de l’époque créent une petite onde de choc dans la communauté de journalistes et correspondants présents dans le pays, dont la française Anne-Isabelle Tollet.

« Je me souviens parfaitement de ce moment », confie-t-elle à Aleteia. « Juste après mon duplex, le ministre des minorités pakistanais, Shahbaz Bhatti, est venu me voir et m’a dit : “ J’ai vu que tu as parlé d’Asia Bibi et ça tombe bien parce que j’aimerais qu’on en parle plus sérieusement : s’il n’y a pas une grande mobilisation internationale, Asia Bibi va mourir” ».

Pendant près de dix ans, Anne-Isabelle Tollet va devenir la porte-voix d’Asia Bibi, se battant sans relâche pour sa libération. Le 31 octobre 2018, Asia Bibi est acquittée et exfiltrée de sa prison dans la nuit du 7 novembre.
Menacée de mort avec sa famille, elle quitte le Pakistan avec sa famille six mois plus tard et rejoint le Canada.

C’est dans un lieu tenu secret qu’Anne-Isabelle Tollet lui a rendu visite et l’a rencontrée, après tant d’années, pour la première fois. « Je connaissais bien son mari, Ashiq, ses enfants, mais elle, je n’avais pas pu la voir en prison, on me l’a toujours interdit », explique-t-elle. « En voyant ce petit bout de femme, vivante et pétillante, j’ai été très touchée. C’est une sacrée leçon de courage qu’elle nous donne : c’est une battante, je dirais même une combattante ».

Et une personne libre, enfin libre. Au cours de leur rencontre, les deux femmes ont décidé d’unir leurs voix, une nouvelle fois. Dans un livre intitulé Enfin libre ! à paraître mercredi 29 janvier aux éditions du Rocher, Anne-Isabelle Tollet a recueilli son témoignage exclusif. Elle en livre les coulisses à Aleteia.

Aleteia : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’histoire d’Asia Bibi ? 

Anne-Isabelle Tollet : Dans la foulée de sa condamnation en novembre 2010, le pape Benoît XVI s’est exprimé en direct de la place Saint-Pierre en sa faveur. Dès lors, comme tous les correspondants sur place, j’ai couvert cette actualité. Mais juste après mon duplex, le ministre des Minorités, Shahbaz Bhatti, est venu me voir chez moi et m’a dit : « J’ai vu que tu as parlé d’Asia Bibi et ça tombe bien parce que j’aimerais qu’on en parle plus sérieusement : s’il n’y a pas une grande mobilisation internationale, Asia Bibi va mourir ». Il m’a présenté à la famille d’Asia Bibi qui était cachée sous sa responsabilité. S’en est alors suivi un travail d’enquête : je me suis rendue dans son village, j’ai rencontré ses accusatrice, le mollah… et j’ai réalisé qu’il s’agissait d’une véritable conspiration et absolument pas d’un blasphème. Là-dessus j’ai fait un premier reportage qui est passé au 20h de France 2. Mais j’ai aussi été touchée par la famille d’Asia Bibi qui était complètement démunie. J’ai pris conscience, à ce moment-là, que la loi du blasphème pouvait être une arme absolument redoutable. Et que tout citoyen pakistanais, quel que soit sa confession, vivait dans la terreur de cette loi qui pouvait, sur une simple accusation, mettre à mort un être humain.

Comment s’est passée votre rencontre avec Ashiq, le mari d’Asia Bibi, et ses enfants ?

J’ai rencontré Ashiq au domicile du ministre des Minorités. Il m’a demandé de venir un jour et il m’a présenté à la famille d’Asia Bibi. Ils étaient très démunis et j’ai bien vu que si on ne parlait pas de leur histoire ça allait se terminer comme souvent ces histoires se terminent : les familles sont lâchées dans la nature, assassinées. Quant à Asia Bibi, elle risquait à tout moment de mourir dans sa prison. J’ai été indignée par cette injustice et touchée par leur vulnérabilité.

Si vous n’avez jamais pu rencontrer Asia Bibi durant tout le temps où elle a été emprisonnée, vous vous êtes battue pour elle, pour faire connaître son histoire…

J’ai essayé d’aller la voir à de nombreuses reprises mais cela m’a toujours été interdit. J’aurais aimé pouvoir la rencontrer mais cela ne changeait rien au combat de fond. La mainmise des fanatiques et du fondamentalisme religieux sur la justice pakistanaise était contraire au droit du pays. Il n’était pas question de faire de l’ingérence dans cette république islamiste du Pakistan.

Asia Bibi est devenue un symbole. C’est au nom de toutes les victimes qui vivaient dans la terreur de cette loi du blasphème, maintenue par les fanatiques religieux, que j’ai mené ce combat. Le cas d’Asia Bibi est devenu d’autant plus emblématique au Pakistan qu’un gouverneur musulman, Salman Taseer, a été assassiné le 4 janvier 2011 pour avoir pris sa défense mais aussi le ministre des Minorités, Shahbaz Bhatti, qui a été assassiné par les talibans pakistanais le 2 mars pour les mêmes raisons.

Quelles ont été les grandes étapes de ces neuf années de combat pour sa liberté ?

C’est long, neuf ans. Moi qui suis journaliste, je sais à quel point une actualité en chasse une autre et qu’il ne faut pas qu’il y ait effet de lassitude. C’est un combat long avec assez peu de rebondissements, une histoire complexe et pas évidente médiatiquement parlant. Connaissant les rouages des médias, je savais à quel moment ça prendrait, sous quel angle, quelle accroche utiliser… Je savais quoi faire pour qu’il y ait des échos.

Il y a eu des articles dans la presse pour faire connaître son histoire, deux livres, des alertes régulières auprès de la communauté internationale pour qu’Asia Bibi ne tombe pas aux oubliettes et qu’elle puisse être protégée en prison, qu’elle ne soit pas assassinée.

J’ai aussi écrit avec Ashiq, le mari d’Asia Bibi, une lettre pour remercier Anne Hidalgo d’avoir fait d’Asia Bibi une citoyenne d’honneur de la ville de Paris. Une lettre qui a été largement relayée par des médias internationaux. Ça a fait le tour du monde et ça a remis Asia Bibi dans la lumière. Lors de l’ice bucket challenge, j’avais lancé sur les réseaux le challenge « un verre d’eau pour Asia Bibi ». En fait, c’est cette chaîne humaine qui a permis de maintenir cette histoire dans les médias.
 
Le 16 octobre 2014, la cour d’appel de Lahore confirme la condamnation à mort d’Asia Bibi qui fait un ultime recours devant la Cour suprême du Pakistan…

Après son deuxième jugement devant la cour d’appel de Lahore, elle aurait pu être pendue dans les quinze jours qui suivaient. Il y a eu à ce moment-là une pression sur le Pakistan de la part des médias et de la communauté internationale. En 2016, une résolution a été votée au Parlement européen visant à sanctionner financièrement le Pakistan s’il ne respectait pas les droits de l’Homme. C’est aussi passé par la médiatisation d’événements comme le fait que plusieurs maires aient fait d’Asia Bibi une citoyenne d’honneur. Chacun des trois derniers présidents de la République, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, ont tous décroché leur téléphone pour appeler leur homologue pakistanais pour lui dire qu’ils étaient inquiets de la situation d’Asia Bibi. Cela a évidemment exercé une pression sur le Pakistan qui a été regardé de près par la communauté internationale et qui ne pouvait pas ouvertement bafouer les droits de l’Homme.

Quel a été le rôle du pape François ?

Après sa deuxième condamnation, j’ai lu ici où là dans la presse beaucoup d’appels à ce que le pape François s’exprime en sa faveur. Quand j’ai lu ça je me suis : « Mon Dieu, si le pape François dit quoi que ce soit sur Asia Bibi on est cuit ». J’ai pris la liberté de lui écrire pour lui expliquer que ce serait contre-productif car, au Pakistan, ça aurait été perçu comme de l’ingérence de l’Église catholique dans une république islamique et que donc il valait mieux, pour le bien d’Asia Bibi et pour l’ensemble des chrétiens au Pakistan, que le Pape ne s’exprime pas publiquement. Ce message il l’a très bien entendu, très bien reçu, et il m’a dit que c’était un sujet complexe dans lequel il fallait savoir faire de la diplomatie même en tant que chef religieux et qu’en l’espèce cela était parfaitement justifié.

Prévu le 13 octobre 2016, le procès en appel est finalement reporté à une date ultérieure en raison des fortes pressions exercées par des fanatiques religieux. Vient finalement le temps de l’acquittement, le 31 octobre 2018, de l’exfiltration de sa prison et de son départ pour le Canada six mois plus tard. Qu’avez-vous ressenti ?

Un grand bonheur et le sentiment d’un devoir accompli. Asia Bibi libre, elle a pu retrouver son mari, ses enfants qui ont été privés de leur maman depuis dix ans. J’étais heureuse aussi de montrer à mes enfants, qui ont finalement grandi avec l’histoire d’Asia Bibi, qu’à force de ténacité, même si cela semble impossible, on peut déplacer des montagnes, atteindre ses objectifs.

Vous avez finalement pu la rencontrer, pour la première fois, au Canada. Qu’est-ce que cela vous a fait ?

Au bout de dix ans on finit par se demander si elle existe vraiment ! J’étais émue et intimidée : j’ai vu pour la première fois la personne pour laquelle j’étais devenue le porte-voix. Mais quelle joie de voir ce petit bout de femme, vivante et pétillante ! J’ai été encore plus heureuse de constater à quel point elle était une battante : elle n’était pas usée par ces dix années de prison, elle ne s’est pas apitoyée sur elle-même. C’est une femme battante, combattante.

Comment est Asia Bibi ?

Elle a une forme d’autorité naturelle. À la maison c’est elle la boss : on passe à table quand elle décide qu’on passe à table. Mais elle est aussi très rigolote : sans parler la même langue nous avons beaucoup ri de petites situations qui feraient sourire certaines personnes mais qui elle la font rire aux éclats. Elle est aussi vive et intelligente. Elle a pris beaucoup de recul sur toutes ces années et est capable de voir qui l’a vraiment aidée et qui s’est servi d’elle pour faire de la récupération politique. Elle est très lucide. Asia Bibi est triste d’avoir quitté le Pakistan mas elle veut continuer à se faire le porte-voix de toutes les personnes injustement accusées de blasphème, notamment les chrétiens. Et il y en a encore beaucoup : peu de temps après son départ de prison, c’est une nouvelle chrétienne, Kausar Shagufta, une maman de quatre enfants âgés de 5 à 13 ans, qui l’a remplacée dans sa cellule. Elle a été condamnée à mort pour blasphème. D’après l’imam d’une mosquée locale, elle aurait envoyé, avec son mari, des SMS en anglais insultant le prophète. Des faits d’autant plus inimaginables qu’ils sont tous les deux analphabètes. Oui, il y a encore beaucoup de travail !

(repris du site Aleteia 2 février 2020)


Enfin libre !
Asia Bibi avec Anne-Isabelle Tollet, Éditions du Rocher, 29 janvier 2020.