Évangile de Matthieu 4, 1-11
Carême : Tournant de la Foi
Depuis mercredi (puisque les dimanches sont exclus du compte), nous voici à nouveau entrés dans la période de 40 jours appelée « carême » (le latin quadragesima signifie 40). Le mot évoque tout de suite privations, petits sacrifices anodins, air triste et compassé. Il faut aller plus profond : « en quarantaine » : donc pour discerner le mal, changer notre point de vue, nous convertir, prendre un tournant dans notre vie de croyant. Il nous faut aller à Pâques.
Lorsque Jésus s’est rendu au fleuve Jourdain pour entendre le nouveau prophète, savait-il ce qui allait lui survenir ? Après avoir écouté longuement les exhortations tonitruantes de Jean qui annonçait la prochaine venue du Règne de Dieu, il descendit dans le gué et tout à coup il fit une expérience bouleversante. Il entendit une Voix céleste qui lui disait : « Tu es mon Fils bien-aimé » et l’Esprit-Saint l’imprégna tout entier.
Tandis que les gens, après avoir confessé leurs fautes, se rhabillaient et retournaient à leur vie ordinaire, Jésus, lui, s’enfonça dans la région désertique afin de réfléchir à l’impact de la révélation qu’il venait de recevoir. L’heure avait sonné d’accomplir sa mission : seul, dépourvu de moyens, que dois-je faire ? Dieu n’a rien précisé. Il entra « en quarantaine » dans la solitude et le silence total afin d’échapper à l’agitation du monde, mener une vie frugale pour se concentrer sur l’essentiel. L’enjeu était capital : rien moins que changer la face du monde, guérir l’humanité pécheresse. Un homme pour la planète entière !
C’est alors qu’une autre voix, tel un serpent, s’insinua et lui présenta les trois manières les plus évidentes d’agir afin d’accomplir sa tâche.
- Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains.
Les hommes ne seront-ils pas heureux s’ils sont assurés de nourriture gratuite, s’ils peuvent consommer de manière surabondante et variée ? Ce serait la fin des soucis, des angoisses, du travail éreintant. Un paradis où l’on peut se promener en paix, où l’on agit comme on veut. Illusion satanique, réplique Jésus.
- Jésus répondit : Il est écrit : « Ce n’est seulement de pain que l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».
Laissés à eux-mêmes, les hommes ne pourront jamais s’abstenir du mal. Leur coexistence n’est possible que s’ils acceptent de se laisser instruire par Dieu. S’ils se font eux-mêmes la loi, ils se dresseront les uns contre les autres. Même s’ils reconnaissent que frapper, voler, haïr est mal, ils le feront quand même, convaincus que le mauvais penchant qu’ils ont est malgré tout un bienfait pour eux. Mettre son bonheur dans les nourritures terrestres, c’est demeurer sous le règne animal régi par la loi de la jungle : le plus violent, le plus pervers l’emporte.
- Le démon emmène Jésus à Jérusalem, au sommet du temple : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas car il est écrit « Dieu donnera ordre à ses anges, ils te porteront de peur que ton pied ne heurte une pierre ».
Notre autre grand rêve : nous élever au règne des anges. Échapper à la lourde pesanteur qui nous colle au sol, pouvoir planer, voguer dans l’azur, échapper aux chutes, aux échecs. Croire en Dieu pour qu’il ne nous arrive rien de grave. Nouvelle illusion, démasque Jésus.
- Jésus lui déclara : Il est aussi écrit : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ».
L’univers a été créé avec ses lois et nous devons les observer. C’est grâce à cette obéissance que nous avons pu, à la suite de calculs et d’expérimentations, nous échapper vers les planètes. Mais nous ne pouvons défier Dieu de résoudre nos problèmes, exiger de lui qu’il fasse un miracle pour nous tirer d’embarras, nous dispenser du travail. Certes Jésus a accompli des guérisons mais elles furent peu nombreuses, jamais accomplies pour faire du merveilleux, réalisées comme à contrecœur car il ne voulait pas forcer notre liberté.
- Le démon l’emmène alors sur une très haute montagne et lui fait voir le monde avec sa gloire. Il lui dit : « Tout cela, je te le donnerai si tu te prosternes pour m’adorer ».
Le pire : user de moyens diaboliques, diviser, encourager l’envie, la cupidité, la frénésie sexuelle, la traite des êtres humains, le trafic des drogues, éliminer les faibles, imposer la violence, déclencher des guerres, attiser les conflits. Hélas – l’histoire et l’actualité récente nous le montrent – des multitudes sont prêtes à foncer derrière des menteurs et rêvent d’empire, de gloire. Et toujours au prix exorbitant de victimes, de ruines, de massacres, de ravages. Et toujours pour retomber de son piédestal. Le communisme de Staline a fait le goulag, le nazisme du Führer a culminé à Auschwitz, le capitalisme risque de conduire le monde à la destruction finale. Et l’histoire semble ne rien nous apprendre : il y a toujours des foules hypnotisées par les promesses diaboliques de gloire et de bonheur.
- Alors Jésus lui dit : Arrière, Satan ! Il est écrit : « C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras et c’est lui seul que tu adoreras ».
Toute la Bible raconte l’histoire d’un petit peuple à qui Dieu apprend à se méfier, comme de la peste, de l’idolâtrie et qui, en dépit des appels des prophètes, n’y parvient guère. Jésus, comme ceux-ci, répète la déclaration solennelle de Dieu : « J’ai mis devant toi la vie et la mort : choisis la vie ». La foi n’est pas une pommade religieuse pour adoucir un peu les peines de la vie. Adorer un Dieu unique, n’adorer que lui, ne céder à aucune autre pression, se savoir aimé infiniment et porté à aimer indéfiniment. On ne discute pas avec satan, on ne cherche pas de compromis avec lui : on le chasse. Notre société glorifie « les idoles » : qu’elle prenne garde, c’est un signe de décadence.
- Alors le démon le quitte. Voici que des anges s’approchèrent de Jésus et ils le servaient.
Jésus a vaincu les trois tentations fondamentales auxquelles toutes les autres se rattachent. Son Père l’a laissé libre et maintenant il l‘assure de son aide. Ce combat lui a permis de clarifier son engagement et il va commencer sa mission.
- Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée. Quittant Nazareth, il vint habiter à Capharnaüm, au bord du lac de Galilée…. A partir de ce moment, il commença à proclamer : « Convertissez-vous : le Règne de Dieu s’est approché. »
Par crainte d’une insurrection, le roi Hérode fait arrêter le prophète gêneur …et Jésus n’use pas de la force pour libérer son maître. Devant le danger, il fuit vers le nord et s’installe dans la province d’Israël marquée par la présence romaine. Son ministère débute au contraire des suggestions diaboliques : pauvre, seul, il circule dans les villages et utilise un moyen pauvre – parler – pour s’adresser à des pauvres. Mais en effet avec lui Dieu vient changer l’humanité non de manière spectaculaire avec armes et trompettes mais avec un appel pressant : « Changez de conception, n’adorez que Dieu ».
Nouveau Tournant
Mais que se passe-t-il alors ? Le jeune Prophète se heurte à une opposition farouche : non celle des grands pécheurs ni celle des Romains païens, mais bien celle des hommes qui se prétendent les plus pieux : pharisiens, prêtres, scribes ! Très vite leur hostilité se durcit, leurs attaques se multiplient, leurs menaces se précisent : « Cet individu a le diable au corps »…
Jésus de plus en plus prie pour pénétrer la volonté de son Père et recevoir la force de l’accomplir jusqu’au bout. Il ne peut ni se taire ni édulcorer ses exigences. La Vérité du Royaume est en jeu, il lui faut accomplir sa mission jusqu’au bout. Il monte au coeur d’Israël, le Temple, et dénonce le formalisme des liturgies, la fausse piété et la vanité des hauts responsables. Leur conduite et leur enseignement ne construisent pas une société basée sur le droit et la justice. Loin de mener le peuple à Dieu, ils le détournent de lui. L’issue est évidente : ce sera la condamnation et la croix. Mais l’infinie miséricorde de la victime, qui est bien le Fils, l’ouvre à la Vie nouvelle de son Père. A Pâques, le mystérieux Royaume est ouvert.
Autant les disciples étaient fiers de suivre un maître qui, par ses miracles, attiraient les foules, autant ils se braquèrent lorsque celui-ci leur annonça l’issue inéluctable de la croix, non par l’obligation de la souffrance mais à cause de la dureté des hommes. Au dernier moment ils l’abandonnèrent et s’enfuirent. Mais le Ressuscité revint vers eux et l’Esprit les combla enfin de la lumière, de la paix, de l’assurance : c’était eux d’abord qui devaient être convertis
Notre Carême
Baptisés souvent dès l’enfance, élevés dans la pratique des rites, nous ne remarquons pas que notre foi est tiède, routinière. Or elle n’est pas un opium pour nous tranquilliser. Le carême que nous n’avons pas fait au baptême, nous sommes appelés chaque année à le faire car on n’est pas chrétien une fois pour toutes. Comme les apôtres, nous renâclons devant le combat à mener, la croix que nous refusons de prendre.
Nous voulons, avec le Seigneur, changer le monde ? Commençons par nous changer et changer l’Eglise.
— Fr. Raphaël Devillers, dominicain.