Année C — La Croix Glorieuse — 14 septembre 2025
Évangile selon saint Jean 3, 13-17
Quel bel oxymore que la fête d’aujourd’hui : nous célébrons la Croix glorieuse. Un oxymore, vous le savez, est une figure de style qui associe des termes en apparence contradictoires pour en déployer le sens. Ainsi, parle-t-on d’un « illustre inconnu », d’un « silence éloquent » ou d’une « obscure clarté ». Que peut bien avoir de glorieuse une mort injuste et humiliante, crucifié nu sous les yeux de sa mère ? Quelle gloire y a-t-il à se laisser sacrifier comme un esclave ? Au-delà, comme l’évoque l’hymne aux Philippiens de saint Paul, quel sens y a-t-il pour Dieu de venir se mêler de toute cette médiocrité humaine, d’anéantir sa toute-puissance dans l’impuissance ? C’est pourtant là que sa puissance est la plus éclatante. Voilà la force de l’oxymore.
On est ici au cœur de la foi chrétienne. Logiquement, on touche au paradoxe et, spirituellement, au mystère qu’éclaire notre foi. Et ce que révèle cet oxymore, c’est la puissance du salut. Pourquoi Dieu s’abaisse-t-il aux affaires humaines ? Pourquoi surtout se laisse-t-il atrocement humilier ? Au fond, pourquoi ne reste-t-il pas juge impassible bien haut dans le ciel et se mêle-t-il personnellement de nos conflits ? Essentiellement, la réponse n’appartient qu’à Dieu. La raison fondamentale de son fol amour pour l’humanité nous échappera toujours, parce que nous sommes incapables de nous voir comme Dieu nous voit.
Mais le fait est qu’il le fait. C’est le propos de notre religion. Dieu s’incarne. Il endosse l’amour et l’esprit humain. Avec nous, il se réjouit ; il partage sa vie, sa sagesse et sa tendresse. Avec nous, il pleure, souffre et meurt. Si les motivations intimes de l’amour de Dieu pour l’humanité nous échapperont toujours quelque peu, la reconnaissance effective de cet amour est ce qui motive notre foi. Pourquoi Dieu nous aime-t-il autant alors que nous connaissons fort bien tout ce qu’il y a de détestable dans l’humanité ? Mystère. Mais la certitude de son amour est ce qui nous sauve.
Or, à bien y réfléchir, il n’y a de certitude d’être sauvé que si Dieu peut investir tous les aspects de la condition humaine. S’il existe pour quelqu’humain quelqu’enfer que Dieu ne puisse ou ne veuille rejoindre, alors l’espérance s’effondre et Dieu n’est plus tout-puissant. Il faut que Dieu s’incarne dans tous les aspects de notre vie pour que nous soyons sûrs qu’il pourra toujours nous sauver. C’est le sens de l’expression « Hors de l’Église, point de salut » formulée par s. Cyprien de Carthage que nous fêterons après-demain. Il ne s’agit pas de dire que tous ceux qui ne sont pas baptisés iront en Enfer. Il s’agit de proclamer qu’en dehors de la foi chrétienne, la certitude du salut n’est plus acquise. Seule la religion qui accepte que, par amour, Dieu veuille rejoindre tous les aspects de la médiocrité humaine donne en effet la certitude qu’il veuille en toutes circonstances nous sauver. « Il est descendu aux enfers » disons-nous dans notre Credo. Nous sommes la seule religion à affirmer cela. Voilà la conception chrétienne de la toute-puissance de Dieu.
Le serpent dans la Bible incarne tout à fait ce paradoxe de la pensée chrétienne, au même titre que la croix du Christ. Dans la Genèse, il est cette personnification du discours persiflant du Diable qui mord l’âme humaine ; il est celui qui instille le venin de sa pensée comme la crucifixion du Christ personnifie le péché qui tue l’amour. Et, par ailleurs, comme dans la première lecture, il est aussi celui qui procure le sérum pour guérir de ses morsures. Cette image du serpent de bronze que brandit Moïse, on la retrouve sur le bâton d’Esculape des médecins ou la coupe d’Hygie des pharmaciens pour symboliser la guérison et les remèdes. On retrouve aussi le serpent sur le caducée des juristes, symbolisant la sagesse et l’éloquence, la parole piquante au service de la lutte contre l’injustice. Au fond, ce que nous présentent les lectures d’aujourd’hui et que nous fêtons comme Croix glorieuse est parfaitement symbolisé par les enseignes de pharmacies lorsqu’elles représentent un serpent, une coupe et une croix : la morsure du mal et le calice du salut, sur fond de crucifixion. Paradoxalement, le corps sacrifié du Christ, son sang répandu personnifient autant le drame des maux humains, que le moyen qui nous sauve. Et nous retrouvons la gloire de la Croix. Aujourd’hui les textes nous invitent à voir l’Église comme une médecine, une pharmacie où même les pilules les plus amères sont sources de guérison.
Enfin, pour être complet, dans le christianisme, il reste un enfer que Dieu ne pourra rejoindre, qui est le péché contre l’Esprit, c’est à dire la volonté de voir le remède comme un venin, celle de considérer la religion, voire l’idée-même de Dieu, comme nuisibles, comme un obscurantisme mortifère plutôt qu’une source vitale. C’est en creux le signe de notre absolue liberté. Oui, Dieu nous a créés libres de le crucifier dans l’espoir qu’il meure vraiment, qu’il disparaisse de nos vies et qu’on n’entende plus jamais parler de lui. Il nous a créés libres à ce point et il respectera le don de cette liberté. Notre religion proclame que l’enfer existe, qu’il reste un lieu où Dieu ne va pas, et que nous sommes libres de vouloir y plonger et volontairement nous y reclure. Si nous reprenons notre analogie médicale, le péché contre l’Esprit se présente alors comme le refus de prendre le médicament : il nous enferme dans la maladie.
L’acceptation de la médiocrité humaine, celle de la souffrance imposée, l’acceptation de la crucifixion, de la mort, l’acceptation de toutes les pilules amères de la vie, munis de la certitude de trouver là encore Dieu, est ce qui nous sauve. Voilà la suite du Christ, voilà la Croix glorieuse.
La religion chrétienne n’est pas un « opium du peuple » qui nous anesthésie de nos maux. La religion chrétienne, c’est la certitude de trouver au-delà de tous les maux, le remède qui rend Vie. Encore faut-il accepter de le prendre …
— Fr. Laurent Mathelot OP