Marcel GAUCHET, philosophe et historien. Fondateur et rédacteur en chef de la revue « Le débat ». Auteur de nombreux ouvrages dont « Le désenchantement du monde » avec sa formule devenue célèbre : Le Christianisme est « la religion de la sortie de la religion » (il contient en lui la dynamique de la sécularisation).
C’est à lui, agnostique, que les éditeurs de « Après Jésus » ont demandé d’écrire la postface dont voici le début.
Il n’est pas d’événement plus extraordinaire dans notre histoire, ni de plus mystérieux, que la naissance du christianisme – l’événement, pourtant, qui a décidé des destinées de notre monde. Comment la brève et obscure prédication d’un prophète juif parmi tant d’autres, dans une périphérie lointaine de l’Empire de Rome, a-t-elle pu devenir le point de départ d’une religion nouvelle, appelée un jour à conquérir l’Empire puis, de là, à changer le cours de l’histoire des hommes et la face du monde ? Par quelle alchimie du devenir un fait divers infinitésimal, l’exécution d’un agitateur religieux dans la miséreuse Palestine, a-t-il pu acquérir la portée maximale de fondation d’une religion universelle qui allait constituer la matrice de la bifurcation occidentale ?
C’est à ces interrogations aussi essentielles qu’abyssales que ce beau volume a la vertu de nous ramener. Il nous confronte à la part la plus énigmatique et pourtant la plus décisive de ce parcours, sa phase initiale, ces deux premiers siècles où la doctrine prend forme, où l’identité se dessine, où l’organisation s’ébauche. Ce sont ceux sur lesquelles nous en savons le moins, comme il n’est pas surprenant, en dépit des prodiges d’ingéniosité déployés par la science pour faire parler de fragiles témoignages.
Mais indépendamment des lacunes, pour beaucoup irrémédiables, de notre savoir, il y a quelque chose dans ce processus qui défie la manière dont nous nous nous expliquons ordinairement la marche des affaires humaines. A se fier à nos grilles de lecture habituelles, il n’aurait jamais dû avoir lieu (…)
La Conversion des Disciples
Tout ce parcours est suspendu à son épisode inaugural : la conversion des disciples de Jésus, au lendemain de sa crucifixion. Au lieu de se disperser après la mort ignominieuse de leur Maître, ils se soudent autour de la croyance dans sa résurrection.
Là réside proprement l’acte de naissance de la foi chrétienne, qui justifie d’employer le terme de conversion. Il introduit l’adepte à une dimension spirituelle inédite (…)
Jésus n’est pas venu pour triompher des puissances de la terre et manifester en sa personne la toute-puissance divine. Il a été homme jusqu’au bout, dans la souffrance et dans la mort. Sans cette mort, sans cette défaite et cette victoire, il n’y aurait pas eu l’incarnation, telle que l’idée allait en rayonner à travers la suite des siècles et bouleverser à jamais la pensée religieuse.
Que cette croyance ait pu s’imposer à ses disciples montre la puissance de la figure qui s’était introduite au travers de la parole et de l’exemple de Jésus et à laquelle il fallait la sanction de ceux qu’elle avait saisis pour se parachever. Car le prodige de cette histoire est que Jésus, au sens strict, n’a rien fondé du tout …
Il a dessiné la figure d’un messie à l’opposé de celle qu’on attendait, et avec elle une autre figure de Dieu que celle à laquelle on était accoutumé. Un dieu d’au-delà de toutes les dominations de ce monde, rendant celles-ci tellement dérisoires, avec l’ensemble des grandeurs et des valeurs du monde, qu’il n’y avait plus de sens à s’y opposer pour les dominer.
Mais cette perspective n’a pu prendre véritablement corps qu’avec la foi des disciples dans le Ressuscité. C’est elle qui a scellé sa portée fondatrice. La force de signification que sa cristallisation a libérée s’est tout de suite attestée dans l’énergie prosélyte qu’elle a mobilisée et les adhésions qu’elle a suscitées (…)
M. Gauchet pp. 621 – 622