Se rendre présent à Dieu et aux autres implique un véritable art de vivre. Il repose sur une ascèse personnelle, une écoute profonde de soi et de l’autre, et un acte de foi envers Celui qui est toujours présent à nous-mêmes. Croyants, thérapeutes, artistes, philosophes témoignent.
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« Être présent à Dieu, présent dans l’instant présent. » C’est la devise que le père Philippe Kearney a choisie pour son ordination, lorsqu’il avait 29 ans. « Je vivais souvent plongé dans les soucis du passé ou bien je me projetais dans le futur, explique-t-il. J’avais du mal à me rendre pleinement attentif à moi, aux autres et à Dieu. Alors j’ai choisi cette parole comme un exercice spirituel afin qu’elle oriente ma vie. »
Ce prêtre du diocèse de Beauvais résume bien l’enjeu spirituel – et l’exigence (il parle même d’un « combat ») – de cette démarche qui aspire à une rencontre authentique des autres et de Dieu, Lui « qui ne se donne que dans l’instant présent », souligne-t-il. « En français comme en anglais, poursuit ce natif d’Irlande, le mot présent a plusieurs sens : il signifie à la fois cadeau, maintenant (le présent de l’indicatif) et attention à l’autre (se rendre présent). »
« C’est en prêtant attention à la terre qu’on peut voir le Ciel s’ouvrir »
Le père Kearney a notamment développé cette qualité de présence au contact des personnes handicapées, qu’il accompagne au sein de la communauté de l’Arche dont il est membre. « Elles ont une mémoire vivante des personnes, explique-t-il : elles se souviennent de moi comme si on s’était quittés la veille. Elles sont totalement livrées à la joie de vivre et à la joie de la relation. »
Les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, qu’il arpente depuis vingt ans, ont été, pour lui, une autre école. « Il faut être bien présent pour regarder où l’on pose les pieds. En levant la tête, je découvre les arbres, les oiseaux, les animaux… C’est en prêtant attention à la terre qu’on peut voir le Ciel s’ouvrir. C’est l’Évangile de la Création dont parle le pape François. »
Ses marches l’ont ouvert à une autre dimension du présent : celle de l’éternité. « Habituellement, les chemins de pèlerinage sont dirigés vers l’Orient, relève-t-il. Quand on suit le chemin de Compostelle, on marche vers l’ouest, vers le soleil couchant. Marcher dans cette direction, c’est se tourner vers le “Tir na n’Og”, comme on dit en Irlande : le pays de l’éternelle jeunesse… C’est vivre dans l’attente de ce présent éternel… »
Solliciter les cinq sens
Rester ancré dans le présent n’est pas naturel. Cela implique une hygiène de vie. Le père Kearney s’accorde toujours un temps de pratique quotidienne pour ouvrir les « portes » de ses cinq sens. Blandine Morgand parle, quant à elle, d’un véritable « art de vivre ». Cette thérapeute et praticienne Vittoz, qui est intervenue dans le cadre d’une retraite spirituelle chez les carmes d’Avon (Seine-et-Marne), forme à une méthode qui permet de lutter contre l’agitation des pensées, le ressassement du passé, l’inquiétude du futur. « Il s’agit d’exercices simples et concrets, qui sollicitent les cinq sens et nous aident à mettre notre activité cérébrale en pause. »
Cet éveil à la « réceptivité » l’a, peu à peu, ouverte à « la joie » de l’instant présent. « Il ne s’agit pas de me centrer sur moi, mais en moi, en mon centre, précise-t-elle, où la croyante que je suis trouve Dieu. » Cette « joie » et cet « ancrage » dans le présent ont développé une aptitude à « éliminer » les pensées parasites, à clarifier sa « volonté », à faire des « choix », à prendre des « décisions ». Cette « assurance » a été notamment d’une grande aide pour fortifier son désir d’engagement dans l’ordre des vierges consacrées…
Parfois, il faut accepter de tâtonner pour trouver les routines quotidiennes qui permettent de s’enraciner dans l’aujourd’hui. Touve Ratovondrahety, organiste à l’église Saint-Eugène à Paris et pianiste titulaire du corps de ballet de l’Opéra de Paris, est passé par une véritable « purification » intérieure. Celui qui qualifie son tempérament de « désordonné » et « excité », a composé au fil du temps des rituels quotidiens (sport, assouplissement corporel, prière, lectures spirituelles…) qui lui donnent accès à un « espace sacré » dans lequel il se sent profondément relié – « à l’instant T » – avec tout ce qui l’entoure. « Quand je suis devant mon clavier, je suis à la fois très concentré et en harmonie profonde avec le prêtre, le chœur ou les danseurs, sans avoir besoin de les regarder. C’est comme si je laissais la volonté de Dieu s’accomplir en moi. J’accepte de regarder la grâce qui m’enveloppe », raconte-t-il.
Entrer dans l’épaisseur du présent
Pour se connecter à l’instant présent, le philosophe et poète Éric de Rus passe, lui, par une ascèse qu’il applique à ses pensées. Il faut accepter de « dénuder l’écorce » de ses « jugements », de ses « représentations » toutes faites, accepter ses « limites » et poser un « acte de foi ». « Le grand art, résume-t-il, c’est de rendre les armes pour entrer en amitié avec la vie. L’instant présent en est la porte étroite. »
À partir de ce moment-là, le poète n’a plus qu’à se laisser guider par ce qu’il perçoit autour de lui. « Le chant d’un oiseau ou l’ondulation d’une feuille suffisent à faire toucher du doigt cette harmonie qui résiste au chaos et à la cacophonie, dit-il. C’est à partir de ce point de contact avec la transcendance que peut jaillir le poème, comme s’il se formulait par lui-même. » Pour lui, c’est le Christ qui détient les clés de l’instant présent. « Parce qu’il me précède et qu’il est ma lumière, je peux oser, à sa suite, entrer dans l’épaisseur du présent nu et m’y ouvrir. »
Mais pourquoi est-il si difficile de vivre le moment présent ? Pour le philosophe Denis Marquet, « c’est un mécanisme de défense naturel qui s’active dès qu’une situation nous plonge dans l’inconfort ». « L’activité mentale, la fuite dans les pensées, nous permettent de ne plus sentir ni ressentir ce qui se passe en nous et autour de nous. Cela agit à la manière d’une anesthésie pour ne pas souffrir. » De quelle souffrance s’agit-il ? « Du manque d’amour, avance-t-il. Si, comme nous le croyons, Dieu est amour, on peut dire qu’on souffre, au fond, d’un manque de Dieu… »
« Accueillir l’imprévu de Dieu »
La danseuse et thérapeute Sophie Galitzine apprend à composer avec cet inconfort. « J’invite ceux que j’accompagne – dans la mesure où c’est possible pour eux – à ne pas se détourner de l’émotion qui les traverse mais à demeurer avec, pour laisser le travail de transformation opérer, le processus aller à son terme… Et je reste également toujours attentive à ce qui se passe en moi quand je suis avec l’autre. »
Pour l’accompagnatrice spirituelle Suzanne Giuseppi Testut, cette vigilance est essentielle. Elle s’enracine d’abord dans un temps personnel de mise en présence avec Dieu. « Avant d’accueillir une personne, j’ai d’abord besoin de me retirer dans mon lieu de prière pour lui déposer tout ce que je suis et tout ce que nous allons vivre ensemble. Je lui demande d’élargir mes sens, mon corps, mon âme, mon esprit afin d’être dans l’écoute la plus entière possible », explique la franciscaine.
Au cours de l’échange, elle conserve une double écoute, de l’autre et d’elle-même. « Je sais qu’à un moment donné, la parole de l’autre va me renvoyer à moi-même, à ma propre histoire… Je n’ai pas à faire abstraction de ce qui se passe à cet instant-là. Si je suis trop affectée et que je n’arrive plus à être disponible, je demande paisiblement à interrompre la rencontre et à reprendre plus tard. Vivre l’instant présent et accueillir l’imprévu de Dieu réclame une grande honnêteté vis-à-vis de soi et vis-à-vis de l’autre. »
« Jamais le Christ ne se détourne devant la souffrance »
Parfois, la présence de l’autre nous dérange, telle situation nous déstabilise. On aimerait être ailleurs. On se referme sur soi. On se retire, on s’échappe… Le Christ, au contraire, a une extraordinaire façon de consentir au réel et de rester présent. « Jamais le Christ ne se détourne, ni ne se dérobe devant la souffrance, la sienne ou celle des autres, reprend Denis Marquet. Il accepte de traverser ce qui est à vivre au moment où la situation se présente : les larmes, le chagrin mais aussi la gratitude et la joie. Il choisit de rester présent à nos côtés quoi qu’il se passe. »
Quand elle frappe à la porte d’une chambre d’un malade de la maison Jeanne-Garnier, un centre de soins palliatifs à Paris, la bénévole de l’aumônerie Bérengère Mirabaud ne sait jamais dans quelle disposition elle va trouver la personne qui l’accueille. Elle s’avance comme une page blanche. « Lorsque je franchis le seuil, je n’ai aucun projet, aucune attente particulière, juste le désir de passer ce moment avec la personne. » Parfois, on parle de la pluie et du beau temps. D’autres fois, on lit un passage d’Évangile, puis, à la demande du malade, un autre passage, et encore un autre passage… Avec l’un, on récite un psaume pour crier vers Dieu sa colère et sa souffrance. Avec une autre, on prie ensemble un Notre Père, en laissant couler les larmes sur le visage… « Être présente à l’autre, c’est accepter de vivre cette communion d’âme. »
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À lire, à écouter et à voir…
La Présence. Un itinéraire poétique (Éd. Mélibée) ; Vivre en incandescence (Éd. Ad Solem). Poésies et réflexions poétiques d’Éric de Rus.
La Déposition « Tu sais bien que je t’aime ». Parcours spirituel à l’école de saint François d’Assise (Éd. Nouvelle Cité). Suzanne Giuseppi Testut développe l’idée que « prendre contact avec Dieu vaut mieux que savoir Dieu ».
La Prière ou l’Art de recevoir. S’ouvrir à la grâce par la prière (Éd. Flammarion) : Denis Marquet dévoile le sens profond de la prière et les façons de se relier à cette Source en nous : Dieu.
Entre tes mains. Comment la grâce du Christ m’a saisie (Éd. Artège). L’itinéraire spirituel de Sophie Galitzine, qui réconcilie corps et âme.
Gospel variations piano et Hymnes mariales au piano (Éd. Bayard Musique) : Touve Ratovondrahety improvise sur les célèbres thèmes gospel et sur des cantiques et des hymnes dédiés à la Vierge Marie.
Huit vidéos pédagogiques de Blandine Morgand sur la méthode Vittoz (avec exercices à pratiquer chez soi) https://tinyurl.com/Vittoz-Morgand
Un ouvrage de référence :La Grâce de l’instant présent. La chance du chrétien (Éditions des Béatitudes), par Victor Sion, carme (1909-1990).
Gilles Donada, Journal La Croix, le 18/04/2024