L’ancien maître de l’ordre des prêcheurs nous invite à ne pas renoncer à notre profonde soif de bonheur infini. « L’espérer, c’est vivre dans le monde réel », insiste-t-il, expliquant que l’espérance se nourrit de rencontres avec des personnes qui osent risquer leur vie pour les autres. Et qu’il est toujours revenu avec une foi renouvelée des lieux de guerre dans lesquels il s’est rendu.
Comment définir l’espérance ?
Frère Timothy Radcliffe : Au cours des chapitres généraux de l’ordre dominicain auquel j’appartiens, nous avons toujours constaté une différence fascinante entre les cultures « latines » et « anglo-saxonnes ». Les cultures latines commencent généralement une discussion par une définition des termes. Nous, les Anglo-Saxons, trouvons plus fructueux de laisser émerger le sens complet des mots au fur et à mesure. Je suis donc ravi que vous soyez fidèle à votre héritage culturel ! Et, par courtoisie, je me dois de proposer quelque chose : pour un chrétien, l’espérance consiste à croire que nous atteindrons la plénitude du bonheur à laquelle nous aspirons, c’est-à-dire Dieu.
Au Synode, vous avez médité sur la phrase « Espérer contre toute espérance » : il faut être un peu fou, inconscient, audacieux pour espérer contre toute espérance ?
T. R. : Je dirais au contraire qu’il serait étrange – voire fou – de NE PAS espérer cet infini du bonheur. Les êtres humains sont parfois touchés par la soif d’un amour sans limites, inconditionnel. Si nous rejetons cela comme une illusion, alors nous disons qu’au cœur de notre humanité il y a une tromperie. Je crois que cette profonde soif humaine de bonheur infini, que nous ressentons tous parfois, est la chose la plus réelle qui soit. L’espérer, c’est vivre dans le monde réel. Les enfants le savent. J’espère que l’éducation ne détruira pas cet espoir qui est le noyau secret de notre humanité.
Le monde est secoué par des conflits en Palestine, en Ukraine : comment ne pas être inquiet et touché par ce climat de guerre ? On ne peut rester indifférent…
T. R. : Bien sûr que non ! Il serait scandaleux de rester indifférent. La difficulté est que nous voyons si souvent la violence dans les médias qu’il est facile d’échapper à sa réalité et de penser que tout cela n’est qu’un jeu, comme si les guerres du monde étaient d’inoffensives parties de baseball. Si nous pouvions seulement entrevoir la véritable horreur de la guerre, nous pleurerions profondément et lutterions pour la paix. J’ai vu une vidéo d’un jeune soldat russe traqué par un drone. Il a compris que c’était la fin et s’est tiré une balle dans la bouche. J’ai pleuré pendant une heure.
Les raisons de s’inquiéter sont aussi liées à la crise climatique : l’homme peut-il encore sauver sa planète ?
T. R. : Cela mérite une très longue réponse ! Je dirais simplement que l’une des causes de notre comportement destructeur est le mythe selon lequel nous devons poursuivre une croissance sans fin. C’est une illusion. Nous avons besoin d’un nouveau modèle d’économie saine. Le deuxième problème est que la politique et le monde des affaires se focalisent sur le court terme – les prochaines élections, le bilan à la fin de l’exercice financier. Pour être élus, les hommes politiques sont obligés de promettre ce qu’ils ne peuvent pas tenir. Chaque politicien est donc un messie raté. En Grande-Bretagne du moins, les principaux partis politiques insistent toujours sur le fait que l’autre parti n’est pas digne de confiance. Il n’est donc pas surprenant que nous assistions à la montée des régimes autoritaires. Nous avons certainement besoin d’un renouveau de la démocratie locale responsable, dans laquelle nous sommes formés à la responsabilité mutuelle.
Comment éviter la peur dans un monde saisi par la violence ?
T. R. : Il est naturel d’avoir peur dans un monde dangereux. Le courage ne consiste pas à ne pas avoir peur, mais à ne pas être prisonnier de la peur. Certaines des personnes les plus courageuses que je connaisse sont celles qui ont peur mais font quand même ce qu’il faut. Je pense à un dominicain canadien, Yvon Pomerleau, qui a osé retourner au Rwanda pendant le génocide au péril de sa vie. L’armée est venue le chercher dans notre communauté : tous les frères ont dû s’allonger sur le sol, interrogés pour révéler où il se trouvait. Il m’a dit qu’il était là, tremblant de peur, mais qu’il ne s’était pas enfui. C’est cela le vrai courage.
Le théologien dominicain Herbert McCabe a dit : « Si tu aimes, tu seras blessé et même tué. Si tu n’aimes pas, tu es déjà mort. » Oui, nous serons blessés, mais le Seigneur ressuscité est apparu aux disciples et leur a montré ses blessures. Nous sommes les frères et sœurs de notre Seigneur blessé, et nos blessures sont le signe que nous avons osé vivre et partager son espérance.
Comment faire confiance face à l’incertitude de l’avenir ?
T. R. : « Confiance » est un mot magnifique. Il signifie littéralement « croire ensemble » – con-fidens en latin. Nous n’espérons pas seuls, mais dans la communauté de foi. Lorsque j’ai des doutes, une autre personne peut avoir la confiance nécessaire pour me soutenir. Lorsqu’elle perd espoir, je peux peut-être l’aider. Ainsi, plus l’avenir est périlleux, plus il est urgent que nous recherchions ensemble le bien commun et que nous ne nous enfermions pas dans notre propre survie.
Mettre sa confiance en Dieu, est-ce un refuge ou une fuite ?
T. R. : J’ai eu la grande chance de vivre avec des personnes comme le bienheureux Pierre Claverie, qui a été martyr en Algérie en 1996. Il a consacré sa vie au dialogue avec ses amis musulmans. Il savait qu’il allait être tué, mais il a affronté l’avenir avec confiance en Dieu, et nous a donné confiance, à nous, ses frères, ses sœurs et ses amis. Je pense également à Albert Nolan, dominicain, qui a courageusement combattu l’apartheid au péril de sa vie en Afrique du Sud. Il est aussi tellement encourageant de vivre avec des personnes qui affrontent de terribles maladies et, finalement, la mort, avec courage et joie.
D’où peut naître l’espérance : la prière ? La rencontre des autres ? La lecture de l’Évangile ?
T. R. : Tout peut y contribuer ! Saint Oscar Romero a eu peur de mourir mais il n’a pas été vaincu par cette peur parce qu’il était un homme de prière. L’Eucharistie est notre invitation quotidienne à vivre dans l’espérance. Elle reproduit ce moment de la nuit précédant sa mort, lorsque Jésus a été abandonné et renié par ses amis les plus proches. Tout ce qui l’attendait était la torture et une mort atroce. À ce moment le plus sombre, il a accompli le plus bel acte d’espérance généreuse. Ceci est mon corps donné pour vous. Ainsi, lorsque nous perdons espoir, la meilleure chose que nous puissions faire est de nous rendre à l’Eucharistie, le sacrement de l’espoir.
Quels sont les signes qui vous réconfortent, qui vous réconcilient avec le monde ?
T. R. : Chaque fois que j’ai visité des lieux de guerre – Irak, Syrie, Rwanda, Angola, etc. –, je suis toujours revenu avec une foi et une espérance renouvelées. Par exemple, je chéris les moments que j’ai passés avec mes sœurs dominicaines en Irak. Malgré toutes les difficultés, expulsées de leurs maisons par Daesh, incertaines de l’avenir, elles ont partagé avec moi leur foi et leur espoir et je suis revenu avec un bonheur renouvelé. J’ai également le privilège de vivre avec de jeunes dominicains à Oxford. Leur humanité, leur foi et leur courage me donnent de l’espoir pour l’avenir. Il devrait y avoir un pacte d’espoir entre les générations, les anciens partageant leur espoir avec les jeunes et vice versa.
Personnellement, qu’est-ce qui vous fait tenir face aux difficultés ?
T. R. : Outre l’Eucharistie, deux choses sont profondément liées : le silence et l’amitié. L’un de mes amis les plus proches était un compagnon de noviciat, David Sanders, qui est mort du Covid. Nous partions souvent en vacances ensemble et j’ai appris à quel point le silence et l’amitié sont liés. C’était un homme de prière profonde et silencieuse avec le Seigneur. C’était le fondement de sa vie. Tout ce qu’il disait en découlait. Avec nos amis les plus proches, nous pouvons nous taire, et ainsi parler plus profondément et être conduits à un silence encore plus profond. Certains de mes souvenirs les plus précieux sont des moments passés avec des amis dans le silence, en présence de la beauté, peut-être avec un verre à la main !
À l’heure des vœux de nouvelle année, quels sont ceux que vous voudriez formuler ?
T. R. : J’aimerais écouter plus de musique. Je suis convaincu que la musique est essentielle à notre recherche de la paix et de l’harmonie. Elle ouvre la porte à la transcendance. Ma vie a trop souvent été une course effrénée, où j’essayais de faire une centaine de choses. Je devrais consacrer plus de temps à la musique. C’est aussi une bonne préparation à l’éternité, qui n’est sans doute pas si loin !
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Un prédicateur so british
Maître général de l’ordre des frères prêcheurs de 1992 à 2001, Timothy Radcliffe y a gagné une stature internationale. Après avoir été à la tête de l’ordre, le dominicain, conférencier hors pair à l’humour so british, a repris sa place dans sa communauté d’Oxford dont il est membre depuis 1965… quand il n’est pas invité à l’autre bout de la planète.
Du 1 au 3 octobre dernier, avant d’entamer les travaux du Synode, les 364 participants ont participé à une retraite spirituelle « Espérer contre toute espérance », voulue par le pape jésuite et confiée notamment au frère Radcliffe.
Âgé de 78 ans, il continue à prêcher un peu partout dans le monde, à enseigner à Oxford, à répondre aux demandes d’entretien. Il publie régulièrement des livres de référence sur la vie de l’Église et la quête spirituelle. Douze livres traduits en plusieurs langues, du premier Je vous appelle mes amis (Cerf, 2001) au plus récent, Choisis la vie ! (Cerf, 2020).
Propos recueilli par Christophe Henning, le 29/12/2023.