Année C — 7ème dimanche du Temps ordinaire — 23 février 2025
Évangile selon saint Luc 6, 27-38
Dimanche passé, j’avais abordé les nombreux paradoxes que nous présentent les Évangiles, notamment dans les Béatitudes : Heureux êtes-vous si vous êtes pauvres, si on vous méprise, etc. Aujourd’hui encore, une attitude paradoxale que nous propose le Christ : aimer ses ennemis, tendre l’autre joue à celui qui nous frappe. Peut-être vous souvenez-vous : nous avions abordé alors la question du dolorisme. N’est-ce pas encore ici une invitation à aimer la souffrance ? Non seulement il s’agit de ne pas rendre œil pour œil et dent pour dent, mais encore s’agit-il de présenter l’autre joue ! Pourquoi ? Pour être à nouveau frappé ? De même, aimer ses ennemis ne s’apparente-t-il pas à un syndrome de Stockholm ?
Je vous propose aujourd’hui de résoudre ces apparents paradoxes sous l’angle du droit. L’ensemble des lois que se donne un peuple est une forme de contrat. Au fond, la loi définit les limites de ce qui est acceptable pour garantir la convivialité entre tous, ce qu’on appelle volontiers aujourd’hui le vivre ensemble. Au-delà, lorsque l’on franchit les limites du droit, la loi définit des compensations sous formes de réparations et de punitions : pour tel dommage, tu payeras autant ; pour telle faute, tu seras puni de telle manière. Au fond, la loi définit une sorte de donnant-donnant lorsqu’on transgresse les règles de la vie commune.
Un des plus anciens code de lois que nous possédions est le Code de Hammurabi, qui était roi de Babylone approximativement 1800 ans avant Jésus-Christ. Il se trouve sous la forme d’une stèle de plus de deux mètres de haut, où sont gravées quantité de lois, redécouverte en Iran au début du XXe siècle, aujourd’hui conservée au musée du Louvre. Ce code traite de tout : du droit de la famille, du droit de la propriété, du droit social, des échanges économiques et des sanctions judiciaires. On y voit très bien surgir la notion de donnant-donnant : « Si un notable a frappé une fille de notable et que celle-ci est morte, on tuera sa fille. » De suite, on pense à la loi du talion que dénonce la Bible « œil pour œil, dent pour dent ». Et de fait, elle s’y trouve en toutes lettres : « Si un notable a crevé un œil à un notable, on lui crèvera un œil. S’il a brisé un os à un notable, on lui brisera un os. Si quelqu’un a fait tomber une dent à un homme de son rang, on lui fera tomber une dent. »
Remarquons que c’est déjà en soi un progrès – un léger progrès. Le Code de Hammurabi vise à dépasser l’esprit de vengeance personnelle – la Vendetta encore présente de nos jours dans l’esprit mafieux – non pas dans la forme, mais sur le fond : la sanction est certes toujours strictement proportionnée au dommage – œil pour œil – mais il faut désormais un juge impartial pour la prononcer et l’exécuter. Remarquons enfin que la stricte proportionnalité des peines n’est actuellement toujours pas complètement abolie, puisqu’il y a encore des pays, certains se prétendant civilisés, qui pratiquent la peine de mort et des victimes qui la réclament au titre de vengeance.
Jésus renverse radicalement la notion de donnant-donnant, la vision de la loi comme un contrat pour vivre ensemble. Il la remplace par la loi de Dieu, la loi de l’amour. Il ne s’agit plus d’exiger réparation mais avant tout de persister à voir l’offenseur comme un frère, aimé lui aussi de Dieu. Ainsi le commandement d’aimer son prochain comme soi-même se décline ici en « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés. » Ce que Jésus propose ici, c’est au fond un renversement de la loi du talion : ne cherchez pas la réciprocité de la souffrance, la vengeance, mais bien la proportionnalité avec la miséricorde que l’on espère pour soi. N’essayez pas d’égaler le mal qu’on vous a fait, mais au contraire veillez à maintenir égal l’amour, à l’instar de Dieu qui est « bon pour les ingrats et les méchants ».
Tendre l’autre joue ne relève en rien du désir de martyre. Encore moins est-ce une invitation masochiste à provoquer la souffrance. Tendre l’autre joue, c’est viser à désarmer nos ennemis par la miséricorde de l’amour. Tendre l’autre joue, c’est offrir au frère qui me frappe l’opportunité de ne pas me refrapper, au contraire de m’embrasser. Tendre l’autre joue, c’est, a priori et dans la faiblesse, rendre à celui qui me blesse l’opportunité de retrouver par lui-même la dignité humaine qu’il avait perdue en frappant. C’est en soi un authentique saut dans la confiance et un colossal don d’amour.
Au fond, le Christ nous invite aujourd’hui à considérer le mal que l’on nous fait, avec le surplus de la foi. Et ce surplus de la foi, c’est l’amour divin que nous laisserons s’incarner en nous. L’amour proprement humain, vu comme un échange affectif, un donnant-donnant sentimental, est accessible à tous, même aux pécheurs. Comme le dit le Christ, c’est facile d’aimer ceux qui nous aiment. L’amour divin lui est un don sans exigence de retour, qui en maintient cependant l’espérance, envers et contre tout et au-delà de toute offense.
Lorsque quelqu’un nous agresse, nous humilie, nous blesse, spirituellement il peut nous arriver de passer par tous ces états : d’éprouver d’abord un désir brûlant de vengeance, une volonté presqu’animale de faire du mal en retour ; ensuite d’exiger des réparations à la mesure de notre sentiment blessé, parfois aussi cédons-nous à la volonté de punir. Le Christ nous demande de renverser la logique, de répondre à la violence et au mépris non en infligeant un mal supplémentaire mais par le plus grand amour. Et, au fond, ceci répond à une logique toute simple : les personnes agressives sont essentiellement et avant tout des personnes elles-mêmes blessées, qui nécessitent donc de la considération et du soin plutôt qu’un joug supplémentaire, un surcroît de peine et de souffrance.
Enfin, la miséricorde qu’il faut avoir pour autrui, il nous faut aussi l’avoir pour nous-même. Au soir de notre vie, ce ne sera pas Dieu le juge le plus implacable. Ce sera nous ! A n’en pas douter, notre regard sur notre propre existence sera bien plus sévère que celui de Dieu. C’est le sens des versets « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. » : la mesure avec laquelle nous considérons les fautes d’autrui sera la mesure avec laquelle nous regarderons finalement notre vie. C’est une constante : les gens qui ont tendance à juger sévèrement les autres dissimulent souvent un regard sévère sur eux-même, et ceux qui parviennent à largement pardonner les offenses qui leur sont faites pourront sans doutes plus facilement se pardonner les leurs.
« Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. »
Pour autrui, pour vous-même.
— Fr. Laurent Mathelot OP