Cet article a été écrit en introduction à cinq lettres de victimes d’abus adressées au pape, publiées sur le site Cathobel.
C’était en avril 2010, au séminaire Saint-Paul à Louvain-la-Neuve. Celui que nous appelions alors « le Président », Eric de Beukelaer, également porte-parole de la Conférence épiscopale, n’était pas rentré pour la soirée qu’il devait passer avec les séminaristes. Nous sommes quelques-un à l’avoir entendu revenir vers 23h30. Face à nos regards interrogateurs, il a simplement répondu « Je ne peux rien vous dire mais ce qui va sortir demain dans la presse est terrible. Il faut prier. » Le lendemain éclatait l’affaire Vangheluwe.
Alors, comme le vivent les mourants, tout mon passé a resurgi à ma mémoire : les viols subis dans l’enfance, les abysses de désespoir, les vallées de larmes et la plongée dans les ténèbres qui ont suivi. Je suis allé prier en effet, ou plutôt crier ma prière : « Tu ne m’as pas délivré d’agressions pédophiles pour que ça me saute à nouveau au visage ? ». Ma vocation célébrait la lumière retrouvée, je la voyais désormais souillée, comme engluée dans ce scandale qui ne me quittait pas. Victime, me fallait-il aussi endosser le sceau de l’infamie : prêtres pédophiles, Église complice ?
Mon propos n’est pas ici d’écrire mon récit, mais d’évoquer les conséquences spirituelles de viols subis dans l’enfance et de réfléchir à l’accompagnement à proposer aux victimes. Chacune à leur manière, les lettres qui suivent – toutes de victimes de prêtres – en témoignent.
Elles témoignent de violences et d’emprise, de révolte et de colère parfois. Elles racontent le cléricalisme, le manque de considération, la parole mise en doute, le sentiment d’impuissance, les portes qu’il faut enfoncer. Certaines témoignent de réconciliation et de pardon ; d’autres semblent fermer la porte à l’Église. Toutes révèlent des parcours du combattant.
Pudiquement, elles ne disent pas les affectivités blessées, les sexualités brisées, la mise en cause de soi, les envies récurrentes de suicide, les abus d’alcool ou autre auxquels on cède parfois pour s’anesthésier l’esprit quand rien n’est plus nocif que repenser à sa vie en lambeaux.
Elles ne jettent qu’un voile, diversement apaisé, sur le cataclysme de la personne que constitue un viol, a fortiori subi dans l’enfance. Elles ne disent pudiquement rien des terribles combats qu’il leur a fallu mener, ni des terribles lassitudes que cela engendre. Avoir été violé, c’est faire face à un tsunami et résister, tant bien que mal …
Il faut lire ces lettres telles quelles, brutes de décoffrage, avec ce qu’elles ont de déplaisant, de plaintif et d’exigeant. Il s’agit ici de faire l’exercice d’écouter les victimes, de recevoir ces témoignages, d’abord dans le silence.
Il s’agit ensuite de remercier, de dire notre admiration pour le courage de les avoir livrés. Le lecteur doit s’imaginer la souffrance qu’il y a à raviver ses blessures pour en livrer le récit. Tout témoignage de victime, même s’il n’est qu’un cri, est en soi précieux, par la force volontaire qu’il demande. Je ne m’étends pas sur les nombreuses raisons qui incitent les victimes à longtemps sceller leurs agressions dans le secret, qui vont de la sidération à la honte, en passant par la difficulté de trouver une véritable écoute, voire le désir de ne pas décevoir ou chagriner les siens. Elle a déjà fait un grand pas vers la guérison, la victime qui parle enfin. Son témoignage est à recevoir intact, des heures durant s’il le faut. C’est au fond un moment privilégié ; c’est vivre avec elle le début de sa résurrection.
Pourtant, longtemps, l’Église a refusé d’écouter et il se trouve encore aujourd’hui des prêtres et des laïcs pour minimiser les abus. Si cette attitude de mépris au nom de la bonne réputation n’est pas propre à l’Église, si elle touche aussi les familles et d’autres institutions, elle nous fait toujours honte. Aujourd’hui, certes, l’Église écoute les victimes qui veulent lui parler et les indemnise pour solder les questions juridiques, mais en cela elle ne fait encore rien de thérapeutique, ni n’apporte de guérison spirituelle.
Mon agresseur n’était ni prêtre, ni membre de ma famille, mais à force de rencontrer des victimes, je mesure le séisme personnel que constitue l’inceste – et le viol par un prêtre est aussi un inceste spirituel. Comment ne pas comprendre le rejet de l’Église voire de Dieu quand un prêtre ose affirmer que les viols qu’il commet sont la volonté divine ? Comment faire encore confiance à l’institution quand on a dû, comme Joël Devillet, enfoncer des portes pour se faire entendre ? Comment recevoir encore d’un prêtre les sacrements quand un autre vous a souillé ? On comprend que, pour de nombreuses victimes, l’Église ait perdu tout crédit. Il ne reste alors que Dieu seul.
Mais Dieu est à l’œuvre dans son Église. Il y a trois ans, Patrice Lhomme (qui témoigne plus loin) est venu me trouver, me racontant les viols qu’il avait subis, cinquante ans plus tôt, dans le presbytère-même où je le recevais. Il avait dix ans et le prêtre qui l’a violé était son oncle, auprès duquel il avait été envoyé réviser. Les viols étaient, selon ses dires, la punition de Dieu pour avoir mal travaillé à l’école. Cinquante ans sans avoir pu communier, ni recevoir quoi que ce soit d’un prêtre. Patrice m’a alors confié : « J’ai pu pardonner à l’homme mais pas au prêtre. » J’ai compris alors le sens de ma vocation : prêtre victime, réconcilier les victimes de prêtres avec les sacrements. Mon passé n’était plus seulement de la vie perdue, lui-même prenait du sens.
C’est le Christ qui, par excellence, nous enseigne la voie de la Résurrection : « Par ses blessures, nous sommes guéris » (Isaïe 53, 5). C’est de la compassion la plus totale avec les victimes que surgira la guérison, comme en témoigne la maman de cinq enfants qui s’occupe désormais de personnes abusées et y retrouve, dans l’empathie, la présence de Dieu. Il est heureux de voir que des victimes trouvent naturellement cette voie de résurrection. L’Église doit s’en inspirer. Elle-même doit se laisser guérir par les victimes. Leur témoignage est christique.
L’Église a désormais le devoir d’être pionnière en matière d’accompagnement de victimes d’abus. Comme le souligne Pierre Englebert dans sa lettre : « Je voudrais que l’on en arrive, au sein de l’Église, à décider de ne plus placer une omerta sur tout ceci, mais, justement, à créer une dynamique qui puisse servir d’exemple pour la société dans son entièreté, que l’Église soit à l’avant-garde. »
C’est par les victimes, à travers leur résurrection, que le Christ guérira l’Église de ses souillures. Il est temps de leur laisser l’initiative.
— Fr. Laurent Mathelot OP