Année B — 30ème dimanche du Temps Ordinaire — 27 octobre 2024
Évangile selon saint Marc 10, 46b-52
« ὀφθείς » (ophtheis), tout est là, dans ce mot de l’évangile. « ὀφθείς » qui est, en grec, le participe aoriste du verbe ὁράω (horao), voir. « ὀφθείς » signifie « Il s’est donné à voir ». C’est le mot que l’on trouve pour parler, dans l’Évangile (Lc 24,34), des apparitions du Ressuscité : « Il s’est fait voir ». Toute notre foi tient dans ce verbe : « voir ». Les disciples l’ont vu revenir d’entre les morts.
Les lectures d’aujourd’hui nous parlent du salut. Se sentir sauvé, c’est observer en soi la résurrection, celle dont le Christ nous montre la plénitude.
Du Seigneur qui rassemble son peuple dispersé par l’ennemi assyrien, dans le Livre des consolations de Jérémie, au psaume qui chante la libération de la captivité à Babylone, de la Lettre aux Hébreux qui présente Jésus comme le grand prêtre qui offre le pardon pour le péché du peuple à l’Évangile qui présente le salut comme la guérison d’un aveugle qui mendie : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! », Dieu sauve en rassemblant, libérant, pardonnant et ramenant à la lumière. Le salut c’est du concret ; le salut ça se voit.
La guérison de Bartimée est l’archétype de la nôtre : blessés, nous sommes cet aveugle. Nous sommes de ceux si souvent incapables de voir la plénitude du bonheur, de connaître la vraie joie, qui supplions vers Dieu : « Seigneur, fais que je voie. » Toute notre soif d’amour – d’aimer et d’être aimé – est là, contenue dans ces mots : « Seigneur, fais que je voie », que je voie ta lumière, que je voie ta Résurrection, que je voie ton bonheur, que je voie ton amour surgir en moi !
« ὀφθείς », le salut s’est donné à voir.
Le tort serait de penser que le salut de Dieu s’est donné à voir, il y a quelque deux mille ans et que, peut-être, il se pourrait bien que nous en voyions, nous aussi, les effets à notre propre mort. C’est faux, il ne faut pas attendre de mourir pour voir le salut. Il est là sous nos yeux, tout le temps. « Seigneur, fais que je voie. »
Sauvé et revenu à la vie, le mendiant qui reprend espoir en l’humanité parce qu’une fois, quelqu’un lui donne assez pour un bon repas ou un toit pour la nuit.
Sauvé et revenu à la vie, le gamin qui a fait une bêtise, que ses parents pourtant consolent et encore encouragent au lieu de gronder et punir.
Sauvé et revenu à la vie, le couple qui se réconcilie et se demande pardon.
Sauvée et revenue à la vie, la grand-mère mourante que ses petits enfants sont venus une dernière fois embrasser, lui dire encore combien ils l’aiment.
Sauvés et revenus à la vie, tous ceux qui sont tombés dans une dépendance et qui s’en sont un jour relevés.
Sauvés et revenus à la vie, ceux qui désespéraient de l’amour et auxquels une rencontre a rendu joie.
Qu’est-ce qui nous a rendus aveugles ? Qu’est-ce qui nous empêche de voir ces résurrections quotidiennes et d’y voir le salut promis par Dieu ? Pourquoi sommes-nous devenus insensibles à tous ces retours à la vie, à la joie, au bonheur, qui témoignent pourtant de la puissance de l’Amour divin ?
Souvenez-vous, quand vous étiez enfant, votre spontanéité, votre élan naturel, votre désir intact d’aimer, d’aider et d’aller vers autrui … Les épreuves nous ont endurcis ; nous avons perdu ce regard naïf sur le monde, prêt à spontanément l’embrasser et à l’aimer. Nous sommes devenus méfiants à force de blessures, rempliés sur nous-mêmes à force de violences et d’agressions et, pour certains, éteints par trop de souffrance.
Le malheur a pour première conséquence de nous aveugler sur le bonheur. Alors que l’inverse n’est pas vrai : le vrai bonheur n’occulte pas le malheur ; il le transcende. Le triomphe du malheur, c’est quand il prend toute la place jusqu’à finalement bannir du regard toute espérance de bonheur.
On se pense mort et perdu au fond de la maladie ; on se pense mort et perdu dans la rupture amoureuse ; on se pense mort et perdu au fond de l’alcoolisme ; on se pense mort et perdu au fond de la solitude ; on se pense mort et perdu aux tréfonds de la dépression. Ce n’est pourtant pas vrai.
Il reste du bonheur ; il reste des joies et il reste la vie belle mais le malheur nous a rendus incapables de les voir. Dans la souffrance, si nous n’y prenons garde, s’aveuglent nos élans d’amour : plus de charité possible, plus de générosité possible, même plus de tendresse possible, pas même envers soi. Comment voulez-vous que j’aime mon prochain ? Je n’aime pas la vie et je ne m’aime pas !
Je connais cet état spirituel où on n’espère plus pour soi aucune résurrection ; quand tout, tout le temps, n’est finalement plus que nuit.
Alors, j’ai un message pour toi pour qui tout est noir, qui es aveugle au fond de ta nuit : au-delà de ta souffrance, persiste pourtant une lumière, que ton chagrin t’empêche de voir mais qui est là. Cette lumière, elle est en toi, déjà contenue dans l’espérance de ce qui n’est encore qu’un cri : « Seigneur, fais que je voie ! » Seigneur, fais que je voie ta Résurrection.
Au-delà de toute lumière, au fond de toutes ténèbres, si nous avons la foi, il reste toujours l’espérance d’une résurrection, quitte à supplier pour la voir : « Seigneur, fais que je voie ! »
Et que chacun d’entre nous puisse un jour dire « ὀφθείς » : dans ma vie, le Ressuscité s’est fait voir. Amen.
— Fr. Laurent Mathelot OP