Ce mercredi 4 octobre, nous fêtons la mémoire de saint François d’Assise.
J’imagine François pas trop grand, musclé, carré même, certainement moins angélique que ne l’ont peint Cimabue ou Giotto. Beau ! Type Alain Delon ou Steeve Mc Queen, Leonardo DiCaprio peut-être mais brun : comme Dieu a vu l’homme neuf, juste avant de lui souffler dans le nez ! Une voix sonore, le regard malin, le type même de la jeunesse dans sa fraîcheur de vivre, sa joie sans cesse renouvelée devant le vaste monde à découvrir.
J’imagine François irrésistible malgré lui, d’un charme invraisemblable parce que tellement naturel que cela cesse d’être naturel, d’une santé tellement contagieuse que cela devient la sainteté, d’une vérité si simple et spontanée qu’elle vous convainc avant d’être exposée. Et je comprends son succès, je comprends qu’on l’ait suivi, qu’on ait voulu se chauffer à son soleil, fredonner dans sa musique, s’enivrer de son parfum, de son existence, de son amitié. Et je comprends aussi qu’il y ait eu au bout du compte des frictions, des divergences, des tensions. Etait-il possible de vivre longtemps ainsi ? Etait-il possible de former une communauté sur ce modèle-là, unique et inimitable, sans autre règle que l’Evangile, sans autre programme qu’une radicale pauvreté ? Les mauvaises langues disent qu’il n’y a jamais eu qu’un seul franciscain, François, comme il n’y a peut-être jamais eu qu’un seul chrétien, Jésus… et encore : il était juif !
—
Permettez-moi un peu d’impertinence, mes amis, vous, ses héritiers. Je prétends et je soutiens que François était riche ! Oui, riche d’une richesse exceptionnelle et la plus belle qui soit : une richesse que tous nous lui envions. Qui n’aurait aimé sentir sur soi ne serait-ce qu’une demi-heure, le regard admiratif de cette jeunesse de son temps qui l’avait choisi pour roi ? Qui n’aurait aimé bénéficier de l’amour de sa mère qui, c’est bien certain, lui a communiqué son équilibre, sa confiance en lui-même et son goût profond de la vie ? Qui n’aurait aimé sentir fondre son cœur, à rencontrer seul à seul Jésus dans l’intimité, mendiant d’amour et pleurant de n’être pas aimé ? François était riche infiniment, d’une richesse constitutive, fondamentale, inamissible, qu’aucune pauvreté réelle ou psychologique ne pourrait jamais entamer.
Il faut être poète et surréaliste comme Joseph Delteil1, pour approcher ce phénomène dans son inépuisable générosité. Sans être long, laissez-moi vous en citer une bonne tranche : c’est le moment sublime où, devant l’évêque, François se libère de ses biens et, dans une attitude adamique de nouveau fils de Dieu, rend au père qui l’a déshérité, tout ce qu’il reproche de lui avoir volé :
« Tous les pinsons du monde là-haut dans les platanes chantaient et fientaient à qui mieux mieux, et François aussi c’est toute sa fiente qu’il jetait au diable, la fiente de l’homme.
Il jetait (ses habits), et ayant tout jeté il jetait encore, il jetait toujours, d’un geste automatique, perpétuel… Que n’eût-il jeté ! Si c’était une « livre de chair » qu’on lui réclamât, va pour la livre de chair ! Et jusqu’à sa mère… (d’où que ce saint si tendre ne pense plus jamais à sa mère, désormais n’a plus de mère comme s’il avait rendu sa mère à son père, par-dessus le marché). On sentait que sur sa lancée il eût rendu ses oreilles, ses yeux, la totalité de son corps, restitué à son géniteur jusqu’à sa goutte de sperme…
-. Ecoutez tous, dit-il à haute voix, jusqu’ici j’avais appelé Pierre Bernardone mon père, mais désormais je n’ai plus qu’un père, « Notre Père qui êtes au ciel… »
Et peu à peu François se sentait devenir léger, simple, libre, libre, libre… On a décroché les perspectives, le champ des choses s’éloigne, le monde rapetisse. L’évêque, l’engeance humaine, la ville, tout s’étiole et s’efface. Il ne voyait plus rien, pas même ce chiche père Bernard là-bas qui ramasse en hâte un tas de vêtements et l’emporte, avarement, à reculons… Il ne reste çà et là que quelques linéaments, une moustache de soldat, un sabot de bête, un bout de crosse… Il se fait un espace immense entre François et le monde, un espace d’homme.
… Il était là tout nu sur la Grand Place d’Assise, suave et farouche, farouche et suave… nu de l’orteil à l’oreille. L’évêque fit un mouvement pour le couvrir de sa chape.»
On imagine alors François qui part sous le soleil radieux, « à grandes enjambées paradisiaques, à poil ! »
Il a tout donné, mais il n’a rien perdu. Il est partout chez lui dans cet immense jardin d’Eden qu’est la campagne d’Assise, et la nature est sa maison, les animaux ses amis, le loup bien entendu, les oiseaux et même les poissons. Il n’y a pas chez lui, comme aujourd’hui chez nous, le souci angoissé de la nature et de sa protection. Il fait partie de la nature, il n’y est pas extérieur. Il a besoin d’elle pour célébrer le Dieu vivant : avec sœur l’eau, frère soleil et même sœur la mort, dont il n’a pas peur et qu’il ne faut pas exclure car elle fait partie de notre condition.
Il n’écrit pas de synthèse comme Bonaventure ou Thomas, car sa vie est une synthèse en acte et une totale réconciliation. Pauvre, il est frère universel, sans autre souci que l’essentiel, qui est son prochain et son Dieu. Pas besoin de moyens compliqués, de maisons, de bibliothèques, de prêtres, d’évêques, tout est offert à vivre et en direct.
Le fréquenter nous repose des détours de conscience d’autres saints compliqués, inhibés, torturés. Il n’a pas la violence de Bernard, ni la raideur d’Ignace, ni les abstractions de Thomas, ni l’ennui de moines trop réguliers… A la différence de Dominique, il nous laisse des écrits, des poèmes, des cantiques, des fioretti. Il y a tout ce qu’il a dit et tout ce qu’on lui a fait dire ! Il déborde de fantaisie, traverse la Méditerranée pour passer du côté musulman. Il rate son martyre parce qu’il comprend très vite qu’il n’est pas chez des infidèles mais chez des croyants. Le dialogue interreligieux, il le pratique, bien avant qu’on invente le mot ! Et plus il admire leur sens de la transcendance, plus il comprend l’importance de l’incarnation. Il apprend à se taire, à écouter, à regarder, devenant ainsi l’ami du Sultan.
—
François nous fait rêver mais il n’était pas un rêveur ! C’est en revenant de Terre Sainte qu’il a cette idée de génie des crèches vivantes à Noël. Dieu est tellement grand qu’il s’est aussi fait tout petit ! Comment donc incarner aujourd’hui l’Evangile de Jésus-Christ ?
L’idéal de François n’est pas facile. La poésie a son charme, elle cherche la perfection, elle ne doit pas masquer l’effort, la ténacité et l’intelligence qu’il faut déployer pour y parvenir. La sainteté de François, selon moi, est de type eschatologique. (Elle indique une réconciliation avec la nature, une pauvreté qui n’est pas à chercher dans un âge d’avant le péché originel, mais dans un accomplissement de l’humanité par l’humanisation de ce cosmos dont elle doit assumer la responsabilité). Il ne faut pas oublier l’histoire, le devenir laborieux, ne pas confondre le naturel et le spontané. « La nature de l’homme c’est l’artifice », disait Emmanuel Mounier. L’homme est un être culturel et social. L’ascèse authentique doit être aussi communautaire.
Le grand problème de l’humanité est celui de la gouvernance. Comment nous organiser, en Afrique, en Haïti, pour non pas éviter les conflits (il y en aura toujours) mais pour les gérer ? Comment utiliser les forces vives pour autre chose que nous affronter ? Notre idéal de fraternité nous fait choisir, depuis 8 siècles, la démocratie, laissant de côté le modèle monastique féodal : avec des mandats limités dans le temps, les contre-pouvoirs que sont les conseillers, des procédures pour organiser les débats et parvenir à l’élection des animateurs et aux prises de décision. Le vrai témoignage dont le monde a besoin, c’est de réaliser des projets communs où coopèrent de fortes personnalités en évitant la paralysie communautaire ou l’anarchie de projets individuels isolés. Il y a un angélisme pervers, nous le savons, qui consisterait à insister sur l’humiliation et l’obéissance, alors que la charité doit s’incarner dans des structures et des pratiques évangélisées où chacun peut être respecté et donner le meilleur.
Que saint François nous communique son esprit, comme il le fait dans l’Eglise depuis bientôt huit siècles et que nous sachions vivre de l’Evangile non pas seulement individuellement, mais en communauté, pour le rendre vivable par tous ceux qui aiment Jésus Christ !
Fr. Michel Van Aerde OP.
1 Delteil Joseph François d’Assise, Flammarion, Paris, 1960 ; Œuvres complètes, Grasset Paris 1978, pages 547 à 695.