Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

SA MAJESTÉ L’ARGENT

Par Jean-Claude GUILLEBAUD

Quoi que l’on dise, la crise des « gilets jaunes » aura remis au premier plan la précarité, la vie pauvre, l’inégalité. Il était temps. En effet, tandis que la misère s’accroît en Europe, les Bourses s’envolent et, chez nous, les entreprises du CAC 40 affichent des profits record. La frivolité des riches est aussi détestable que leur arrogance.

Oh, je sais ! Dès qu’il est question d’argent et de finance, la petite société politico-médiatique entre en ébullition. Les réquisitoires indignés contre la finance et ses bénéficiaires ne provoquent chez elle qu’un tohu-bohu de remontrances. Il serait ridicule de dénoncer le tout-fric, imprudent de se mettre à dos les marchés financiers, démagogique de flatter les pauvres.

Ces invectives me font penser au film de Bertrand Tavernier Que la fête commence ! (1975), superbe charge contre la surdité des petits marquis d’ancien régime au début du XVIIIe siècle, sous la régence du duc d’Orléans. Et tableau acide d’une élite emmurée dans ses privilèges et ses vanités.

Dans ce film, l’argent s’allie au cynisme dans un tourbillon enrubanné, tandis que le pays gronde d’une colère qui explosera quelques décennies plus tard, en 1789. Entre le climat crépusculaire du XVIIIe et l’aveuglement d’aujourd’hui, le cousinage saute aux yeux. Aujourd’hui comme au XVIIIe, les hyper-riches perdent tout simplement la raison. Il suffirait d’ajouter quelques plumes, hauts-de-chausses ou perruques pour reconnaître les mêmes protagonistes.

Désigner l’argent comme un mauvais maître serait pourtant la moindre des choses en ces temps de misère montante, de Bourse en fête et d’inégalités en marche. Or, on n’ose plus le faire comme le fit Bossuet en 1662 quand il s’en prit sans détour (dans le Sermon sur le mauvais riche) aux puissants de son temps : « Se peut-il faire que vous entendiez la voix languissante des pauvres qui tremblent devant vous ? »

S’attaquer aux riches ? Comme c’est imprudent, répète-t-on aujourd’hui ! Certains croient déceler derrière tout cela les traces d’un archaïsme venu des « cathos », que l’on prétend « coincés » » au sujet de l’argent. Les sots ! Ne savent-ils pas que la mise en garde contre l’argent roi est une longue plainte qui chemine dans toutes les cultures et toutes les confessions ?

Simone Weil écrivait dans l’Enracinement, publié en 1949 :« En faisant de l’argent le mobile unique ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses, on a mis le poison de l’inégalité partout. »

Peut-être songeait-elle au prophète Ézéchiel (28, 5) : « Tu t’es gonflé d’orgueil à force de richesses. » Ou à Isaïe (1, 23) : « Tous aiment les dons corrupteurs et courent après les gains illicites. »

Clairvoyant, George Steiner s’écriait en 2000 : « L’odeur de l’argent empeste chaque pays ». Quant à Charles Péguy, il écrivait dans l’Argent, en 1913 : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est maître sans limitation ni mesure. »

On trouve des admonestations identiques chez les bouddhistes, les musulmans ou les athées résolus. Je pense à André Gorz, prestigieuse figure intellectuelle des années 1980 : « L’argent est devenu un parasite qui dévore l’économie. »

Faites passer le message à ceux qui nous gouvernent.

 
Jean-Claude Guillebaud, journaliste, essayiste

La Vie – 2 avril 2019


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