Année B — 29ème dimanche du Temps Ordinaire — 20 octobre 2024
Évangile selon saint Marc 10, 35-45
Faut-il souffrir pour Dieu ? Dans l’Évangile, Jésus dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez » ; « Celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous » et puis ce mot : « rançon », dans le verset que nous venons de lire : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. » Peut-on encore, de nos jours, parler de « rançon » ? Ne vaudrait-il pas mieux traduire « donner sa vie pour la libération de la multitude » ? Il y a, dans la notion de rançon, celle de rachat, d’échange économique, l’idée qu’il faudra quelque part payer. N’est-ce pas finalement une théologie d’un autre temps ? Du sacrifice de soi, pour rendre au Christ le don de lui-même ?
Que les choses soient claires : nous n’avons aucune dette envers Dieu ; nous ne lui devons rien. C’est en effet une fausse et dangereuse théologie. Nous avons lu la semaine passée l’Évangile du jeune homme riche, auquel le Christ conseille de donner son argent aux pauvres. Il ne lui dit pas : « tu dois donner ton argent aux pauvres » ; le texte insiste sur le fait que Jésus l’aima bien avant de lui conseiller la pauvreté. La proposition était simplement d’avancer dans son cœur la venue du Royaume. Et, si le texte nous dit que le jeune homme riche repartit triste, il n’y a aucune trace de réprobation par Jésus, ni d’un geste, ni d’une parole pour le retenir.
Nous n’avons pas de dette envers Dieu, ni pour le bonheur ; ni pour le malheur. La plupart des gens qu’un malheur accable n’ont rien fait pour mériter ça ; ils sont purement innocents. Et Dieu le sait parfaitement. Nous ne sommes pas non plus redevables du bonheur. Il n’y a pas de dette à payer pour les joies. Il n’y a pas de sacrifice à faire pour recevoir la grâce. Tous les dons de Dieu à notre endroit sont gratuits, purement gratuits parce qu’il nous aime gratuitement. Nous ne devons rien à Dieu.
Reste la question du « péché », aussi un mot qui peut apparaître à certains d’un autre âge : n’est-ce pas encore présenter un Dieu qui juge et qui condamne, qui pointe du doigt, accuse et exige réparation ? N’est-ce pas précisément maintenir cet autoritarisme passé, ce paternalisme rigide qu’on imaginait de Dieu et qui a fait tant de mal ? Peut-on encore dire, au XXIe siècle que « Le Christ, par sa mort, a racheté nos péchés ? » Justement, le cléricalisme passé, ne nous oblige-t-il pas à adoucir la traduction, par exemple en écrivant : « Le Christ a offert sa vie pour nous sauver ? »
Personnellement, je déplore que le mot « péché » devienne tabou alors que l’Église est précisément l’endroit pour l’accueil des pécheurs. On a trop longtemps confondu péché et indignité. Ici aussi que les choses soient claires : j’espère sincèrement que nous soyons tous des saints en puissance, mais ici-bas nous restons tous pécheurs : la Bible au Livre des Proverbes (24:16) dit que le juste pêche sept fois par jour. Personne n’évite les manques d’amours, personne n’évite les petits et les grands égoïsmes et personne n’évite les assauts d’esprits mauvais.
Nous voilà, comme dit l’Évangile, « esclaves du péché », qui garde sur nous son emprise quotidienne et pourtant, le Christ, par le don sa vie, nous en a déjà libérés. Nous devons tenir ce paradoxe. Il n’est pas possible de vivre libre tant que nous gardons des attachements. Vivre, c’est se libérer par le don de soi.
Jusqu’au bout nous subirons des entraves ; pourtant, de chacune d’entre-elles, le Christ nous libérera. « En effet, nous n’avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses, mais un grand prêtre éprouvé en toutes choses, à notre ressemblance » dit la Lettre aux Hébreux.
Faut-il donc corriger le mot ‘rançon’ ? Non, dans le sens, justement, où il est un mot difficile à admettre et difficile à comprendre. Ainsi, il suscite la réflexion et l’approfondissement. La seule raison qu’il y aurait éventuellement de corriger la traduction, serait le mauvais usage qu’on a en fait par le passé, incitant au dolorisme.
Oui, le Christ a payé notre rançon et il l’a payée au prix le plus fort. Il a finalement accepté l’injustice qu’on le tue et il a offert sa vie. Le sacrifice auquel le Christ a consenti nous sauve parce qu’il nous montre que, de toute injustice, y compris celles que nous commettons, Dieu peut nous ressusciter.
Et rien ne pourra rembourser cette vie donnée du Christ. Aucune autre vie humaine en tous cas. Mais le Christ ne nous demande pas de le rembourser. Voilà, justement, l’immensité de son sacrifice : c’est que c’est un don total, totalement gratuit. Et ce don c’est l’Esprit Saint, « Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de conseil et de force » (Isaïe 11, 2), Esprit qui nous délivre de la souffrance et de la mort, Esprit qui redonne, en toutes circonstances, vie et joie.
Nous n’avons pas de dette envers Dieu, pas même la vie. Elle nous est totalement donnée, et nous pouvons choisir de nous en emparer pleinement, divinement – dans les joies comme dans les peines – grâce au don de l’Esprit Saint. Nous ne devons rien à Dieu : ni le bonheur, ni le malheur. Nous n’avons pas à souffrir pour notre salut ; nous n’avons pas à payer pour la joie. L’amour de Dieu est gratuit, donné en abondance et sans exigence de retour.
La seule chose est, si nous voulons hâter en nous la venue du Royaume, si nous voulons précipiter en nous la joie de Dieu, alors il convient – petit à petit – de nous détacher de tout ce qui nous relie ici-bas. Car, au-delà de la mort, finalement, nous n’emporterons rien. Voilà la libération finale, celle de la mort : le détachement de tout ce qui nous retient spirituellement ici-bas.
Mais ce n’est pas à Dieu que Jésus demande que nous abandonnions nos trésors et nos richesses ; c’est aux pauvres. Finalement à ceux qui restent injustement enchaînés aux aléas du monde et au péché des hommes.
Dieu ne nous demande pas que nous le remboursions des souffrances auxquelles il a consenti. Il nous invite simplement au détachement de nous-même, dans un amour altruiste – l’Esprit Saint – le seul qui redonne véritablement vie et joie.
— Fr. Laurent Mathelot OP