On est frappé en lisant Madeleine Delbrêl par la dimension contemplative de sa vocation. Pourtant, cette femme est surtout connue pour sa proximité avec les incroyants, son engagement auprès des plus pauvres, sa disponibilité radicale au tout-venant à la maison de la Rue Raspail, à Ivry-sur-Seine, où l’aventure missionnaire avait commencé avec deux autres femmes, en 1933. Mais si l’on y regarde de plus près, sa fibre missionnaire est comme la face visible d’une autre face, plus cachée, celle de son expérience de Dieu, de la même manière qu’en cette femme si enjouée, la joie plonge ses racines dans la croix.
Dès sa jeunesse, Madeleine a connu les drames causés par la guerre, le fardeau d’un corps malade à répétition et les tensions familiales. Et surtout, de 16 à 20 ans, l’épreuve de l’athéisme, d’une vie sans but, sinon celle qu’inflige la mort. Les épreuves traversent la vie de Madeleine, jusqu’à sa mort et cependant, cette vie-là porte une marque d’éternité, le signe de « “l’Éternel missionnaireˮ qu’est le Saint-Esprit » (1).
En ce temps de pandémie et de guerre en Europe qui met l’homme devant sa vulnérabilité, dans un monde qu’il ne maîtrise pas, Madeleine n’aurait-elle pas à nous livrer un peu plus le secret de son bonheur forgé au creuset des épreuves ? L’expérience de conversion de Madeleine semble avoir marqué très fortement l’élan intérieur qui anima toute sa vie : « la conversion et sa violence durent toute la vie » (2). Cette phrase prononcée peu de temps avant sa mort, nous donne peut-être une clé de compréhension de la contemplation missionnaire chez Madeleine, du travail intérieur qui doit buriner le chrétien, le remodeler, le faire sortir de lui-même, solitaire et ouvert à l’autre, tendu entre le Royaume qui advient en lui et ce monde qui le méconnaît.
LA CONTEMPLATION COMME PASSIVITÉ
Après ce 29 mars 1924, jour de la “conversion” de Madeleine, où Dieu l’a “éblouie”, sa situation personnelle n’a apparemment pas changé : les santés fragiles du trio familial, l’instabilité affective du père, le fiancé de Madeleine qui ne revient pas, son avenir littéraire en suspens après des débuts prometteurs… Autant dire qu’en ces années 1925-1928, c’est plutôt la nuit qui domine sur la vie de Madeleine ; mais précisément, cette nuit semble s’éclairer d’une lumière nouvelle. Madeleine, d’abord, continue de prier, à la façon dont Thérèse d’Avila l’enseignait. Et cette prière s’exprime comme un acte passif, où elle se “laisse trouver” par Dieu :
« Dès la première fois je priai à genoux par crainte, encore, de l’idéalisme. Je l’ai fait ce jour-là et beaucoup d’autres jours et sans chronométrage. Depuis, lisant et réfléchissant, j’ai trouvé Dieu ; mais en priant j’ai cru que Dieu me trouvait et qu’il est la vérité vivante, et qu’on peut l’aimer comme on aime une personne » (3).
Ces mêmes années, la lecture de Jean de la Croix et des maîtres spirituels de l’école française semble la guider dans cette voie nouvelle qui s’est ouverte à elle, où le “rien” devient un tremplin pour le “tout”. La correspondance avec Louise Salonne de l’année 1928 peut en témoigner, par exemple lorsqu’elle soutient son amie, malade elle aussi, en lui expliquant que cette inactivité imposée peut devenir un lieu de transformation radicale :
« Comme je voudrais t’avoir près de moi pour essayer de te remonter en te racontant tout ce qu’on peut faire d’essentiellement actif en restant complètement passif. C’est une vérité extrêmement sévère (…) mais elle est la règle de la souveraine liberté. J’aimerais à t’en parler de cette liberté qui déchire les poignets en nous ôtant les fers » (4).
Mais de quelle liberté s’agit-il ? Elle n’impose pas sa foi à son amie incroyante, mais nous pouvons comprendre que Madeleine envisage cette “souveraine liberté” comme celle de Dieu lui-même ayant pris possession de son âme : elle est devenue libre de remettre entièrement sa vie à Dieu, avec toutes les capacités qui faisaient sa fierté, notamment son intelligence. À la lecture de Jean de la Croix, Madeleine comprend le travail d’émondage que les vertus théologales, la foi, l’espérance et l’amour opèrent sur les facultés humaines. Elle découvre que « nos zéros multiplient l’infini » et alors « nous prenons humblement la taille de la volonté de Dieu », une puissance infinie. Mais pour cela il faut consentir à de multiples morts, libres et joyeuses, car elles signent l’union d’amour offerte à celui qui se quitte pour se donner entièrement. L’épreuve trouve alors son sens dans la croix du Christ qui s’offre à nous, pour que nous le rejoignions (5). Ainsi conclut-elle une lettre à Louise Brunot en 1933 : « Je vous désire la mort de tout ce qui est encore vous, le chiendent du beau jardin. Tout notre travail, au fond, consiste à mourir : ceci fait, Dieu naît en nous. (…) La + n’a rien d’austère elle est une lumière et un cadeau d’amour. Elle est même infiniment plus qu’un cadeau d’amour : elle est une union d’amour » (6).
LA CONTEMPLATION COMME CONVERSION
La mission, en définitive, commence là, dans ce retournement intérieur, la metanoïa provoquée par la rencontre de Dieu et de l’âme, par ce plus grand amour qui fera renoncer à tout pour mieux le recevoir, Lui seul. C’est l’itinéraire qu’enseigne Jean de la Croix dans la Montée du Mont Carmel, chemin auquel Madeleine se réfère à plusieurs reprises. Se livrer constamment au face-à-face avec Dieu, c’est ce qu’opère en nous le baptême, encore faut-il que celui-ci reste vivant dans la conscience du baptisé, nous dit Madeleine. C’est sans doute la grâce des convertis de ne jamais pouvoir l’oublier :
« Le baptême a effectué ce retournement violent.
Mais en nous cette conversion peut être à peine ou pleinement consciente ; à peine ou pleinement volontaire ; à peine ou pleinement libre. (…)
La conversion est un moment décisif qui nous détourne de ce que nous savions de notre vie pour que, face à face avec Dieu, Dieu nous dise ce qu’il en pense et ce qu’il en veut faire. (…)
Sans cette primauté extrême, éblouissante d’un Dieu vivant, d’un Dieu qui nous interpelle, qui propose sa volonté à notre cœur libre de répondre oui ou de répondre non, il n’y a pas de foi vivace » (7).
Loin de limiter ici cette conversion à un moment unique, Madeleine exprime plutôt le ressort de toute vie chrétienne, d’une vie en croissance, car une foi qui ne grandit pas dépérit : être éveillé dans la foi, c’est discerner sans cesse l’appel de Dieu dans le quotidien de la vie, c’est unir en chaque acte notre liberté à celle de Dieu. Et dans ce quotidien, l’épreuve – de quelque ordre qu’elle soit – devient alors une occasion d’accroissement possible de la vie de Dieu en nous. « Dieu permet à notre foi de rester vraie “en l’éprouvantˮ » (8). L’athéisme est une de ces épreuves. Si Madeleine ose affirmer que « la vraie vie de foi, elle tient et se développe en milieu athée », c’est qu’elle a compris que la contradiction est une chance pour la foi, car elle permet, d’abord, de s’émerveiller du don reçu. Pourquoi ai-je la foi, moi, et non mon proche collègue qui se dévoue mieux que moi dans son travail ? La contradiction invite aussi à se resituer dans nos choix en réinterrogeant notre fondement : suis-je vraiment au Christ ? Lui suis-je fidèle dans tel acte ou dans telle parole ou bien je sauve ma face ? Madeleine nous dit que le pire danger pour le croyant, c’est de s’habituer à croire. La foi ne pénètre plus nos os, notre chair, elle devient un mot, une idée. L’Esprit s’en est allé. Le Christ n’est plus quelqu’un de réel, « qu’on peut aimer comme on aime une personne ». Bienheureux ceux qui nous délogent de nos commodités et nous rendent la jeunesse de la foi, sans cesse épurée, plus pauvre et vraie.
POUR UNE MISSION EN PROFONDEUR
Si la contemplation de Dieu devient conversion, transformation de la personne, alors la mission change de mesure. Elle prend la taille de Dieu en nous. Poursuivons, dans ce registre carmélitain, par l’évocation que Madeleine fait de Thérèse de Lisieux, à qui elle dédie son « petit livre », Missionnaire sans bateau, « pour qu’elle en fasse ce qu’elle veut ». Pour Madeleine, Thérèse illustre à merveille le paradoxe de la mission : plus celle-ci est “intérieure”, plus elle est à même de porter du fruit à l’extérieur. Alors que les abbés Daniel et Godin écrivaient quelques mois plus tôt, en septembre 1943, France, pays de mission ? en envisageant la mission en termes de reconquête territoriale, Madeleine veut redonner le sens spirituel de la mission, en montrant qu’il s’agit plutôt de vivre des “missions en profondeur” qui porteront un fruit plus sûr, car ce sera non pas celui de l’homme, mais celui de Dieu :
« Peut-être Thérèse de Lisieux, patronne de toutes les missions (9), fut-elle désignée pour vivre au début de ce siècle un destin où le temps était réduit au minimum, les actes ramenés au minuscule, (…), la mission ramenée à quelques mètres carrés, afin de nous enseigner que certaines efficacités échappent aux mesures d’horloge, que la visibilité des actes ne les recouvre pas toujours, qu’aux missions en étendue allaient se joindre des missions en profondeur au fond des masses humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé ou le mystère du monde qui le veut puissant et grand » (10).
Et cette mission que Thérèse de Lisieux a si bien déployée depuis le périmètre limité de son Carmel, c’était d’être, au cœur de l’Église, l’Amour. C’est cette même charité que Madeleine et ses compagnes veulent être, dans l’Église et pour le monde. Non pas pour y faire, dit-elle « un certain travail visible mais pour nous consacrer totalement à son amour – je ne dis pas à son service – pour le laisser nous aimer jusqu’où le cœur lui en dira. Aimer c’est être un, c’est partager la vie de celui qu’on aime. » (11). Être un avec Dieu, voilà ce que désirent tous les mystiques du quotidien, lui être uni quelle que soit leur activité ; nous dirions aujourd’hui, être en “pleine conscience” de Celui qui est l’Amour vrai en nous, en l’autre, présent donné, en attente d’être accueilli. Alors, « la plus petite action devient un paradis immense où nous recevons le paradis, où nous pouvons donner le paradis » (12). L’acte le plus insignifiant rejoint ainsi l’œuvre du Christ, si l’intention qui le porte est pure, comme aimait le dire Thérèse de Lisieux, reprenant Jean de la Croix : « Le plus petit mouvement de pur amour est plus utile à l’Église que toutes les œuvres réunies » (13). En cela, Madeleine Delbrêl s’inscrit bien dans la lignée des saints du Carmel (14).
En définitive, Madeleine a su déployer en plénitude ce que chaque chrétien reçoit gratuitement, le don de la foi auquel elle ne s’est jamais habituée, reconnaissante envers ce Dieu qui rendait sa vie sans cesse nouvelle et la disposait à aimer l’autre, quel qu’il soit. Comment ne pas entendre son invitation à revisiter nos façons de faire, d’écouter, de regarder, de discerner ? N’est-ce pas ce que notre Église en synode nous invite à vivre ? Ne serait-ce pas un moment favorable pour entrer en résonance avec la Parole jusqu’à la blessure intérieure d’où le vrai “soi” jaillira, paisible en sa faiblesse, capable de relations humaines qui aient goût d’éternité ? Un appel à l’humilité, à la prière, à l’ouverture du cœur… pour que Sa joie en nous soit parfaite et qu’elle soit lumière pour tous nos frères. Alors, comme le dit le pape François, « à partir de l’intimité de chaque cœur, l’amour crée des liens et élargit l’existence s’il fait sortir la personne d’elle-même vers l’autre. Faits pour l’amour, nous avons en chacun d’entre nous « une loi d’“extaseˮ : sortir de soi-même pour trouver en autrui un accroissement d’être » (15). Car, comme le dit Madeleine, s’adressant à Dieu, « nous sommes tous appelés à l’extase, tous appelés à sortir de nos pauvres combinaisons pour surgir heure après heure dans votre plan » (16).
Sophie Mathis, Sœur de la Providence de la Pommeraye.
Article publié dans la revue Prêtres Diocésains, n. 1567/janvier 2021, pp. 31-36.
(1) Œuvres complètes de Madeleine Delbrêl (O. C.), Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, t. 7, La sainteté des gens ordinaires, « Missionnaires sans bateaux », p. 57.
(2) O.C., t. 10, La question des prêtres-ouvriers, La Leçon d’Ivry, p. 219.
(3) O.C., t. 11, Ville marxiste, terre de mission, p. 214.
(4) Correspondance de Madeleine Delbrêl, 1915-1949, vol.1, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2022, Lettre du 11 janvier 1927 à L. Salonne, p. 49.
(5) Voir à ce propos l’étude éclairante de Bernard Pitaud et Gilles François, Souffrance et joie chez Madeleine Delbrêl, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2020.
(6) Correspondance de Madeleine Delbrêl, 1915-1949, op.cit., Lettre du 4 janvier 1933 à L. Brunot, p. 201.
(7) O.C., t. 10, op. cit., pp. 218-219.
(8) Ibid., p. 219. Souligné dans le texte.
(9) Thérèse est béatifiée en 1923, puis canonisée le 17 mai 1925 par Pie XI. Le 14 décembre 1927, Pie XI proclamait Thérèse patronne des missions et des missionnaires.
(10) O.C., t. 11, op. cit., pp. 148-149.
(11) O.C., t. 13, La vocation de La Charité, « Le douzième an » (1945), p. 135.
(12) O.C., t. 7, op. cit., « Nous autres gens des rues » (1938), p. 29.
(13) Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, Paris, Cerf/DDB, 1996, LT 221 au P. Roulland du 19 mars 1897. cf. Jean de la Croix, Cantique spirituel B 29,3 ou encore Thérèse d’Avila, Fondations 29, 32, Exclamations 5.
(14) Sophie Mathis, Madeleine Delbrêl et les saints du Carmel, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2021.
(15) Pape François, Lettre encyclique Fratelli Tutti, 3 octobre 2020, n. 66.
(16) O.C., t. 3, Humour dans l’amour, « L’extase de vos volontés », pp. 43-44.