Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Pourquoi Jésus donne-t-il à l’Église le « pouvoir des clés » ?

Jean-Thomas de Beauregard, op

Le privilège divin confié à des hommes pécheurs d’ouvrir ou de fermer les portes du Ciel paraît exorbitant. Par ce « pouvoir des clés », Jésus donne à l’Église une réponse de confiance à un acte de foi.

Au serviteur de Dieu qui doit remplacer le gouverneur indigne, le prophète Isaïe promet la clef de la maison de David (Is 22, 19-23). S’il ouvre, personne ne fermera ; s’il ferme, personne n’ouvrira. Quelques siècles plus tard, Jésus confie à Pierre les clés du Royaume des Cieux. Tout ce que Pierre aura lié sur la terre sera lié dans les cieux ; tout ce qu’il aura délié sur la terre sera délié dans les cieux (Mt 16, 13-20). La tradition de l’Église a toujours lu ces deux textes ensemble. Dans les deux cas, Dieu transfère une prérogative proprement divine à un homme. Ce privilège divin transféré à un homme et à ses successeurs, c’est ce qu’on appelle le pouvoir des clés : Pierre et ses successeurs peuvent donner l’accès au Ciel ou le refuser. En particulier, les ministres de l’Église ont le pouvoir de pardonner les péchés au nom de Dieu, et peuvent aussi refuser l’absolution ou prononcer l’excommunication le cas échéant.

Un pouvoir exorbitant

Cela paraît un pouvoir exorbitant. Comment Dieu qui, seul, sonde les reins et les cœurs, peut-il confier à des hommes, pécheurs de surcroît, une responsabilité aussi écrasante ? Pardonner les péchés et donc donner l’accès au Ciel, mais aussi fermer les portes du Ciel à certains en refusant l’absolution ou en prononçant l’excommunication ? Aucun homme ne semble capable de juger de ces choses aussi bien que Dieu !

Et il est bien vrai que si ça n’avait tenu qu’aux Apôtres, et aux premiers chrétiens, jamais l’Église ne se serait accordée à elle-même un tel pouvoir. C’était d’ailleurs totalement inconcevable dans l’univers mental d’un juif de l’époque. Mais précisément, l’Église n’y est pour rien ! L’Évangile ne laisse aucun doute : c’est Jésus qui, par un acte solennel, a voulu remettre à Pierre et à ses successeurs le pouvoir des clés. Si Jésus n’avait pas pris cette initiative surprenante, il ne serait venu à personne l’idée incongrue de réclamer un tel pouvoir. Mais il faut bien comprendre ce dont il s’agit.

Le choix de l’incarnation et de la miséricorde

D’abord, c’est la logique même de l’Incarnation. Dieu se donne par et dans l’humanité du Christ. Et le temps de l’Église est celui de la présence du Christ et de l’Esprit médiatisée par des hommes. On peut trouver ça fou, et imprudent. Mais c’est le choix de Dieu que d’avoir voulu communiquer sa grâce, de manière ordinaire, en passant par des hommes, faillibles et pécheurs. Par amour, Dieu a voulu associer les hommes à son dessein de salut, en prenant le risque d’une coopération très imparfaite. Et le trésor des sacrements est ainsi livré aux mains des hommes. C’est un risque, mais c’est un beau risque.

Ensuite, il faut remarquer qu’il y a une asymétrie complète entre le pouvoir de pardonner d’une part, et le pouvoir de refuser l’absolution ou le pouvoir d’excommunier d’autre part. Tous les confesseurs le savent : quelle que soit la gravité du péché, et même si le repentir du pénitent est imparfait, la règle générale est la miséricorde. Le pardon est presque toujours donné. L’absolution accordée est la norme, et le refus d’absolution l’exception. Aucun confesseur ne refuse l’absolution sans la conviction ferme, fondée sur des éléments probants, qu’il n’y a de la part du pénitent aucun repentir réel ni désir de conversion. Et dans le doute, c’est toujours la miséricorde qui prime.

Au service de la vie

Le pouvoir des clés que Jésus a voulu remettre entre les mains de l’Église ressemble donc bien plus aux bras ouverts d’une mère aimante, ou aux bras ouverts de Jésus en Croix, qu’à l’œil sourcilleux d’un douanier ou d’un gendarme. La main du prêtre est faite pour bénir et pour pardonner. Au demeurant, l’Église sait trop, et les prêtres en son sein, que nul ne saurait se considérer le propriétaire d’un tel pouvoir, que nul ne saurait en disposer selon un bon plaisir despotique et arbitraire. Le pouvoir des clés est au service de la vie : il s’agit de communiquer la vie divine autant qu’elle peut l’être, autant que les hommes sont capables de la recevoir.

Un acte de foi

À la vérité, l’expression traditionnelle de « pouvoir des clés » gagnerait à être purifiée. On y sent toute l’influence du droit romain, et de la société médiévale. Bien sûr, le droit a toute sa place dans l’Église : c’est la garantie de la justice. Et il y a un anti-juridisme prétendument évangélique qui n’est qu’une naïveté sans rapport avec l’enseignement de Jésus. C’est une des leçons que les scandales des dernières années au sein de l’Église nous auront apprises : le droit, lorsqu’il est clair et vraiment appliqué, protège le faible et fournit un cadre pour que l’Esprit-Saint puisse se déployer et souffler là où il veut ; l’absence de droit, au contraire, livre le faible à la tyrannie de l’arbitraire, de la subjectivité et de l’affectivité, et favorise toutes les contrefaçons de l’Esprit-Saint par lesquelles Satan fait son œuvre parmi les chrétiens.

Mais lorsque Jésus remet les clés à Pierre, la portée juridique évidente de l’acte ne doit pas faire oublier son contexte et sa symbolique. Jésus ne remet les clés à Pierre qu’après que celui-ci l’a confessé comme « le Christ, le fils du Dieu vivant ». Le pouvoir des clés n’est donné que parce qu’il y a eu un acte de foi, et un acte de foi fondé sur l’amour. La remise des clés est une réponse d’amour à une déclaration d’amour,une réponse de confiance à une confession de foi. La remise des clés, c’est d’abord la reconnaissance d’une intimité inouïe, d’un amour plus fort que tout. 

Le signe d’une intimité profonde

Même les couples de notre postmodernité déboussolée le savent : lorsque Cunégonde choisit de donner un double des clés de son appartement à Gontran, c’est le signe qu’une étape a été franchie dans l’intimité mutuelle, c’est un acte de confiance totale. Certes, Jésus n’est pas un adolescent attardé qui se cherche des étapes intermédiaires avant l’engagement du mariage, mais la symbolique de la remise des clés reste la même : c’est d’abord le signe d’une intimité profonde. Donner les clés de sa maison, c’est toujours un peu donner les clés de son cœur. En donnant à Pierre les clés du royaume des Cieux, en confiant à l’Église l’accès à sa propre demeure éternelle, Jésus manifeste sa confiance et son amour.

Autrement dit, la remise des clés, qui est un pouvoir, est un signe d’amour au service de la vie. En confiant le pouvoir des clés à l’Église, Jésus manifeste que l’Église n’est pas une réalité qui lui est extérieure : elle est le prolongement visible de son action dans le monde ; elle est son Épouse qui partage donc avec lui toute sa vie et toutes ses prérogatives ; elle est un autre Lui-même, ce Christ-total dont parlait saint Augustin.

Les mains de l’Église comme les mains du Christ

Là encore, cela paraît fou ! À ne poser qu’un regard sociologique sur l’Église, on voit mal ce qui pourrait justifier une telle confiance. Mais le Christ et son Esprit travaillent au cœur même de l’Église, de l’intérieur. Les clés du Royaume n’ont pas été remises à l’Église comme une conséquence d’un retrait du Christ et de l’Esprit, comme si le Christ et l’Esprit avaient déserté ce monde et laissé l’Église orpheline. Non, les clés du Royaume sont entre les mains de l’Église comme entre les mains mêmes du Christ et de son Esprit, qui continuent d’agir à travers elle et en elle pour communiquer aux hommes la vie même de Dieu. 


Publié le

dans

par

Étiquettes :