Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Œnologie spirituelle

Année C — 2ème dimanche du Temps ordinaire — 19 janvier 2024

Évangile selon saint Jean 2, 1-11

« C’était à Cana de Galilée. Jésus manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. » Croyons-nous en Jésus parce qu’il peut changer l’eau en vin ? Parce qu’il peut marcher sur l’eau ? Parce qu’il peut apaiser la tempête ?

Que Jésus ait été un guérisseur, tout le monde est prêt à l’admettre. Qu’il ait ressuscité des morts, c’est déjà plus difficile à croire réellement – nous sommes devenus très rationnels – mais qu’il ait véritablement multiplié les pains ? Croyons-nous que c’est ce qui s’est effectivement passé ? Croyons-nous qu’à Cana, Jésus ait réellement changé de l’eau en vin ?

Je vous propose de faire ici ce qui se fait d’habitude en amont de l’homélie, pour la préparer : l’analyse littéraire du texte – les savants parlent d’exégèse – qui va nous permettre de mieux le comprendre.

Nous sommes ici dans l’Évangile de Jean et il faut savoir que l’Évangile de Jean est très construit. C’est essentiellement un ouvrage de théologie écrit autours d’une question centrale : quels sont les signes du divin ? C’est une œuvre littéraire très soignée. Bien plus que l’Évangile de Marc, par exemple, qui est écrit dans un grec plus ordinaire, avec beaucoup moins de figures de style et de constructions linguistiques. L’Évangile de Jean est un texte très travaillé, justement pour donner plus de profondeur à la lecture, pour inviter le lecteur à y voir plusieurs niveaux.

Par ailleurs, vous le savez, j’ai plusieurs fois eu l’occasion de le dire : le judaïsme ancien n’aime pas beaucoup les notions abstraites. Au contraire, il use d’images très concrètes pour dire ce qui ne l’est pas : il parle de la foi ˮgrosse comme une graine de moutardeˮ, par exemple. Pour rendre compte de ce qui est extrêmement difficile, il parlera de faire ˮpasser un chameau par le chas d’une aiguilleˮ. Pour dire qu’une chose est incroyable, il parlera de ˮdemander à une montagne de se jeter dans la merˮ. La littérature juive, comme la culture juive quotidienne, est truffée de ces images à la fois très concrètes et très parlantes pour rendre compte de ce qui est plus abstrait.

Alors la question se pose tout de suite, dire que l’eau se change en vin n’est ce pas une de ces images très concrètes pour dire quelque chose de plus abstrait ?

Vous pouvez croire que véritablement, de l’eau soit devenue du vin par l’intervention miraculeuse de Jésus. Au fond, s’il est Dieu et, puisque Dieu est tout-puissant, pourquoi ne pourrait-il pas changer de l’eau en vin ? C’est la première apparition publique de Jésus et il fait un miracle éclatant pour que les gens croient en lui. C’est finalement une explication simple. C’est ce qu’on appelle la lecture littérale : on croit ce que dit le texte au premier abord. Il est écrit que Jésus a changé l’eau en vin : c’est que Jésus a changé l’eau en vin. Point.

Sauf que je ne vois pas très bien en quoi ça me sauve de savoir que Jésus peut changer l’eau en vin … Si c’est juste pour dire qu’il est puissant et qu’il peut faire des choses extraordinaires, c’est un peu ridicule. Des guérisons, des morts qui reviennent à la vie, là je comprends qu’il y a une puissance divine à l’œuvre qui, moi aussi, peut me sauver. Mais de l’eau changée en vin en quoi cela me sauve-t-il ?

La beauté littéraire du texte de Jean ramène tout de suite, je l’ai dit, à une lecture plus spirituelle. L’histoire nous parle à plusieurs niveau : elle nous parle de ce qui se passe en nous, en notre âme lorsque Jésus y est invité. Alors faisons cette courte exégèse pour comprendre ce que le texte dit de notre vie spirituelle.

Il s’agit d’un mariage. Vous avez remarqué qu’on ne sait rien des mariés : ils n’interviennent pas. On ne mentionne même pas leur nom. C’est un artifice littéraire pour faire savoir au lecteur qu’il doit justement chercher à comprendre de quel mariage il s’agit. Quand Jésus guérit un aveugle, on comprend que l’aveugle c’est parfois nous ; quand Jésus chasse un esprit mauvais, on comprend que c’est parfois l’esprit mauvais en nous. Quand au pied de la Croix, Jésus confie le disciple qu’il aimait à Marie sa mère, on comprend que ce disciple c’est nous. Alors ne s’agirait-il pas de notre propres noces avec le Christ, du fait que notre âme aime Dieu ?

Vient ensuite un épisode avec Marie où Jésus apparaît rudoyer quelque peu sa mère : « Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » C’est en fait tout l’inverse qui se passe : le récit donne ici une place importante à Marie – remarquez que Jésus lui obéira ; il fera ce qu’elle a demandé qu’il fasse. Au fond, on retrouve ici Marie qui « met en scène Jésus » … qui le « met au monde » dans le récit.

Surtout, on nous dit qu’il y avait six jarres de pierre pour les purifications rituelles des Juifs. Ce n’est donc n’importe quelle eau que Jésus change en vin dans le récit ; c’est l’eau avec laquelle on se purifie avant les rites sacrés. C’est ici la clé de lecture du texte : avant sa venue, il fallait des rites du purification pour toucher au divin ; maintenant qu’il est parmi nous, Jésus remplace la purification par un excellent vin de noces. On célèbre, on chante, on fait la fête en sa présence : voilà la nouvelle purification chrétienne. Et d’ailleurs, contrairement aux autres religions, nous ne faisons plus d’ablutions rituelles avant la prière ; c’est notre union à Dieu qui nous purifie – union que nous vivons comme un banquet de noces.

Ainsi on comprend la fin : le bon vin que l’on sert en dernier dans le récit, c’est la venue de Jésus parmi les hommes ; avant sa présence, le vin – c’est à dire la joie de célébrer – était moins parfaite. On comprend qu’au fur et à mesure que Dieu scelle son alliance avec l’humanité, plus il se rend présent parmi nous, plus il s’incarne, plus il épouse l’humain, plus la joie est parfaite.

Et donc le récit me raconte finalement que, plus mon existence s’apparente à des noces avec Dieu, à une relation d’amour personnelle avec lui, plus elle est emportée vers la joie, voire vers l’ivresse amoureuse.

Personnellement, je trouve que cette interprétation me donne mieux à comprendre comment la relation avec le Christ me sauve : parce que sa présence est comme un mariage d’amour avec chacune et chacun d’entre nous. Elle réjouit le cœur et l’âme comme le bon vin qu’on sert à des noces emplies de joie.

Le miracle de Cana, c’est le bonheur de s’apercevoir que Dieu nous a épousés, corps et âme, pour la vie.

— Fr. Laurent Mathelot OP


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