Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Les stigmates

par Martin Steffens

Il y a du jeu dans les symboles. Ils n’enferment pas la chose qu’ils signifient dans une définition exacte et sans appel. Ils proposent d’elle une image, à la fois parlante et un peu décalée. Les yeux bandés de cette statue munie d’un glaive et d’une balance indiquent, non pas l’aveuglement, mais l’impartialité de la justice. De même, si la poignée se fait de cette main, c’est en signe de paix puisque la droite est censée tenir l’arme. On le voit : le symbole ménage un écart tout juste assez grand pour que, au lieu de perdre le fil, on ait à le tisser. Comme le disait Paul Ricœur, « le symbole donne à penser ». Hugo devinait ainsi dans la lettre x deux épées qui se croisent : l’issue du combat étant incertaine, x sera en algèbre le signe de l’inconnu…

En cela les stigmates sont d’étranges symboles. Il n’y a pas en eux ce jeu qui confine à l’énigme. Comme des tatouages, ils collent à la peau. Mais contrairement à eux, ce n’est pas d’abord pour marquer une appartenance ni signifier quoi que ce soit. Certes quand saint François d’Assise, sur le mont Alverne, reçut au flanc, dans ses mains et sur ses pieds les plaies de Jésus, c’était un symbole de son union avec le Christ. Mais de tels signes sont surtout, et d’abord, des blessures. Moins des marques, donc, que des traces. C’est après coup (après ces coups aveuglément portés) que Jésus fit des stigmates autant de preuves de son amour. Voyez, semble-t-il nous dire, pour vous, je ne me suis rien laissé épargner.

C’est de même en faisant sa toilette mortuaire que les proches de François d’Assise apprirent à lire sur son corps les indices d’une vie donnée sans réserve. Sur ce corps amaigri, où les mulots avaient inscrit de nombreuses morsures, on devinait les premières séquelles d’une lèpre. Voilà, se dit-on, une vie qui n’a pas cherché sans cesse à « sauver sa peau ». Voilà un homme qui a, selon la formule de Paul, « revêtu le Christ. »

Tout corps est une surface où découvrir les choix profonds d’une âme

Ce vêtement nous fait, non une armure contre le monde, mais une chair plus offerte et, par-là, « scriptible ». Les stigmates disent le prix que consent à payer une vie qui, confiante en l’amour inconditionnel du Père, ose tout, embrasse tout, se mêle à tous – même aux stigmatisés. Les mercenaires n’avaient, pour curriculum vitae, que leurs cicatrices vaillamment obtenues aux batailles de Marathon ou de Samothrace. Or c’est tout corps qui est une surface où découvrir les choix profonds d’une âme.

Peut-être devrait-on, en faculté de théologie, enseigner une sorte d’herméneutique de l’épiderme – apprendre à lire, à fleur de toute peau, la manière dont une vie s’est offerte et débusquer, en ce visage ou cette posture corporelle, une parabole qui ne se dit pas. Les ridules au coin des yeux déclarent comme on a pleuré et comme on a ri. La cicatrice des césariennes indique en creux l’enfant qui a cherché passage. Même ce ventre un peu gros, que l’on s’évertue de rentrer, avoue que le cœur le fut aussi, gros, et combien on aura compensé les soucis que suscite parfois l’amour pour nos proches.

Les stigmates ne sont pas seulement, je crois, ce quelque chose d’extraordinaire qui arriva à saint François, à saint Pio et à quelques autres encore. Ils sont les symboles, humbles et involontaires, que tendent à une lecture patiente le corps et le visage de notre prochain.

Dernier livre paru : Dieu, après la peur, Salvator, 172p., 16,90 €.


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