Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Le regard sur soi


Année C — 30e dimanche du Temps Ordinaire — 26 octobre 2025

Évangile selon saint Luc 18, 9-14

Êtes-vous être des gens bien ? Avez-vous quelque fierté à être qui vous êtes ? Paul pense qu’il est quelqu’un de bien, qu’il a mené le bon combat et qu’il va recevoir bientôt la couronne de la justice. Le pharisien de la parabole pense, lui aussi, qu’il est quelqu’un de bien. Tous les deux se pensent justes face à Dieu, à l’inverse du publicain qui se pense misérable et s’humilie devant Dieu.

Combien de fois n’avons-nous pas entendu, peut-être pensé : « Qu’ai-je donc bien pu faire pour mériter ça ? » Je connais des gens qui se sentent coupables de leurs souffrances et ne savent pas pourquoi : « Qu’ai-je donc bien pu faire au bon Dieu pour vivre tant de malheurs ? »

Dieu est un juge impartial. « Il ne défavorise pas le pauvre, il écoute la prière de l’opprimé ». rappelle le Livre de Ben Sira le Sage. La théologie de la rétribution – Dieu qui distribue le bonheur et le malheur comme on donne des bons et des mauvais points – est une fausse théologie. Comment expliquer, si le malheur est une punition, que le Christ ait souffert ? que la Vierge Marie ait dû regarder son fils agoniser sous ses yeux ? Qu’a-t-elle fait pour mériter ça ? Nous ne méritons bien souvent pas le malheur qui nous arrive tandis que des criminels meurent paisiblement dans leur lits, comblés de biens. Va-t-on dire que leur richesse est une rétribution de Dieu ? Il y a des gens bien qui souffrent injustement ; et il y a de terribles pécheurs qui apparemment s’en sortent fort bien.

La théologie de la rétribution est une fausse théologie. Ce n’est pas aussi directement que s’appliquent justice et bonheur, péché et malheur. Le pyromane n’est pas toujours celui qui se brûle et la vie des saints n’est pas toujours paisible. L’action du bien et du mal est plus complexe : nous récoltons ce que d’autres ont semé et d’autres récolteront ce que nous semons, le malheur comme le bonheur. Bien sûr, il arrive que l’amour que nous répandons nous revienne ou, au contraire, que notre péché nous éclate à la figure, mais ce n’est pas toujours le cas.

Alors que dire à ceux qui se pensent maudits parce qu’ils ont déjà trop souffert ? Le texte répond : « Celui dont le service est agréable à Dieu sera bien accueilli, sa supplication parviendra jusqu’au ciel. » Attention de ne pas retomber ici dans la théologie de la rétribution et penser : celui qui fait le bien, Dieu l’écoute. Non ! Dieu écoute tout le monde ! Dieu aime tout le monde. Ainsi, si j’ai l’impression que Dieu ne m’écoute pas, c’est que je me pense indigne d’être écouté. C’est soit la culpabilité imaginaire que j’évoquais plus haut – se sentir coupable alors qu’on est un innocent qui souffre – soit une culpabilité bien réelle, au malheur que je subis s’ajoute la souffrance que je crée.

La manière dont j’ai l’impression que Dieu m’écoute, se teinte de la valeur que j’ai à mes propres yeux. Plus j’ai tendance à me sentir coupable ; plus je vais avoir tendance à penser que Dieu va vouloir me rejeter … ou me punir. C’est faux : Dieu accueille à bras ouvert celui qui se reconnaît humblement tel qu’il est. Allez relire la joie exubérante du Père dans la parabole du Fils prodigue. C’est touchant.

A l’inverse, plus j’ai tendance à me sentir content de moi-même, bien-pensant et important, plus j’ai tendance à l’autosatisfaction, parfois au prix d’un lourd aveuglement sur mes défauts – la fameuse poutre dans mon œil – plus j’ai tendance à m’élever moi-même, plus je vais m’illusionner de la bienveillance de Dieu à mon égard, qui devient alors un Dieu qui pense comme moi, qui agit comme moi, qui parle comme moi, qui est comme moi. Un Dieu qui, comme moi, ne verrait pas trop mon péché mais très bien celui des autres.

Nous oscillons tous entre ces deux extrêmes, entre sentiment de complète indignité parfois et sentiment d’ultime importance autrefois ; entre dévaluation et surélévation de soi. Dieu a sur nous un regard plus apaisé et Jésus nous présente une plus juste mesure.

Deux hommes montent au Temple : un pharisien et un publicain. Le tort serait d’imaginer que nous soyons l’un ou l’autre, nous sommes les deux, tantôt l’un, tantôt l’autre.

A l’époque de Jésus, les pharisiens représentent un des nombreux courants du judaïsme en crise, c’est le courant montant, qui deviendra dominant après la mort de Jésus. Les pharisiens sont un peu le nouvel establishment politique et religieux. Pharisien, ça veut dire « séparé » dans le sens qui se considère mis-à-part des autres, plus pieu, plus respectueux de la Loi, nouveau juif comme on est nouveau riche, sûr de soi et peut-être arrogant. « Je ne suis pas comme les autres hommes, voleur, injuste, adultère. Moi je jeûne et je fais l’aumône. » Voilà un pharisien.

Les publicains, eux, ont choisi une toute autre orientation politique. Ils collaborent avec l’occupant romain. Ils collectent les impôts pour son compte. Ils tiennent pour lui des tâches administratives. Ils sont haïs par les gens comme les collabos l’étaient pendant la seconde guerre mondiale. Le publicain que la parabole nous présente ose à peine lever les yeux vers Dieu : « Je suis pécheur Seigneur, aide-moi. »

Et Jésus renverse la logique, celui qui se reconnaît injuste est plus juste que celui qui se croit juste. Comme nous l’avons dit, l’un est clairvoyant sur lui-même et l’autre est aveugle.

On a ainsi, au fil des lectures, quatre situations. La première est de se croire coupable de tous les malheurs qui nous arrivent : ce n’est pas vrai. Il y a de la souffrance qui nous atteint et dont nous sommes totalement innocents. La deuxième est celle du publicain qui, aussi lourde que soit sa faute, est juste aux yeux de Dieu parce qu’il a su s’abaisser au niveau de sa médiocrité et la reconnaître. La troisième situation est celle du pharisien qui se gonfle de lui-même pour ne pas voir sa faute, qui s’élève au rang de Dieu. Et la quatrième est celle de Paul, qui a raison d’espérer la couronne de la justice alors qu’il va bientôt mourir.

Il y a une élévation de soi qui n’est pas de l’orgueil, c’est la sainteté. Paradoxalement, elle s’obtient en s’abaissant. Paul a raison d’espérer triompher devant Dieu, alors qu’il est au plus bas, parce il a su reconnaître auparavant, comme le publicain de la parabole, la bassesse dont il était responsable. Honnête sur lui-même, il sait juger de son innocence face au malheur qui l’accable. Il y a une élévation de soi qui n’est qu’orgueil, c’est le pharisien qui s’élève lui-même au niveau de Dieu – qui ,en fait, rabaisse Dieu à son niveau – et qui se rend ainsi totalement aveugle sur la mal qu’il peut commettre. Il y a un abaissement de soi qui est clairvoyance, c’est l’honnêteté. Paradoxalement, elle nous élève. Le publicain est présenté juste par Dieu parce qu’il s’abaisse à la réalité de qui il est. Enfin, il y a un abaissement de soi injuste, trop sévère, qui nous fait penser mériter le malheur dont nous sommes innocents. Ici, c’est sur la justice de Dieu qu’on se rend aveugle.

L’enseignement des lectures d’aujourd’hui, c’est qu’il nous faut nous aimer tels que Dieu nous aime : envisager nos bassesses d’un regard juste et se réjouir de la hauteur à laquelle il veut nous élever. Il y a, dans cet écart, toute la miséricorde de Dieu.

— Fr. Laurent Mathelot OP


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