Année B — 24ème dimanche du Temps Ordinaire — 15 septembre 2024
Évangile selon saint Marc 8, 27-35
Quels pouvaient bien être ces vifs reproches que Pierre fit à Jésus ?
On comprend par la fin de l’Évangile que Pierre voulait, d’une manière ou d’une autre, que Jésus cherche à échapper à la souffrance, qu’il évite ceux qui le rejettent, qu’il ne prenne aucun risque pour sa vie.
A l’époque, dès qu’on apparaît séditieux, on meurt. Les Romains répriment dans le sang le moindre mouvement de foule. Peut-être Pierre a-t-il peur pour lui-même ? Peut-être Pierre a-t-il peur pour eux tous ? Peut-être pense-il, comme tant d’autres, que si Jésus meurt, ce sera alors la preuve qu’il s’est trompé en le suivant, la fin de toutes leurs espérances. La Torah d’ailleurs le dit – et c’est la Loi – les faux prophètes sont mis à mort. Saint Paul aussi l’écrira : la mort de Jésus est un scandale pour les Juifs parce qu’elle fait de lui un imposteur. De quoi un sauveur incapable de se sauver lui-même peut-il nous sauver ? … On rejoint là les moqueries lancées à Jésus alors qu’il agonise : « Sauve-toi toi-même, descends de la croix, Messie d’Israël ! » (Mc 15, 30).
Et peut-être nous-même, au fond de notre cœur, espérons-nous échapper à la souffrance. Peut-être y en a-t-il ici qui pensent que le salut offert par Dieu signifie la fin de toute souffrance. Comme si être « un bon croyant » devait nous préserver de la douleur et du malheur.
« Derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » Le moins que l’on puisse dire c’est que ce n’est pas très engageant. « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. » On a l’impression de se rapprocher du fameux discours de Churchill : « Je n’ai à vous promettre que du sang, de la sueur et des larmes » …
De quoi le Christ nous a-t-il sauvés ? des blessures de l’âme ? de la douleur physique, des souffrances spirituelles ? Pensons-nous être sauvés des humiliations et des outrages parce que nous sommes chrétiens ? préservés du mépris et des insultes grâce à Dieu ? Pensons-nous que notre foi nous évitera d’avoir encore le cœur brisé ou l’âme triste ? Y en a-t-il ici qui croient que le Christianisme permette d’échapper au mal en ce monde ?
Et bien dans un sens : oui. Et la réponse nous est donnée dans ces magnifiques passages du Livre d’Isaïe (42:1-9, 49:1-7, 50:4-11 et 52:13-53:12) qu’on appelle les « Chants du serviteur souffrant » dont nous venons de lire un court extrait.
Ça vaut la peine de se pencher sur la structure poétique de ces textes. On est dans un contexte particulièrement violent : le serviteur – qui n’est pas identifié – se fait frapper, humilier ; on lui crache dessus. Lui reste stoïque, comme si les outrages ne l’atteignaient pas. On comprend que le combat est un combat pour la justice, que l’outragé tient bon parce que Dieu est à ses cotés. Mais c’est dit très subtilement, par de courtes phrases qui suggèrent la relation spirituelle et dont la douceur contraste avec la violence du reste.
« Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille, le Seigneur mon Dieu vient à mon secours ; Il est proche, Celui qui me justifie. Voilà le Seigneur mon Dieu, il prend ma défense. » Tout est dit dans ces quelques mots susurrés, jalonnant le déferlement de la violence qui parsème tout le texte.
Ce qui sauve le serviteur souffrant, c’est de se laisser envahir par la parole de Dieu, c’est à dire par le commandement d’aimer. « L’amour de Dieu m’a ouvert l’oreille ; il vient à mon secours. Il est proche, c’est lui qui me justifie. Voilà l’amour divin, il prend ma défense. » Et on sait que Jésus n’aura que des paroles d’amour pour ceux qui le crucifient.
Alors, si vous le voulez, bien récapitulons.
Le Christ n’a jamais dit que nous échapperions sur cette Terre au mépris et à la souffrance ; lui même est allé au-delà. Remarquez qu’il n’a pas dit non plus que la souffrance était nécessaire : le dolorisme est exclu. Il s’agit de prendre sa croix, c’est-à-dire de s’apprêter à la souffrance et d’accepter de faire face à la mort.
Et c’est la totale injustice de la crucifixion du Christ qui nous révèle jusqu’où il apporte le salut : jusqu’à encore sauver un criminel qui agonise avec lui, parce qu’au moment de la mort, il lui a témoigné de foi et d’amour.
Le salut qu’apporte le Christ c’est de nous avoir montré, qu’en toutes circonstances, même au plus tragique de l’humanité, il nous reste la liberté d’aimer voire de pardonner, d’aimer comme Dieu aime. Il l’a fait pour nous dire : vous aussi en êtes capables.
Je suis malade, je suis souffrant ; il me reste la liberté d’aimer comme Dieu aime. Je suis triste, affligé par un chagrin ; il me reste la liberté d’aimer comme Dieu aime. Je me sens seul, abandonné ou délaissé ; il me reste la liberté d’aimer comme Dieu aime. On me méprise ; certains me font du mal ; il me reste la liberté d’aimer comme Dieu aime.
Le pouvoir du Christ, c’est d’avoir montré qu’en toutes circonstances, même les plus tragiques, il était toujours humainement possible d’aimer comme Dieu aime.
« Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille » dit le serviteur souffrant et il y a glissé le commandement d’aimer. C’est comme cela qu’il m’a sauvé.
— Fr. Laurent Mathelot OP