Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

L’amour et la souffrance

Avec le surnaturel, dont on affirme qu’il fait parfois irruption dans la nature pour en dépasser les lois (conception virginale de Jésus, résurrection, transsubstantiation, miracles…), les croyants jouissent d’un inépuisable sujet de conversation avec leurs amis sceptiques ou leurs parents incrédules. Inépuisable, mais souvent épuisant, puisque ni l’une ni l’autre des parties ne peut démontrer que son opinion est la bonne.

Le surnaturel ne se prouve pas – en tout cas au sens scientifique du terme –, pas davantage que Dieu dont il est l’un des signes. Mais affirmer l’inexistence du surnaturel relève également de la déclaration sans preuve. Ce constat avait conduit Étienne Gilson (1884-1978), grand maître en philosophie à la Sorbonne, visiblement lassé d’un débat sans fin, à écrire : « Justement parce que l’existence de Dieu me paraît spontanément certaine, je suis curieux des raisons que d’autres peuvent avoir de dire que Dieu n’existe pas. Pour moi, c’est la non-existence de Dieu qui fait question. Je désire donc connaître et mettre à l’épreuve quelques-unes des raisons invoquées en faveur de l’athéisme. Je veux dire, de l’athéisme dogmatique et positif, c’est-à-dire de la doctrine qui, après mûre réflexion, conclut comme une certitude rationnelle que rien qui réponde au mot “dieu” n’existe en réalité. »

Le scandale du mal

Pourtant, loin du merveilleux, de la grâce et des miracles, il est un terrain beaucoup plus inconfortable pour le croyant, terrain de la grande objection entre toutes, où s’expose un argument que personne ne peut balayer d’un revers de main : l’existence de la souffrance, de l’injustice, du mal. Et toutes les théodicées n’ont pas suffi à apaiser le cri des opposants à Dieu devant ce scandale.

Car si Dieu existe, et qu’il est tout-puissant, il ne peut pas permettre le malheur des innocents. Ou alors il n’est pas bon, il n’est pas « amour », malgré la définition de saint Jean. Ou bien il n’est pas tout-puissant – mais qu’est-ce donc que ce créateur du monde qui serait désarmé ?

Dans les Frères Karamazov, Ivan, personnage d’une extrême intelligence, devant qui tout argument théologique est vain puisqu’il connaît la théologie mieux que ses contradicteurs, oppose à son frère Aliocha ces mots de grande noblesse pour expliquer son athéisme délibéré : « Je comprends bien la solidarité du péché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits innocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. (…) Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. (…) Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet. »

La seule réponse ? L’amour

On peut toujours essayer de répondre que la souffrance et le surnaturel sont liés, que le Christ lui-même, l’innocent par excellence, a assumé sans autre raison que l’amour qu’il nous portait de souffrir jusqu’au bout de la nuit. On peut vouloir comprendre avec sainte Thérèse de Lisieux le sens renouvelé de cette souffrance, dans notre monde blessé : « Ne croyons pas pouvoir aimer sans souffrir, sans souffrir beaucoup ! » En dehors du monde catholique, d’ailleurs, ou même de tout raisonnement spirituel, nul ne conteste qu’amour et souffrance ont partie liée.

Pourtant, tous ces raisonnements ne suffisent pas, ne veulent rien dire, et confinent à l’obscénité devant la mort d’un enfant. Car la seule réponse au scandale, s’il en est une possible, n’est pas dans la spéculation intellectuelle. Elle est dans l’exercice même de l’amour. Dans la compassion, dans le silence d’une présence qui n’expliquent ni ne justifient rien, mais qui puissent douloureusement témoigner que l’amour n’est pas mort.

Jean de Saint-Cheron. Directeur du cabinet du recteur de l’Institut catholique de Paris, il a publié les Bons chrétiens (Salvator), Éloge d’une guerrière (Grasset) et Voilà ce que c’est que la foi (Salvator).


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