Les intuitions de Jacques Ellul pour un discernement chrétien
Dans un monde saturé d’informations, les idées du philosophe chrétien Jacques Ellul, issues de son ouvrage Propaganda paru en 1962, résonnent avec une acuité remarquable. Ce penseur protestant voit dans la propagande, non pas un simple outil de manipulation politique, mais un pilier invisible de la société moderne, organisée autour de l’efficacité technique. Aujourd’hui, face à l’omniprésence des algorithmes et des plateformes numériques, ses analyses éclairent les défis posés par les fake news, les discours de haine et la quête d’une information fiable. Pour les lecteurs chrétiens, inspirés par l’appel du Christ à la vérité (Jn 8,32), Ellul offre un cadre pour cultiver un discernement spirituel au cœur de cette « société technicienne ».
Ellul conçoit la propagande comme un phénomène social global, essentiel au maintien d’une civilisation où la technique prime sur l’humain. Loin d’être une aberration historique, elle comble les vides créés par l’effacement des repères traditionnels – religion, communauté, famille – en imposant une uniformité des comportements. De nos jours, cette « société technicienne » se manifeste via les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, qui priorisent l’efficacité algorithmique et le rendement émotionnel au détriment de la profondeur intellectuelle et morale. La propagande n’est plus seulement l’apanage des États autoritaires ; elle imprègne la vie quotidienne, façonnant nos perceptions du bien et du mal à travers des flux constants d’informations teintées d’émotions.
Une distinction importante chez Ellul oppose la propagande politique, visible et ciblée comme les campagnes électorales, à une forme sociologique plus insidieuse, qui s’infiltre dans les normes culturelles et les habitudes de consommation. Aujourd’hui, cette propagande sociologique prospère sur les réseaux sociaux, où les algorithmes amplifient des contenus qui renforcent nos bulles idéologiques et affectives. Elle crée un sentiment d’évidence : ce qui est « liké » ou partagé semble naturel, masquant son rôle dans la polarisation sociale. Pour celui qui cherche une information fiable, cela pose un défi majeur. Les médias, censés être gardiens de la vérité, se retrouvent noyés dans un océan d’informations fragmentées, où la vérification devient ardue. Ellul souligne que l’éducation, loin de vacciner contre la manipulation, prépare le terrain en habituant à dépendre d’experts et de données abstraites, à favoriser les modèles aux dépends de l’expérience concrète. Dans un contexte chrétien, cela évoque l’importance du discernement : ne pas se fier aveuglément aux sources extérieures, mais interroger l’esprit qui les anime, en quête d’une vérité alignée sur la charité. Ce discernement invite à une lecture critique des flux d’informations, enracinée dans la foi. Finalement à toujours rechercher les traces de l’Esprit Saint derrière le texte.
Les fake news illustrent parfaitement cette dynamique. Elles ne sont pas de simples erreurs, mais des mensonges volontaires, les outils d’une propagande qui exploite notre besoin de certitudes simplifiées. Ellul distingue ainsi la propagande d’agitation, qui incite à la révolte, de celle d’intégration, qui normalise les comportements. Les fake news relèvent souvent de l’agitation, en attisant les peurs, tandis que les bulles algorithmiques intègrent les individus dans un consensus artificiel. Face à cela, le chrétien est appelé à promouvoir une information ancrée dans le souci évangélique de la vérité, capable de démasquer ces mécanismes qui fragmentent et érodent la société.
Les discours de haine sur les réseaux sociaux incarnent une autre facette alarmante. Ellul oppose la propagande verticale (imposée d’en haut) à l’horizontale (diffusée entre pairs et paraissant plus authentique). Sur X, Facebook ou Tik Tok, les discours de haine se propagent horizontalement : un commentaire virulent inspire d’autres, créant une unanimité factice qui légitime la violence. Cela souligne le défi urgent de réguler les plateformes numériques, où les discours haineux se multiplient, amplifiés par des algorithmes laxistes en modération. Dans cette perspective, la propagande horizontale, celle de nos « amis » en réseau, apparaît comme particulièrement pernicieuse, car elle donne l’illusion d’une vérité émergeant du quotidien, alors qu’elle renforce des divisions contraires à l’unité.
Ellul avertit que la propagande crée une illusion de liberté : nous croyons choisir nos opinions, mais elles sont canalisées par des systèmes qui priorisent l’efficacité publicitaire sur la vérité, la rentabilité sur le bien-être. Dans la prolifération des discours haineux, cela se traduit par une société fragmentée, où la convivialité cède à la division. Le chrétien, ancré dans la recherche honnête de faits, doit contrer cela en promouvant une information fiable, vérifiée à la lumière de l’Évangile. Pourtant, Ellul est pessimiste : la conscience seule ne suffit pas, car la propagande opère en deçà de la raison. Pour les chrétiens, la résistance passe donc par une vie spirituelle abondante : dialogue intime avec Dieu, prière pour le discernement, engagement communautaire pour briser l’isolement numérique, et promotion d’une culture de la rencontre pour s’ancrer dans la réalité sociale.
En conclusion, les intuitions de Jacques Ellul nous invitent à une vigilance prophétique. Face aux fake news et aux discours de haine qui minent notre société, il nous faut cultiver une conscience critique imprégnée de foi. Ce n’est pas en fuyant la technique, mais en la soumettant à la vérité christique de notre conscience, que nous préserverons notre humanité. Comme Ellul le suggère, la vraie liberté réside dans la reconnaissance lucide de nos conditionnements, ouvrant à une action authentique au service du bien commun. Cette lucidité, nourrie par la prière et la communauté, offre un chemin pour naviguer dans ce monde saturé d’influences invisibles.
— Fr. Laurent Mathelot OP