Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

La perspective de la joie

Année B — 4ème dimanche du Carême, de Lætare — 10 mars 2024

Évangile selon saint Jean 3, 14-21

Je ne sais pas si vous le savez, mais le psaume 136 que nous venons de prier est devenu un tube planétaire en 1978. « Au bord des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions », ce sont exactement les paroles de « By the rivers of Babylon » du groupe Boney M qui chantait ce psaume, quasi mot à mot, sur un air joyeux. Excellente entrée en matière que cette chanson, ce psaume pour célébrer ce dimanche de Lætare.

Lætare est le premier mot du chant d’entrée traditionnel de la messe de ce matin, en fait le premier mot de la version latine d’un verset du Livre d’Isaïe : « Réjouis-toi, Jérusalem ! Exultez en elle, vous tous qui l’aimez ! Avec elle, soyez pleins d’allégresse, vous tous qui la pleuriez ! Alors, vous serez nourris de son lait, rassasiés de ses consolations ; alors, vous goûterez avec délices à l’abondance de sa gloire. » (Isaïe 66, 10-11)

Notre exercice spirituel – notre carême – consiste à nous rendre volontairement au désert ; à organiser en nous la faim ; à vouloir nous pencher sur nos manques et la vivacité de nos désirs, pour mieux savourer ensuite le don de Dieu, la joie dont rayonne Jérusalem et, pour nous, la joie de la Résurrection.

Nous sommes aujourd’hui à mi-chemin. Il reste moins à parcourir que ce que nous avons déjà parcouru. Réjouissez-vous, la délivrance est plus proche de nous que notre entrée au désert. La mi-carême symbolise cette frontière où l’on passe des larmes, de la soif et de la récrimination – c’est à dire de la souffrance au désert – à la joie de trouver bientôt la Terre promise, la délivrance, la guérison.

Je le disais, le psaume illustre à la perfection ce moment charnière. Historiquement, il se situe au milieu de la première lecture : Nabuchodonosor a ravagé la Terre d’Israël, ruiné le Temple. Le peuple a été déporté à Babylone et ils sont là, prisonniers, à se demander comment encore trouver la joie et chanter Dieu, face à tant de désolations. « Comment chanterions-nous un chant du Seigneur sur une terre étrangère ? » dit le texte. Comment, en effet, trouver à se réjouir au milieu des souffrances ?

Puis, la première lecture reprend l’histoire : les Babyloniens sont eux-mêmes défaits par les Perses, 70 ans plus tard, et leur roi, Cyrus, permet aux Juifs de retourner dans leur pays, finançant même la reconstruction du Temple. Voilà la délivrance.

L’image de Jésus comme le serpent de bronze élevé par Moïse dans le désert, que nous présente l’Évangile, renforce cette idée de moment charnière. Le serpent est une figure ambiguë dans la Bible, tantôt mauvais, vénéneux et perfide, comme dans la Genèse ou dans l’Apocalypse ; tantôt symbole de guérison comme le représente le caducée des médecins. C’est le cas ici. Le serpent permet, en une image, de cerner le paradoxe de la Croix – celui de la vie donnée de Jésus –, qui est souffrance d’une part et qui pourtant nous sauve.

Le dimanche de Lætare symbolise cet instant de toutes les traversées du désert dans notre vie ; ce moment où la délivrance apparaît enfin en vue, comme la vigie d’un navire qui crie enfin « Terre » ; ce moment où notre cœur entrevoit à nouveau un avenir paisible ; quand l’espérance reprend subrepticement le dessus sur la tristesse ; quand revient, au milieu des larmes, la perspective de la joie. Précisément, ce qu’on fête aujourd’hui c’est la joie de la délivrance, la joie de Pâques, en vue.

Aujourd’hui, les temps ne sont certainement pas à la joie, qui voient d’intenses conflits surgir dans le monde, une crise migratoire d’ampleur planétaire, une corruption économique sans précédent se développer et des tensions émaner de toutes parts, sans parler de l’urgence climatique qui, pour certains, se mue en peur. C’est aussi la fin de l’hiver et les esprits sont plus sombres.

La joie est un état d’esprit qui dépend fort de l’orientation de notre regard : vers la souffrance ou vers la délivrance. C’est ce que nous célébrons aujourd’hui, ce changement de regard sur nos vies qui passe de la désolation sur notre sort, à la joie de lendemains heureux qu’on entrevoit.

La mi-carême, cependant, n’est pas une question de géométrie, à strictement parler un mi-parcours. Ce changement de regard sur la traversée du désert et les efforts qu’il reste à faire peut survenir très tôt. Certains, dès le surgissement d’une difficulté, trouvent rapidement la joie de se mettre en chemin pour la résoudre, témoignant ainsi d’un élan fondé sur une espérance de salut qui prend, chez eux, plus rapidement le pas sur la désolation. A cet égard, notre exercice de trouver la joie parmi les privations du carême est une préparation à cet état d’esprit. Face aux problèmes du monde, c’est l’anticipation d’un salut qui nous délivre de nos angoisses ; c’est l’élan confiant – et joyeux déjà – vers une résurrection en laquelle on a foi, qui exorcise nos découragements et nos peurs.

Lætare, c’est quand la joie d’une délivrance l’emporte sur la désolation du moment.

Réjouissez-vous ! L’issue de notre vie est heureuse.

— Fr. Laurent Mathelot OP


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