Gunther Anders, juif, (de son vrai nom, Stern) est né à Breslau en 1902. Il obtient son doctorat sous la direction de E. Husserl, et suit les cours de M. Heidegger. Il se tourne vers le journalisme. Devant la montée du nazisme, il fuit à Paris puis aux États-Unis. En 1950, il revient en Europe, refuse des postes de professeur en Allemagne et publie une œuvre abondante, beaucoup d’essais dont plusieurs reçoivent des prix. Il critique la philosophie qui s’intéresse trop à elle-même et pas suffisamment au monde où ont éclaté les deux grands événements majeurs : Auschwitz et Hiroshima.
A ceux qui lui reprochait son pessimisme sur notre temps, il répondait : « On nous a traités de « semeurs de panique ». C’est bien ce que nous cherchons à être. C’est un honneur de porter ce titre. La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime ».
De son grand livre en deux volumes : « L’obsolescence de l’homme » paru en 1956, un critique écrivait : «
« Dans ce texte magistral, le philosophe allemand s’alarmait de l’idolâtrie pour le progrès technologique au service d’une civilisation des loisirs où les machines auraient retiré aux hommes toute la pénibilité de l’existence. C’est un livre qui n’a pas la postérité qu’il mérite. A sa publication en 1956, il connut pourtant un très grand succès, comme en témoignent les nombreux retirages et nouvelles éditions de l’essai à l’époque, avec des ajouts de l’auteur justifiant la réimpression de ses thèses écrites plusieurs années auparavant.
Bravache, Anders écrit même ceci, en préface à la 5e édition : « Non seulement ce volume que j’ai achevé il y a plus d’un quart de siècle ne me semble pas avoir vieilli, mais il me paraît aujourd’hui encore plus actuel ». Et pourtant peu de nouvelles éditions sont à signaler depuis le début du 20ème s. – surtout aucune édition de poche permettant de démocratiser ce texte essentiel ». (V. Edin — 7 2019)
Günther Anders : 1956 : Une Vision prophétique (extrait)
« …Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.
L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter.
Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.
Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.
En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu.
Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. »
Günther Anders, « L’Obsolescence de l’homme »
(Editions Ivréa), 1956
P.S. : Étonnante pré-vision !!!! Déjà les prophètes : Amos, Isaïe, Jérémie … ont été critiqués, combattus, persécutés …. Or ils avaient vu juste.