Évangile de Marc 14, 12 – 26
Célébration et Adoration
Sur la colline qui s’élève en face de notre couvent de Liège se dresse la Collégiale St Martin où Sœur Julienne, augustinienne du mont Cornillon, inspirée, disait-elle, par une révélation, obtint, en 1246, l’instauration d’une nouvelle fête en l’honneur de l’Eucharistie, bientôt appelée « la Fête-Dieu ». Le pape Urbain IV en étendit la célébration à l’Église universelle en 1264.
Le besoin populaire de « voir » et d’adorer l’Hostie consacrée, qui avait débuté très tôt, avec le rite de l’élévation qui suit la consécration, se développa dès lors de façon très spectaculaire. De même que l’on avait inventé des processions où l’on transportait des reliquaires avec les restes des martyrs, on inventa de même des processions du Saint-Sacrement. D’abord réservées au jour de la Fête-Dieu, elles furent organisées aussi aux grandes solennités et aux fêtes paroissiales.
Une grande Hostie consacrée, sous deux verres transparents, était exhibée à travers la ville, entourée d’un grand concours de prélats, de prêtres, de religieuses, de personnalités politiques et le peuple en liesse chantait des cantiques dont le fameux « Tantum ergo » reste le plus célèbre. Les « ostensoirs » connurent un développement considérable avec des ornements d’argent, d’or, de pierres précieuses et prirent souvent la forme du soleil. Puis on organisa des « Expositions du Saint-Sacrement » dans les églises.
Avec la Réforme de Luther, les « protestants » contestent la conception de la présence réelle : cela provoque les « catholiques » à défendre le réalisme eucharistique en multipliant les professions de foi en la Présence permanente du Christ. Le 17ème siècle sera appelé « le siècle de l’exposition fréquente » tant on y célèbre des « Adorations perpétuelles » et « Adorations réparatrices ». On en viendra même parfois à célébrer la messe devant le Saint Sacrement exposé dans un grand ostensoir au milieu de l’autel – « top-messe » que l’Église finira par interdire.
Création de chefs-d’œuvre musicaux et d’œuvres d’art, d’artisanat et de vêtements liturgiques prestigieux : les effets de la dévotion en l’Eucharistie ne s’arrêtent pas là. Toutes ces pratiques ont en effet soutenu la foi du peuple et encouragé ses manifestations communautaires. Surtout elles ont incité les fidèles à la prière, à l’adoration prolongée, à l’action de grâces. Combien de Saints et de Saintes, jusqu’au père de Foucauld et mère Térésa, ont été fidèles à demeurer en prière, des heures et des heures, devant le tabernacle, et ils ont souligné les immenses bienfaits spirituels qu’ils en retiraient.
Mais que voulait Jésus lors de son ultime repas ?
Jésus monté à Jérusalem voit que, de jour en jour, l’étau se referme sur lui: les autorités sont décidées à le mettre à mort. Vient le jour où l’on immole un agneau que chaque maison consommera le soir au cours d’un long et joyeux repas où l’on fera mémoire de la fin de l’esclavage et de la sortie des Hébreux d’Égypte. Un disciple anonyme a préparé chez lui une pièce à l’étage où tout est prêt pour le repas.
Jésus et les siens suivent le rituel prévu, chantent des psaumes, commentent ensemble les péripéties de la première Pâque en Égypte, rendent grâce à Dieu qui a promis de toujours libérer son peuple et de lui envoyer un messie. Mais, au lieu de la consommation de l’agneau préparé – dont la présence n’est même pas mentionnée -, Marc raconte l’initiative tout à fait déconcertante de Jésus :
Pendant le repas, Jésus prit le pain, prononça l’action de grâce, le partagea et le leur donna en disant : « Prenez, ceci est mon corps ». Puis prenant la coupe de vin et rendant grâce, il la leur donna et ils en burent tous. Il dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, répandu pour la multitude. Amen, je vous le dis : je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’au jour où je boirai un vin nouveau dans le Royaume de Dieu ».
Après le chant final d’action de grâce, ils partirent pour le mont des Oliviers. (où Jésus va être capturé).
La « messe fondatrice » a donc lieu dans une maison d’habitation, un lieu privé. Le propriétaire anonyme représente sans doute tous les fidèles qui, par la suite, inviteront la petite communauté croyante chez eux. Rien n’évoque la solennité du sacré et le hiératisme du temple. Pourtant il ne s’agit pas d’un repas normal où des hommes fraternisent autour d’un table. Ce repas s’inscrit dans une histoire, l’histoire de l’Alliance que Dieu veut nouer avec l’humanité. Jadis les Hébreux étaient sortis d’Égypte, sans combat, la nuit même où ils immolaient et mangeaient un jeune agneau – seule victime de l’aventure. Ensuite au mont Sinaï, Dieu avait fait alliance avec eux sur la base des Tables de la Loi et Moïse avait scellé l’alliance en aspergeant le peuple avec le sang des animaux immolés. Ainsi ils avaient pu se mettre en marche vers. la terre promise
Ici, ce soir, à Jérusalem, on passe du régime carné au régime végétal, de l’extérieur (la Loi écrite) à l’intérieur (manger du pain, boire du vin),. Un seul sera victime : Jésus qui sera exécuté le lendemain par les hommes mais qui, lors du repas, manifeste qu’il est conscient de se substituer à l’agneau. « On ne me prend pas la vie mais je la donne ». Ainsi a lieu la « pâque » véritable, le passage de la libération politique d’un peuple à la libération du péché des croyants de toutes nations et de toutes cultures.
A ses disciples qui parfois se jalousaient, voulaient punir les grands pécheurs, exterminer les païens vicieux, refonder un Israël libre et puissant, Jésus, en leur offrant le partage du pain et du vin, leur propose de commencer par l’essentiel : se laisser pardonner, s’aimer les uns les autres dans le partage, la simplicité, la non-violence, la paix, l’entente universelle. Mais ils ne le pourront que s’ils comprennent que l’ombre de la croix planait sur leur repas et que Jésus est l’unique Agneau qui, par amour pour eux, offre la libération, fait tomber les chaînes de leur orgueil et de leurs rancunes et inscrit dans les cœurs la loi nouvelle des Béatitudes.
Sur la table il n’y avait qu’un pain que Jésus a rompu et il a offert un morceau à chacun. Il n’y avait qu’une coupe de vin qui est passée de l’un à l’autre. Symbole manifeste du but de l’Eucharistie : réunir les convives qui viennent de tous horizons. Paul l’avait tout de suite compris : « Puisqu’il n’y a qu’un seul pain, nous sommes tous un seul corps, car tous nous participons à cet unique pain » (1 Cor 10, 17). Nous n’allons pas à la messe pour nous recueillir, chacun dans notre coin, et demeurer juxtaposés en un simulacre d’assemblée : nous nous y rendons au contraire pour nous laisser « cueillir » ensemble par l’unique miséricorde du Seigneur.
La présence bien réelle du Christ se manifeste lorsque employé et patron, vieux et jeune, directeur libéral et syndicaliste de gauche, professeur et cancre acceptent de se laisser réunir. Non pour changer de conviction, ni encore moins par hypocrisie, mais pour « réaliser » que l’essentiel de la valeur d’un homme se situe à un niveau beaucoup plus profond que nos tempéraments, notre statut social, nos options diverses et légitimes.
Ah si, au 19ème siècle, lors de la révolution industrielle, les prêtres avaient refusé d’installer les notables en toilette, au premier rang, dans de belles stalles vernies arborant des plaquettes à leur nom, tandis que les pauvres ouvriers restaient dans le fond, debout, tortillant leurs casquettes sans rien comprendre du charabia employé !?…Ah, si en Amérique latine aujourd’hui… ?!…« Présence réelle » n’est pas seulement une notion dogmatique discutée : elle est aussi sociale nécessaire.
La « présence réelle » ne reporte pas dans un passé révolu ni ne procure des sensations pieuses ni ne fige dans un présent instantané: elle annonce un lendemain de souffrances car « mon corps » et « mon sang » seront séparés – signe de mort – et les « communiants » ne le resteront que s’ils acceptent le sacrifice de leur égo. Mais elle promet l’entrée dans le Royaume de Dieu où l’on s’enivre du Vin nouveau de l’Alliance éternelle. A travers les ténèbres du Golgotha, la présence réelle fait entrevoir la Lumière de la Résurrection.
Dans son récit du repas pascal, Marc ne mentionne que les dons du pain et du vin mais, comme il a été dit ci-dessus, la soirée était longue, avec des enseignements, des dialogues, des prières. Rappelons-nous également le récit d’Emmaüs où la fraction du pain ne vient qu’après de longues heures de marche, de discussions, de réflexions sur l’interprétation des Écritures. Nous payons encore la longue désaffection vis-à-vis des Écritures qui a sévi pendant des siècles dans l’Église catholique : les lectures et la prédication étaient « l’avant-messe » facultative. Quel sacrilège ! Dire que l’on croit au Christ en refusant d’écouter sa Parole, n’est-ce pas transformer l’église en un fastfood ? Recevoir l’Eucharistie, c’est d’abord manger la Parole puis s’engager à vivre ce que Jésus que l’on aime vient de nous apprendre.
Conclusion
Très vite les premiers disciples ont compris la nécessité de répéter ce repas du Seigneur. Non à l’anniversaire du printemps mais chaque semaine, au jour de la Résurrection, lendemain du sabbat, 1er jour de la semaine. Car l’Église ne pouvait subsister qu’en étant fidèle à 4 pratiques fondamentales (Ac Ap 2,42) :
« Les disciples étaient assidus à l’enseignement des apôtres (lecture et discussion sur l’Évangile) et la communion fraternelle (amour, service, réconciliation, soutien aux plus démunis), à la fraction du pain (le repas pascal qui ressoude la communauté autour de son Seigneur) et aux prières (action de grâce au Père par le Fils dans l’Esprit ».
Les restes du pain fractionné étaient conservés avec soin afin d’être offerts aux grands malades et aux mourants comme viatique pour l’ultime voyage vers le ciel.
En ce moment où les mesures sanitaires vont sans doute être allégées, allons-nous réfléchir ensemble : comment mieux célébrer le repas du Seigneur ? Des menaces pires que le virus menacent, le Christ nous envoie pour sauver les hommes. Montrons-leur ensemble sa « présence réelle ».
Fr. Raphaël Devillers, dominicain.