Année B — Notre Seigneur Jésus Christ Roi de l’Univers — 24 novembre 2024
Évangile selon saint Jean 18, 33b-37
La fête du Christ Roi de l’Univers a été instituée au XXe siècle, en 1925. Elle célèbre la royauté du Christ, c’est à dire sa domination et son pouvoir sur toute la création.
On est alors dans un contexte particulier, face aux blessures non-cicatrisées de la Première guerre mondiale. Beaucoup de monarchies viennent de s’effondrer : l’Empire russe, l’Empire austro-hongrois, l’Empire allemand, l’Empire ottoman. C’est la période des trônes vacillants.
C’est aussi la période où les totalitarismes qui déclencheront la Seconde guerre mondiale prennent racines, à gauche comme à droite. Si le premier conflit mondial avait été celui de la puissance technologique mise au service des instincts humains les plus belliqueux, le second sera celui du surhomme nietzschéen, de l’homme surpuissant cherchant à façonner les peuples.
Était-il à propos de tenir des discours sur le pouvoir et la domination du Christ à cette époque, alors que pouvoir et domination techniques avaient fait tant de ravages sur les champs de la Somme ou des Ardennes ? Et cette proclamation de la domination universelle du Christ n’est-elle pas l’annonce d’un totalitarisme chrétien que l’on devrait autant déplorer que les totalitarismes athées qui se sont étripés sur les ruines de Stalingrad ou de Berlin ? Fallait-il parler de monarchie divine dans une époque où la notion de puissance était assurément mal comprise par l’Humanité ? Et cette proclamation n’a-t-elle pas été le prélude à une dérive monarchique de l’Église, nourrissant le cléricalisme que nous déplorons tant aujourd’hui ?
C’est un peu vite oublier que les Accords du Latran n’interviendront que quatre années plus tard et que le pape, Pie XI en l’occurrence, se trouve privé d’État. Il ne parle précisément pas de monarchie cléricale, mais de domination et de puissance spirituelle. « Ma royauté n’est pas de ce monde », dit Jésus à Pilate dans l’Évangile.
Le messie qu’attendait Israël devait être à l’image de Melkisédek, « roi de Salem » et « prêtre du Très-Haut » (Gn 14, 18). Roi, comme protecteur et défenseur des croyants ; prêtre, c’est à dire offrant pour le peuple des sacrifices. Si on lit attentivement les Évangiles, on constate que les contemporains de Jésus, dont certains de ses disciples, attendaient surtout un messie guerrier, un roi libérateur, un envoyé de Dieu qui soulèverait le peuple et les délivrerait des Romains. Et c’est finalement l’accusation que Pilate gardera contre lui : le fait de s’être proclamé roi des Juifs et d’avoir menacé l’Empire. Jésus lui avait pourtant affirmé : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. » Jésus n’est en rien un séditieux, ni un révolté contre l’oppression, encore moins un leader politique ou un chef de guerre. Au contraire, il proclame l’amour des ennemis, invite à tendre l’autre joue et à prier pour ceux qui nous persécutent.
Longtemps l’Église a mal compris le principe monarchique et s’est considérée comme une puissance temporelle, qui devait combattre pour le Christ. Ce n’est vraiment pas cela que nous célébrons aujourd’hui.
Si la royauté du Christ n’est pas de ce monde, c’est bien qu’il gouverne sur les esprits. La domination et le pouvoir du Christ, aujourd’hui, je l’espère, nous ne les entendons plus que comme spirituels. Le Christ est, par excellence, l’humain spirituellement maître de soi en toutes circonstances. La royauté du Christ s’entend désormais comme gouvernement personnel et non comme principe étatique. Ce sont nos vies individuelles bien plus qu’une moribonde chrétienté que le Christ veut gouverner avec puissance.
Ainsi l’appel à s’identifier au Christ-Roi est avant tout un appel à se dominer personnellement, à gagner la maîtrise spirituelle de ses élans et de ses pulsions, à se laisser gouverner par l’amour – l’opposé d’un appel à la conquête ou au prosélytisme. C’est de notre gouvernement intime sous l’égide de l’Esprit-Saint que découleront des relations humaines harmonieuses et une société paisible. De là, de cette paix intérieure que nous procure la maîtrise spirituelle de soi, surgira le règne de Dieu parmi les hommes.
L’enseignement moral de l’Église est très exigeant – trop pour certains –, qui demande de garder en toutes circonstances la maîtrise de soi, de ses affects et de ses pulsions. L’enseignement de l’Église est humainement très exigeant – c’est vrai –, qui demande de ne jamais céder aux esprits de vengeance et de haine, de révolte ou de colère, et de résister intimement à toute tentation de nous écarter de l’amour altruiste.
Le règne de Dieu parmi les hommes ne commence pas par un combat pour imposer à tous la loi divine. Par contre, il convaincra et surviendra dans la mesure où nous, chrétiens, dominerons nos passions pour ne rendre au monde que de l’amour. Le règne de Dieu parmi les hommes commence par le combat spirituel personnel visant à la domination intime de l’amour divin.
Que le Seigneur fasse de nous des reines et des rois intérieurs, des gens qui se gouvernent spirituellement, gardent la maîtrise de leurs sentiments et ne font régner que l’amour dans leur vie.
— Fr. Laurent Mathelot OP