Vendredi saint — 29 mars 2024
Évangile selon saint Jean 18, 1 – 19, 42
La porte en bois de cyprès de la basilique Sainte-Sabine à Rome, qui est la maison-mère de l’Ordre des Dominicains, date du Ve siècle, vers l’an 430. Elle a conservé dix-huit bas-reliefs originaux, représentant des scènes de la Bible. Parmi ceux-ci, dans l’angle supérieur gauche, figure la plus ancienne représentation connue de la crucifixion du Christ. Et encore, les croix ne sont pas représentées. Seul Jésus, entouré des deux larrons, montre les paumes de ses mains et la tête arrondie des clous. Ainsi, la première représentation connue du Christ en croix est un crucifié sans croix. Au-delà, une question se pose : pourquoi, dans les premiers siècles de l’Histoire chrétienne, ne trouve-t-on aucune représentation du crucifix, mais seulement celles du Bon Pasteur ou du Christ ressuscité ?
La réponse est simple : parce que la crucifixion a été pratiquée par l’Empire romain jusqu’à ce que Constantin, le premier empereur chrétien, ne l’interdise au IVe siècle. Ce n’est qu’en 313, avec l’édit de Milan, que les persécutions de Chrétiens ont cessé. Ainsi aura-t-il fallu attendre que plus aucun Chrétien n’ait été témoin de l’horreur d’une crucifixion pour que l’Église ose enfin la représenter. Il aura fallu quatre siècles pour que l’image ne soit plus insupportable aux yeux des Chrétiens. Et encore, ici, n’est-elle que suggérée, par des clous.
La crucifixion romaine était un supplice infamant et servile – le châtiment des plus vils criminels et des esclaves en fuite. Le procédé était volontairement dégradant, où le condamné est exposé nu au regard de tous, pour une agonie qui pouvait durer des jours, jusqu’à la suffocation totale, à bout de forces.
Le Christ a dû endosser le supplice le plus ignoble, pour montrer, à la face du monde, que Dieu veut sauver le plus misérable des hommes : le juste qu’on met à mort cruellement, l’innocent qu’on crucifie, le pur amour qu’on exécute. Ainsi, en assumant le plus injuste des abaissements, Dieu montre sa paradoxale toute-puissance : jusqu’au bout de l’impuissance et du désespoir, il peut nous sauver.
Pour nous, et heureusement, la crucifixion n’est plus qu’un symbole, celui de toutes les injustices qui nous crucifient. Lorsque nous regardons la Croix, plus personne n’en a le cœur soulevé jusqu’à la nausée. C’est pourtant un instrument de torture immonde que toutes nos églises exhibent. La Croix a pour beaucoup perdu son caractère dégoûtant. Nous n’y voyons bien souvent plus que les prémices de la Résurrection. Un détail cependant, dans le récit de la Passion que nous venons de lire, nous ramène à l’immonde réalité de ce que le Christ a dû endurer : l’éponge trempée de vinaigre.
Pour beaucoup c’est anodin. Certains ont même interprété ce geste comme un geste de miséricorde : la posca, ce vinaigre coupé d’eau, était en effet la boisson désaltérante des légionnaires. Mais, l’éponge aussi était celle des légionnaires : elle faisait partie de leur équipement. Placée sur un bâton, elle devient un tersorium romain, un ustensile utilisé pour s’essuyer les fesses, après défécation – éponge qu’on nettoyait ensuite, précisément avec du vinaigre. C’est avec une éponge à excréments que ses bourreaux prétendent désaltérer le Christ. Derrière ce détail de l’éponge vinaigrée, la symbolique est forte qui ramène au dégoût, derrière lequel nous pouvons placer toutes nos haines subies, nos violences endurées, nos humiliations injustes, tout le mépris qu’il nous a fallu affronter.
C’est d’ailleurs au moment où, au lieu d’étancher sa soif, l’on porte à sa bouche les excréments du monde que le Christ expire en disant « Tout est accompli ». Était-il possible en effet d’aller plus bas dans l’humanité ?
Il était venu parmi les hommes avec, au cœur, le seul désir d’aimer. Ils l’ont humilié de la pire des façons et crucifié. Cependant Dieu l’a ressuscité. Pour toutes les victimes de la méchanceté humaine, c’est un prodigieux espoir : quelle que soit la violence du mépris que l’on endure, le Christ est passé par là. Et Dieu lui a rendu vie, une vie merveilleuse.
Ainsi, au plus bas de l’humanité, est-il possible de trouver Dieu qui vient nous sauver.
— Fr. Laurent Mathelot OP