Voici le moment favorable pour changer de vie.
Voici le temps de se laisser toucher au cœur.
Face au mal commis, et même aux crimes graves, voici le moment d’écouter pleurer les innocents dépouillés de leur biens, de leur dignité, de leur affection, de leur vie même.
Rester sur le chemin du mal n’est que source d’illusion et de tristesse.
La vraie vie est bien autre chose.
Dieu ne se lasse pas de tendre la main.
Il est toujours prêt à écouter, et moi aussi je le suis,
comme mes frères évêques et prêtres.
Il suffit d’accueillir l’appel à la conversion et de se soumettre à la justice,
tandis que l’Eglise offre la miséricorde.
PAPE FRANCOIS :
Le Visage de la Miséricorde – § 19 – avril 2015
ÉVANGILE DE LUC 6, 27-38
AIMEZ VOS ENNEMIS : C’EST-A-DIRE ?
Le grand enseignement de Jésus dans la plaine avait commencé par un immense paradoxe : devenir son disciple est un grand bonheur mais qui ne pas sans épreuves et notamment sans attirer sarcasmes, opposition, mépris et même haine de certains. « Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent ».
La suite du texte aujourd’hui enchaîne sur la conséquence de ce fait : elle est tout aussi stupéfiante. Loin de se venger, de mépriser les impies, de déchaîner des croisades contre les infidèles, les disciples sont tenus de les aimer : « Aimez vos ennemis ».
Ce n’est pas un conseil, un tour de forces qui ne serait possible que pour les grands saints : c’est un ordre adressé à tous. Nul précepte de l’Evangile n’a éveillé autant de hurlements, nul n’a été autant rejeté comme impraticable et même inhumain. Tout mais pas ça !
Or Jésus explique tout de suite par une série d’exemples ce qu’il entend par cet « amour ». Il ne s’agit évidemment pas de le prendre au sens affectif, sentimental. Sept impératifs s‘enchaînent :
« Faites du bien à ceux qui vous haïssent – Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent – Priez pour ceux qui vous calomnient – À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue. – À celui qui te prend ton manteau, ne refuse pas ta tunique – Donne à quiconque te demande – Et à qui prend ton bien, ne le réclame pas ».
L’amour ici n’est donc pas sensation mais décision. Sous les coups de la violence, le disciple doit refréner son instinct de vengeance et décider des comportements de non-violence. C’est une guerre intérieure qu’il faudra engager contre instinct de vie, colère, ressentiment et sens de l’honneur.
Un argument, appelé « la règle d’or », tente de nous introduire sur ce chemin devant lequel nous nous cabrons :
« Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux ».
S’il vous arrivait de faire mal à l’autre, vous aimeriez sans doute ne pas subir les foudres de sa colère mais qu’il vous rende le bien pour le mal. Eh bien commencez !
Suivent trois exemples où Jésus montre qu’il a bien conscience d’exiger de l’extraordinaire :
« Si vous aimez ceux qui vous aiment…Si vous faites du bien à ceux qui vous en font… Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir en retour …Même les pécheurs en font autant…
Un disciple se démarque des mœurs habituelles, il s’oblige à outrepasser les coutumes du donnant-donnant. Car il remarque que ce comportement habituel – frapper celui qui nous fait du tort, faire du bien à celui qui nous est sympathique – est totalement insuffisant pour conduire l’humanité sur le chemin de la justice et de la paix. Il faut absolument que certains fassent davantage et ne se laissent pas enclore dans les cloisons des pays, des classes, des tempéraments.
On leur reprochera d’être trop bons, de se laisser faire, on leur martèlera qu’il faut se faire respecter. Mais qu’est-ce qu’un chrétien qui est comme tout le monde ?
LE COMPORTEMENT DES FILS DE DIEU
Une seconde fois, l’impératif scandaleux retentit mais cette fois, surmontant toute morale humaine si héroïque soit-elle, l’amour des ennemis apparaît dans son identité théologale :
« Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants ».
L’amour de l’ennemi n’est plus seulement obéissance à un ordre, effort pour obtenir une récompense, élan pour aller plus loin que les autres : il est révélation et imitation du vrai visage de Dieu. « Dieu est bon pour tous ».
L’horreur de tuer au nom de Dieu est, on le voit aujourd’hui encore, un fanatisme qui n’a pas disparu : mort au blasphémateur ! Cessant de justifier leurs haines par les colères imaginaires d’un Dieu pervers, les disciples de Jésus, par la douceur, la non violence, et le bien fait à l’ennemi, deviennent ainsi vraiment les enfants du vrai Dieu.
LA MISERICORDE
Finalement le dernier mot est à la miséricorde et au pardon.
« Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés. Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous. »
Plus que les autres évangélistes, Luc (sans doute lui-même un converti) souligne que Dieu est miséricordieux, que Dieu est Miséricorde. La femme pécheresse pleure d’émotion pour le pardon reçu de ses nombreux péchés (7, 48) ; Jésus s’invite chez Zachée le voleur (19, 1) ; le brigand crucifié avec Jésus est promis au paradis (23, 43). Et au centre de son livret, se dresse l’inoubliable figure du père qui, étreint de miséricorde, sanglote en embrassant son fils prodigue qui lui était enfin revenu (15, 20).
C’est en lisant et relisant ces épisodes que nous pouvons entrer dans le mystère authentique de Dieu : sa puissance ultime est sa bonté, sa compassion, son amour pour les blessés, les pauvres, les pécheurs, les cabossés de la vie. Or ce Dieu est « votre Père ». Donc vous ne pouvez douter de son pardon jamais refusé. Et donc vous ne pouvez vous comporter autrement que lui pour être et demeurer « ses fils ».
L’amour des ennemis n’est plus un impératif qui nous écrase et nous complexe : il est rejaillissement entre nous d’une source d’amour divin qui jamais ne cesse de s’écouler car elle vient du cœur transpercé de Celui qui est venu pour les pécheurs et les malades.
Vous êtes écrasé par vos fautes : pardonnez à l’autre. Vous êtes vides de mérites : donnez à l’autre la grâce qui vous manque. Vous doutez de votre salut : offrez à l’autre la douce pitié de Dieu. Vous voulez recevoir beaucoup de compassion : vous en recevrez autant et plus que vous en aurez donné.
Dans une société de consommation qui brûle de rivalités, de jalousie, d’affrontements, soyez une communauté de consumation par le feu du pardon.
CONCLUSION
Il faut bien admettre le caractère abrupt de ce commandement. Et dans certains cas tragiques où il y a eu viol, destruction, meurtre, qui oserait accabler de reproches la victime qui bute sur son impossibilité d’y parvenir ?
Mais « je ne peux pas » ne doit pas devenir un « je ne veux pas ». Nous ne pouvons accuser le Christ de nous avoir ordonné l’impossible, d’avoir mis sur nos épaules un joug intolérable qui nous écraserait de culpabilité incurable.
Il faut faire confiance au temps qui peu à peu apaise les brûlures et calme le ressentiment. Mais il importe surtout de mieux découvrir le visage authentique de Dieu tel que Jésus l’a connu : Dieu est bon pour tous, Dieu est miséricordieux.
Loin d’être une condescendance divine accordée à contrecœur à des malades incurables, la miséricorde est le cœur, le centre, la puissance même de Dieu. Il est plus grand de pardonner que de créer.
Dans une société aux rouages implacables, qui idolâtre la force et méprise toute faiblesse, l’Eglise de Jésus vit et proclame jusqu’où va l’amour.
Don de soi jusqu’à la flagellation, le jugement injuste, les ricanements et la crucifixion, le pardon est notre seul avenir.
Frère Raphaël Devillers, dominicain