Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

6ème dimanche du Temps Ordinaire – 12 février 2023 – Évangile de Matthieu 5, 17-37

Évangile de Matthieu 5, 17-37

La juste taille

Après avoir été encensés la semaine passée par le Christ – « Vous êtes le sel de la Terre » ; « Vous êtes la lumière du monde » –, on peut dire que la douche aujourd’hui est nettement plus froide : « Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement » ; « Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère » ; « Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; « Si ta main entraîne ta chute, coupe-la ». C’est tout de suite moins engageant …

Il est probable que la plupart d’entre vous n’a pas choisi d’être baptisée dans la foi chrétienne, moi non plus. Mais notre présence ici est certainement le signe que nous nous la sommes appropriée, que nous avons fait nôtre ce choix. Nous n’avons pas choisi d’être baptisés, mais nous avons choisi d’être ici.

Pour ma part, parmi toutes les doctrines, toutes les opportunités spirituelles qui s’offrent à nous, je choisis la foi catholique précisément parce qu’elle est celle qui me semble la plus difficile, la plus exigeante, la plus globalisante.

La foi catholique est la plus exigeante parce qu’elle implique tout le corps et tout l’esprit. Elle nous implique tout entier. Elle n’a rien d’une théorie, d’une belle pensée. Elle n’est pas non plus une simple éthique, des règles de bon comportement. Précisément, elle n’a de sens qu’effectivement incarnée.

Ce qui ressort des lectures d’aujourd’hui, c’est que notre foi implique et emporte toute notre personne – corps et âme – la totalité de notre être, nous tout entier. Et c’est en cela qu’elle est difficile, et parfois bien exigeante.

Car, si notre foi implique et emporte toute notre personne – corps et âme –, c’est aussi le cas du péché. « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le ». C’est d’une radicalité inouïe, que nous avons sans doute tendance à estomper. Le péché est vu ici comme une gangrène qui pourrait nous envoyer au désespoir et à la tombe. Parce que c’est effectivement le cas ! « Si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la ». Ne laisse pas progresser les ténèbres et le mal qui te ronge, tu mourras sinon. Spirituellement d’abord, charnellement ensuite.

Bien sûr nous sommes libres ! Le Livre de Ben Sira le Sage le dit : « Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle. Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères. » Libre à nous, évidement, de choisir l’infidélité, de nous laisser entraîner vers le feu ; libre à nous de préférer nous brûler. « La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix ». On peut choisir de se laisser gagner par la gangrène ; nous sommes essentiellement libres …

Mais Dieu « n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher. » Et le Christ renchérit : « Si [notre] justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, [nous n’entrerons] pas dans le royaume des Cieux. » Libre à chacun, bien sûr, de courir au suicide spirituel. Parce que c’est de cela dont il s’agit : perdre le Royaume – c’est à dire essentiellement la joie de vivre – à force d’injustice, c’est à dire de péché.

Le christianisme est ainsi la doctrine la plus difficile parce qu’il est une doctrine de la liberté. Alors comment vivre cette liberté, comment faire quotidiennement ce choix d’être chrétiens, fidèles, éternellement vivants d’amour divin ?

S’agit-il de nous raboter petit-à-petit, jetant de-ci de-là les parties de nous-mêmes qui nous entraînent au péché ? Il y a de cela, en effet. Nous avons tous à élaguer des branches mortes, à faire tomber des fruits pourris. Avec une certaine objectivité, en posant un regard presque froid sur nous-mêmes, il y a en effet des choses en nous qui doivent changer ou disparaître ; nous le savons tous.

Et sans doute est-il perdu plus que tout autre celui qui s’aveugle sur son propre péché, qui refuse d’affronter sa part de ténèbre et de laideur, de faire face à ce qu’il y a en lui de souillé. « Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; « Si ta main entraîne ta chute, coupe-la ». Trop de complaisance sur nous-mêmes et nous nous rendons incapables de nous épanouir. C’est vrai : il faut parfois tailler dans le vif qui se gangrène. Et c’est douloureux d’affronter sa part d’ombre mortifère.

Mais à trop tailler, à tomber dans un rigorisme abscons, à ce que la vision des maux qui nous rongent emporte même la vision de la merveille que nous sommes : nous nous condamnons tout autant à mourir. « Vous êtes le sel de la Terre » ; « Vous êtes la lumière du monde »

A chaque arbuste convient une juste taille. A chacun d’entre nous, il convient de trouver une juste mesure. Aussi y-a-t-il un temps pour la rigueur et un autre pour la vigueur : quand l’hiver spirituel arrive, il faut tailler ; quand le printemps revient, il faut laisser courir la sève.

Le christianisme est une doctrine exigeante parce qu’elle implique un équilibre difficile, positivement instable. Trop sévère ou trop lâche, le chrétien s’éteint et meurt. Mais immobile, il meurt aussi. Il nous faut résoudre cette difficile équation qui nous entraîne toujours vers l’avant tout en reculant parfois ; qui nous pousse à nous épanouir tout en taillant parfois dans le vif. Il nous faut réussir le difficile alliage de la liberté et de l’obéissance au commandement divin de l’Amour. Il nous faut toujours envisager notre ultime beauté malgré notre part de laideur.

Le Christianisme est une doctrine exigeante, c’est vrai. Mais personne ne s’attendrait à ce que soit facile une doctrine qui promet l’accomplissement de l’âme et du corps. « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais accomplir » nous dit Jésus.

— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.


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