Évangile de Jean 12, 20-33
L’Heure est venue
Dimanche prochain, Marc nous racontera l’événement de l’entrée à Jérusalem de Jésus accueilli comme un roi, fils de David, par la foule agitant des feuillages. Terrible malentendu : on sait ce qui s’ensuivra. Aujourd’hui Jean, éclairé par l’Esprit et l’expérience de plusieurs années supplémentaires avec sa communauté, nous montre comment la foi relit l’événement. Jésus n’a pas été victime d’un complot.
L’appel des Païens
A l’approche de la grande fête de la Pâque, Jérusalem est submergée par une foule immense de pèlerins venus de tous les pays afin de célébrer, pendant huit jours, la mémoire de l’exode, de la libération des esclaves hébreux. L’espérance est grande car cette Pâque antique est le gage de toutes les libérations ultérieures que Dieu a promises à son peuple. Ne serait-ce pas cette année que le Messie va venir ? …
Or parmi cette multitude se trouve un certain nombre de « Grecs », c.à.d. de païens qui, sceptiques devant la mythologie régnante, ont été attirés par la religion juive. Le pur monothéisme, l’adoration d’un Dieu irreprésentable, la grandeur de la morale de la Torah impressionnaient beaucoup d’esprits. Toutefois la majorité refusait la circoncision, rite pourtant indispensable de la conversion, ainsi que le régime casher de l’alimentation, le repos du sabbat et autres observances. Accueillis comme des prosélytes, ils fréquentaient la synagogue de leur ville, priaient les psaumes et même participaient aux grands pèlerinages annuels.
Quelques-uns de ces Grecs, intrigués par ce cortège improvisé autour d’un inconnu, accostent des disciples qui transmettent leur demande à Jésus : « Des Grecs voudraient te voir » – c.à.d. te rencontrer, avoir une entrevue avec toi, te connaître. Ce simple appel résonne pour Jésus comme un moment capital :
L’heure est venue pour le Fils de l’homme d’être glorifié. Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit.
Dès le début et tout au long de l’évangile, Jésus a répété que « son Heure » n’était pas venue, l’heure que son Père a fixée pour qu’il aille au point culminant de sa mission. Cette Heure mystérieuse sonne au cadran de l’histoire.
En effet Jésus n’est pas dupe de l’accueil enthousiaste dont il est l’objet. Son peuple lui a toujours demandé des guérisons corporelles et à présent il l’acclame comme roi, fils de David, envoyé par Dieu. Il ne comprend pas le signe de l’âne que Jésus a monté et qui doit leur rappeler la prophétie : « Réjouis-toi, Jérusalem, ton roi s’avance vers toi, humble, monté sur un âne. Il brisera les armes de guerre et proclamera la paix pour toutes les nations. Sa domination sera universelle » (Zach 9, 9).
C’est pourquoi Jésus prévoit ce qui va arriver : les autorités, affolées par l’éventualité d’un soulèvement qui provoquerait la répression impitoyable par les Romains et des destructions, vont devoir réagir au plus vite et supprimer ce faux messie, cause involontaire de cette effervescence.
Mais d’autre part, à travers la demande des Grecs, Jésus perçoit l’appel déchirant de tous les peuples du monde qui voudraient « voir Jésus », qui sont eux aussi en recherche de Dieu et de libération, de justice et de paix.
Ainsi, paradoxe suprême, en acceptant par amour la mort que les autorités de son peuple vont lui infliger, Jésus ne doute pas que son Père lui rendra la Vie. Du coup la mission, dégagée de tous les interdits qui l’enfermaient dans les limites d’Israël, pourra franchir toutes les frontières et s’accomplir jusqu’aux confins du monde. Tous les païens pourront voir Jésus. Il sera le grain de blé qui tombe dans la mort, qui resurgit et « donne beaucoup de fruit ». Telle est bien « l’Heure » où le Fils de l’homme va être glorifié.
Destin identique du disciple
Il est frappant que, immédiatement, Jésus enchaîne en s’adressant à ses disciples tout fiers de goûter l’ivresse de ce succès populaire et rêvant déjà de victoire et d’honneur :
Celui qui aime sa vie la perd ; celui qui s’en détache la garde pour la Vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive. Là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera.
Jésus cherche à éteindre leur faux espoir. Ils ne seront pas des ministres dans quelques jours ni, plus tard, les croyants bénéficiaires de l’œuvre accomplie par leur Maître et se contentant de rappeler son souvenir. Chacun d’eux devra faire mémoire de Jésus en fuyant les honneurs mondains, en subissant l’hostilité et en donnant leur vie. Le chrétien n’est serviteur de Jésus qu’en le suivant sur le chemin du don de soi. Mais c’est alors qu’ il pourra être certain de recevoir l’Honneur du Père.
L’agonie en public
Au cœur de la foule en liesse, Jésus prend donc conscience que son Heure arrive et qu’elle sera nécessairement d’abord celle de sa mort. L’horreur le saisit, tout son être en est bouleversé, Et Jean anticipe ici la scène de l’agonie que Marc situe plus tard au mont des Oliviers :
Maintenant je suis bouleversé. Que dire ? Dirai-je : « Père, délivre-moi de cette Heure » ?…Mais non puisque c’est pour cela que je suis venu à cette Heure….Père, glorifie ton Nom.
Une voix vint du ciel : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore » ».
Comment imaginer l’épouvante du Fils de l’homme devant la perspective de la mort ? Il serait porté à supplier comme nous : « Pas cela ! Délivre-moi ». Mais il rejette la tentation non par stoïcisme mais parce que, en vivant sa Pâque, il va permettre à l’humanité de connaître le vrai Dieu Amour. Sa prière se transfigure : non plus « sauve-moi » mais « Pour ta Gloire ». La Gloire du Père, il n’a cherché que cela dans sa vie. Elle est rejet des idoles et du culte hypocrite, des caricatures du divin, de l’égocentrisme et de l’orgueil.
La Croix sera Élévation
Jésus dit à la foule : « Ce n’est pas pour moi que cette voix s’est fait entendre : c’est pour vous. Maintenant ce monde est jugé. Maintenant le prince de ce monde va être jeté bas ; et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes ». Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir.
L’Heure de Jésus Sauveur qui est l’Heure de la Glorification du Père est par conséquent l’heure du jugement. Le monde était sous la coupe d’une mystérieuse puissance, appelée satan, diable, accusateur qui manipulait les humains à se dresser les uns contre les autres, à se haïr, à se déchirer. Mais ce « prince » va dégringoler de son piédestal idolâtre parce que Jésus, par son amour infini, va monter sur le trône royal. Oui les hommes vont l’exhiber, pantin sanguinolent, sur la hauteur du Golgotha : mais cette élévation crucifiée sera son couronnement glorifié.
Alors « élevé de terre, il attirera tous les hommes ». Certes il restera pour beaucoup la victime dérisoire, le fou, l’illuminé. Mais ceux qui, comme Nicodème, « font la vérité », luttent contre l’égoïsme et la haine et cherchent le Dieu véritable, regarderont le crucifié, seront bouleversés par cet amour et, à la source de son cœur transpercé, ils boiront le pardon et la Vie divine. Éternellement la Croix sera le carrefour où Dieu nous attend pour nous unir dans la fraternité.
Identité et Mission
Éternel et grave problème. L’Église doit être le peuple de Dieu qui vit très fidèlement l’Évangile – ce qui la distingue du monde. Mais son Seigneur lui a ordonné de répandre l’évangile et de faire des disciples dans toutes les nations. Si elle durcit les marques de son identité par des exigences et des rites figés, elle se ferme comme une citadelle. Si la passion de l’évangélisation l’emporte, elle est tentée de gommer ses caractéristiques et de devenir, comme dit François, une O.N.G., une œuvre philanthropique.
On ne souligne pas assez l’incroyable audace des premières générations chrétiennes quand les Juifs – qui étaient majoritaires – acceptèrent de ne plus imposer aux « Grecs » convertis la circoncision, les interdits alimentaires, le sabbat et autres pratiques. Certes « ça a chauffé » au cœur des assemblées où des Juifs refusaient catégoriquement ces concessions qui contredisaient la Loi sacro-sainte: les « Actes des Apôtres » et la lettre aux Galates de Paul suggèrent l’âpreté des affrontements qui furent très durs.
De même en 1962, lorsque le brave pape Jean XXIII eut l’idée géniale de convoquer un concile, les débats ont été virulents avec certains de la Curie qui s’accrochaient à ce qu’ils appelaient faussement « la tradition ». Heureusement le sens missionnaire l’a emporté : réforme de la liturgie guindée, proclamation de la liberté de conscience, dialogue avec les religions, sacerdoce des laïcs…
Et si notre carême en temps de virus nous provoquait à nous interroger ? Pourquoi tant de pratiquants nous ont-ils quittés ? Pourquoi tant de jeunes, perdus, trouvent-ils l’Église inutile ?
Comme les disciples, transmettons au Seigneur l’appel de la multitude : « Ils voudraient te voir ».
Que garder ? Que lâcher ? Que réformer sans trahir ?
Fr. Raphaël Devillers, dominicain.