Évangile de Luc 17, 5-10
Les limites du raisonnable
Croyez-vous en l’incroyable ? Croyez-vous que soit possible ce que vous pensez impossible ? Sinon, je vous conseille plutôt de suivre un bon cours de sciences, que de venir prier un Dieu que vous n’avez jamais vu, ailleurs que dans la foi.
Croyez-vous en l’incroyable ? Voilà ce que dit le texte : «Si vous avez de la foi comme une graine de moutarde, demandez à un arbre d’aller se jeter dans la mer. Il ira !» C’est précisément parce que ce nous semble impossible que Jésus choisit cette image. Ailleurs, dans Marc, dans Matthieu, c’est une montagne que notre foi est invitée à déplacer. «Amen, je vous le dis : quiconque dira à cette montagne : “Enlève-toi de là, et va te jeter dans la mer”, s’il ne doute pas dans son cœur, mais s’il croit que ce qu’il dit arrivera, cela lui sera accordé !» [Marc 11, 33]. S’il ne doute pas dans son cœur … Avez-vous la foi ? Croyez-vous, dans votre cœur, à l’impossible ?
C’est facile de croire aux possibles. Pour tout ce qui est à portée de notre connaissance, tout ce qui est à portée de notre main, à notre mesure, pour les situations que nous pouvons évaluer, y compris dans notre cœur, il n’y a pas besoin de beaucoup de foi pour les espérer. «Dieu, fais que que je réussisse mon examen» ; «Dieu, donne-moi de rencontrer l’amour» ; «Dieu, rends-moi plus attentif à mon prochain».
C’est déjà moins facile de croire en ce dont nous désespérons : «Guéris-moi de mon cancer, … de ma dépression, … de mon mauvais penchant». C’est encore plus difficile de croire à l’incompréhensible … «Pourquoi y a-t-il tant de maux si Dieu nous aime ?» ; «Pourquoi de jeunes enfants, de jeunes parents meurent-ils ?»
Mais croyez-vous en l’impossible ? Croyez-vous en un amour sans haine, sans dispute, sans aucune trace de méchanceté ? Croyez-vous qu’il puisse exister entre vous et ceux qui vous entourent un amour idéal ? Croyez-vous que toutes les souffrances ont un sens, qu’elles sont toutes des lieux d’amour ? Croyez-vous en un amour parfait ?
Croyez-vous que cette puissance infinie d’aimer, qui veut tout rejoindre – le bien comme le mal – que cette puissance infinie d’aimer existe vraiment, qu’elle vous parle, qu’elle veut vivre à travers-vous jusqu’à prendre toute la place ? Croyez-vous que l’amour de Dieu puisse pleinement vivre en vous ?
Croyez-vous que vous vivrez éternellement ? Croyez-vous avoir une valeur infinie aux yeux de Dieu ? Croyez-vous être fondamentalement aimés pour ce que vous êtes ?
Croyez-vous aux guérisons inexpliquées, par amour ? Croyez-vous que, pour vous aussi, Dieu fait des miracles ? Croyez-vous que Dieu s’intéresse à vous personnellement et qu’il exauce vos prières ?
Aimez-vous vos ennemis ? Dites-vous du bien de ceux qui vous persécutent ? Pensez-vous pouvoir pardonner à ceux qui vous crucifient ?
Croyez-vous personnellement en l’impossible ?
Si notre foi ne recouvre rien d’impossible, si elle se cantonne au domaine du raisonnable, elle n’est pas vraiment la foi. Il n’est pas raisonnable d’espérer un amour sans dispute. Il n’est pas raisonnable d’espérer guérir de tous nos maux. Il n’est pas raisonnable de croire que les corps ressuscitent. Il n’est pas raisonnable de croire en Dieu.
Qu’une personne puisse incarner sur cette Terre l’amour parfait, qui va le croire ? A notre mesure, il est proprement déraisonnable de penser l’existence d’un amour humain sans tache, sans mépris, sans violence. C’est pourtant ce que nous espérons, la venue du Christ tout en tous à laquelle nous croyons.
Si vous êtes d’un rationalisme pur, il n’est pas possible de croire en l’impossible. C’est même essentiellement illogique. Le rationalisme pur, pour qui la religion n’est au mieux qu’image, au pire imaginaire, ne peut croire en Dieu, qui est proprement au-delà de toute mesure, au-delà de toute imagination, et donc au-delà de notre compréhension. Le rationalisme pur, qui ne voit la religion que comme une projection de l’esprit et non la présence réelle de Dieu en nous, ne peut rien envisager d’invisible, de surnaturel, d’au-delà de tout, de proprement inimaginable.
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Il y avait plus que croire en l’impossible, dans les lectures d’aujourd’hui. Il y avait aussi croire en un Dieu qui ne répond pas. « Combien de temps, Seigneur, vais-je appeler, sans que tu entendes ? crier vers toi : « Violence ! », sans que tu sauves ? » supplie le prophète Habacuc. Jésus répond par une parabole.
En ce temps-là, les Apôtres dirent au Seigneur : « Augmente en nous la foi ! » Le Seigneur répondit : « Si vous aviez de la foi, gros comme une graine de moutarde, vous auriez dit à l’arbre que voici : ‘Déracine-toi et va te planter dans la mer’, et il vous aurait obéi.
Lequel d’entre vous, quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes, lui dira à son retour des champs : ‘Viens vite prendre place à table’ ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : ‘Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive. Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour’ ? Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : ‘Nous sommes de simples serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir’ »
Classiquement, le maître c’est Dieu ; le serviteur c’est nous. Quel serviteur donc s’attend à ce que son maître lui serve à manger dès qu’il rentre des champs ? Autrement dit, voyons-nous la prière comme une mise de Dieu à notre service ? Dieu finalement, sert-il, à contenter nos espérances ? à répondre à nos demandes ? à satisfaire nos exigences ?
Il y a des moments où la foi semble facile – quand tout va bien et que la vie nous sourit – et d’autres où la foi est plus difficile, voire impossible – quand Dieu ne répond pas, ou semble absent, ou nous avoir abandonné, ou ceux pour qui il est impossible que Dieu réponde, ou qu’il réponde ce qui arrive.
Face aux événements tragiques de la vie, comment parfois ne pas désespérer de Dieu ? Je crois qu’il est présomptueux, même si on ressent une foi capable de transporter les montagnes, de la croire à toute épreuve.
Gardons à l’esprit ces deux limites, que rationnellement nous avons tous : d’une part, celle de l’impossible que je n’ose espérer et qui pourtant agit en moi et, d’autre part, celle du tragique de la vie humaine qui entame ma confiance en l’incarnation de Dieu et qui pourtant encore, au-delà de mon désespoir, me soutient.
Au delà des limites de notre foi, c’est la peur. D’un coté, la peur du néant amoureux, du vide, du désespoir ; de l’autre, la peur de se donner à un amour trop intense, trop inespéré, trop inouï. « Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de pondération » dit saint Paul à Timothée.
Le croyant c’est celui qui n’a pas peur de croire que l’incroyable arrive, que l’amour impossible est possible et que même la mort n’arrête pas la vie.
N’ayons pas peur d’aimer au-delà des limites du raisonnable. Et Dieu. Et l’Humanité.
— Fr. Laurent Mathelot, dominicain.