Le Pain pour la Vie
Le long chapitre 6 de s. Jean que nous écoutons au cours de ces 5 dimanches paraît bien compliqué à beaucoup, loin de la simplicité de Marc, Matthieu et Luc. Il faut comprendre les raisons de la composition adoptée par Jean. Rédigeant son livre plusieurs dizaines d’années après les premiers évangélistes, Jean ne se contente pas de répéter les faits et gestes de la vie de Jésus mais il les reprend enrichis par l’histoire mouvementée de leur réception.
Mal compris par bien des disciples, contestés par la majorité du peuple d’Israël, médités sans arrêt par les communautés chrétiennes, les événements de la vie de Jésus et ses enseignements ont, avec le temps, révélé peu à peu leur extraordinaire richesse. En butte aux moqueries et aux critiques acerbes des adversaires qui trouvaient absurde de croire en Jésus le Fils de Dieu et de partager un Pain qui portait, dit-on, sa présence, les communautés ont de mieux en compris que le dessein de Dieu s’accomplissait de cette façon et que cette foi était tellement essentielle qu’elle méritait même que l’on donne sa vie pour elle.
En ce dimanche de la 3ème partie de ce chapitre 6, essayons de faire le point.
17ème dimanche – le soir au bord du lac où une foule les a rejoints, les apôtres seraient tentés de renvoyer ces importuns. D’ailleurs les nourrir coûterait beaucoup d’argent que l’on n’a pas. Peut-on se replier sur son groupe et laisser des gens affamés ? Jésus écarte cette question de calculs financiers et s’appuie sur un petit pauvre qui présente son bien. Il annonce de la sorte le repas du soir où il fractionnera le pain afin de le partager, un pain dont chaque morceau doit être conservé par car il est le pain qui écarte l’égoïsme et rassemble dans l’unité un peuple fraternel.
Jean est souvent appelé « l’évangile spirituel » : mais en raccordant pique-nique du lac et partage plus tard du « Pain de Vie », comme, de même, il unira lavement des pieds et eucharistie, Jean souligne fortement le lien entre le service des pauvres et le sacrement. Seul celui qui, tel le garçonnet, ouvre sa main pour partager son bien, peut tendre cette main pour recevoir le Pain de Jésus.
Mais que les apôtres ne se laissent pas griser par l’enthousiasme des foules ravies de voir des miracles et de recevoir des bienfaits. Attention à la tentation du pouvoir. Le don ne rend pas maître mais serviteur. L’Église a l’obligation de développer ses « œuvres humanitaires » sans y chercher adulation, puissance et gloire.
18ème dimanche. – « Que cherchez-vous ? »: c’était la première phrase de Jésus dans l’évangile de Jean. L’homme en quête de bienfaiteurs, en recherche avide de consommation, en découverte de nouveaux divertissements doit s’interroger, approfondir sa quête. Qu’est donc le désir qui tend mon âme ?…Ne cherchez pas mes dons mais ma personne, dit Jésus. Croire en moi, c’est ce que Dieu demande. Car, déclare-t-il, « Je suis le Pain vivant » : je viens de Dieu et je donne la vie au monde. Ainsi se réalise le vrai sens de la « manne » : non un calme-faim mais une Parole qui exige d’être reçue, réfléchie, mise en pratique. Elle donne la véritable Vie au monde, à ceux qui comprennent que leur existence ne se réduit pas à une quête de bien-être mais est une longue marche, un cheminement dans le désert du monde vers la communion divine.
Mais qu’un homme ordinaire ose prétendre qu’il vient du ciel : quel scandale !!
Aujourd’hui : 19ème Dimanche : Jean 6, 41-51
Contestation de l’Incarnation
Les Juifs récriminaient contre Jésus parce qu’il avait déclaré : « Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel. ». Ils disaient : « Celui-là n’est-il pas Jésus, fils de Joseph ? Nous connaissons bien son père et sa mère. Alors comment peut-il dire maintenant : “Je suis descendu du ciel” ? »
« Les Juifs » : ? Quelle curieuse appellation puisque Jésus lui-même et tous les personnages de l’évangile (sauf rares exceptions) sont des Juifs. Pour Jean, le nom désigne souvent les adversaires de Jésus, bien qu’il fasse dire par Jésus à la Samaritaine « Le salut vient des Juifs » (4, 22). Hélas cette dérive exacerbera la haine « des Juifs » en général par les chrétiens et jouera un rôle néfaste dans le dialogue judéo-chrétien.
« Récriminer » : Jean reprend le verbe qui était sans cesse répété dans l’histoire de la manne (Ex 16). La nouvelle traduction est meilleure que l’ancienne, trop douce (murmurer) et traduit mieux l’animosité nerveuse, l’opposition râleuse au projet de Dieu. Il s’agit d’une faute grave.
Les auditeurs ne supportent pas qu’un homme ordinaire, dont on connaît bien les parents, ose prétendre qu’il descend du ciel, c.à.d. qu’il est issu de Dieu.
Comment accepter l’Incarnation ?
Jésus reprit la parole : « Ne récriminez pas entre vous. Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
Il est écrit dans les prophètes : « Ils seront tous instruits par Dieu lui-même ». Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement vient à moi. Certes, personne n’a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui-là seul a vu le Père.
Amen, amen, je vous le dis : il a la vie éternelle, celui qui croit.
Moi, je suis le pain de la vie. Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts ; mais le pain qui descend du ciel est tel que celui qui en mange ne mourra pas.
Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. »
C’est le Père qui peut ouvrir à la révélation de Jésus comme son Fils. Donc il importe de se remettre à l’écoute des Écritures qui promettaient cette révélation. Jean ne cite pas un verset précis mais il en appelle aux prophètes : « Tous tes fils seront disciples du Seigneur et grande sera leur paix » (Is 54, 13) et notamment la Nouvelle Alliance promise par Jérémie : « J’inscrirai mes préceptes dans leur être ; ils ne s’instruiront plus les uns les autres…Ils me connaîtront tous » (Jér 31, 31). Le discours d’adieu précisera l’acteur : « L’Esprit de vérité vous fera accéder à la vérité tout entière » (Jn 16, 13). L’étude sincère des Écritures montre que Jésus ne peut être confiné dans le cadre des prophètes, des maîtres spirituels et des guérisseurs. « Qui donc est-il ? ».
Enfin revient encore le thème de la manne bien inférieure au pain que Jésus va offrir. Car il y a équivalence : croire en Jésus le Fils c’est manger son Pain qui donne la Vie divine. Et la dernière phrase annonce l’ultime et stupéfiante étape de cette révélation : « Ce Pain c’est ma chair donnée… » !!??? La fête de l’Assomption ne nous permettra pas d’écouter la suite : évoquons-la quand même brièvement.
20ème Dimanche (non lu) : Jean 6 , 51 – 58
Contestation de l’Eucharistie
Les Juifs se querellaient violemment entre eux : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? ». Jésus leur dit alors :
« Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi. Tel est le pain qui est descendu du ciel : il n’est pas comme celui que les pères ont mangé. Eux, ils sont morts ; celui qui mange ce pain vivra éternellement. »
On pouvait admettre en image que l’on assimile, que l’on « mange » quelqu’un dont les paroles vous font vivre : on parle de « dévorer un livre ». Mais comment supporter d’entendre un homme qui semble dire qu’il faut le manger ? Déclaration inouïe qui fait hurler et sauter d’horreur les auditeurs. Nos habitudes de petites messes paisibles et pieuses nous évitent d’être perturbés et outrés par ce scandale.
Et chair et sang seront séparés : donc il y aura mort, tuerie. Car il n’est pas ajouté : « C’est un symbole, une parabole » mais une répétition : vrai pain, vraie boisson. Repas nécessaire pour avoir la Vie éternelle, pour demeurer en Jésus comme il demeure en nous, pour vivre par Jésus et être envoyé par lui vers les hommes.
Jean qui, avec sa communauté, partageait le repas du Seigneur depuis des années avec une allégresse sans pareille nous dit : « Frères, ne lâchez pas. Cessez d’adorer les idoles qui vous mentent et vous conduisent à la ruine : la planète aujourd’hui vous l’affirme. Revivifiez votre foi, renouvelez votre pratique. Osez ! ».
Fr. Raphaël Devillers, dominicain.