Évangile de Marc 5, 21- 43
O Mort, où est ta victoire ?
( 1 Cor 15, 55)
Après l’enseignement des paraboles, les miracles de Jésus se succèdent : dans la barque chahutée sur le lac de Galilée, Jésus d’un mot intime à la tempête l’ordre de se calmer. Puis en terre païenne de Décapole, Jésus rencontre un fou furieux qui rôde dans les cimetières, se taillade le corps, échappe à toute tentative de le maîtriser : d’un mot encore Jésus exorcise l’homme de son instinct de mort et transforme sa violence en douceur. Mais la liturgie saute ce récit pittoresque et enchaîne aujourd’hui avec la suite : Jésus et ses disciples repassent le lac et, de retour en Galilée, il réalise deux miracles : il guérit la femme souffrant de pertes de sang puis – sommet du récit – il rend même la vie à une fillette morte.
J’emploie à tort le mot « miracle » car ce terme n’est presque jamais employé par l’évangéliste. En effet il ne s’agit pas d’actions d’éclat que l’on regarde, que l’on « ad-mire » de l’extérieur ou qui laissent plus ou moins sceptique. A la différence des historiens et des journalistes qui multiplient les notations pour nous convaincre de la véracité des faits relatés, Marc ne fait aucun effort pour nous prouver que « ça s’est bien passé comme cela ».
D’emblée il a affiché son dessein: il est un évangéliste qui écrit dans les années 70 à Rome dans le but de montrer que l’homme ordinaire Jésus n’est pas seulement un prophète ni un guérisseur mais qu’il est le Messie, le Fils de Dieu – donc celui devant qui toute personne doit prendre sa décision ultime. Et Marc connaît la fin de l’histoire : la passion et la résurrection de Jésus. Il rédige et compose son récit, certes basé sur le réel, mais qui rend raison de sa foi personnelle et qui invite le lecteur, en toute liberté, à partager cette confiance exceptionnelle.
Comme dit un exégète, la question n’est pas : « Est-ce que ça s’est passé comme cela ? » mais « pourquoi est-ce écrit de telle façon ? ». Car c’est alors que la foi n’est plus seulement une connaissance indécise donc inutile mais devient une rencontre personnelle donc un engagement qui change la vie. L’Évangile n’est plus le titre d’un livre mais la Bonne Nouvelle qui me libère et me fait vivre.
Selon un procédé dont Marc use à plusieurs reprises, les deux récits de la fillette et de la femme sont placés « en sandwich » : le premier commence puis est interrompu par le second pour se poursuivre ensuite.
L’Appel du père angoissé
De retour en Galilée, Jésus est accueilli par la foule heureuse qui se presse autour de ce grand guérisseur. Tout à coup un responsable de synagogue, nommé Jaïre, tombe à ses pieds et le supplie avec insistance : « Ma petite fille est près de mourir : viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive ». Jésus s’en va avec lui : une foule nombreuse l’écrasait dans la ruelle étroite.
Le contact de la Femme hémorroïsse
Une femme qui souffrait d’hémorragies depuis 12 ans et qui avait dépensé tous ses biens chez des médecins sans aucune amélioration, avait appris ce qu’on disait de Jésus. Elle vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. Elle se disait : « Si j’arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée ». A l’instant sa perte de sang s’arrêta, elle ressentit dans son corps qu’elle était guérie de son mal. Aussitôt Jésus s’aperçut qu’une force était sortie de lui. Il se retourna : « Qui a touché mes vêtements ? ». Ses disciples lui disent : « La foule te presse et tu demandes : qui m’a touché ? ». Il regardait tout autour de lui. La femme, craintive et tremblante, vint se jeter à ses pieds et lui dit la vérité. Mais il lui dit : « Ma fille, ta foi t’a sauvée : va en paix et sois guérie de ton mal ».
L’état de cette femme la rend rituellement impure donc tout contact avec autrui lui est interdit. Elle est désespérée par l’échec de tous les soins donc elle se sent glisser vers la mort puisque son sang, sa vie, la quitte. Elle ne semble pas avoir jamais rencontré Jésus mais elle croit les récits qui lui ont parlé de ses dons de guérisseur. Elle risque tout et, sans même oser prononcer une supplication, elle croit (un peu magiquement ?) qu’il lui suffit de toucher la frange de son vêtement. Sur le coup elle se sent guérie ! Or Jésus a expérimenté la différence entre les gestes des fans qui se battent pour toucher le vêtement de leur idole et l’acte croyant d’une malade qui espère bénéficier de la puissance guérisseuse de Jésus.
Aussi il renvoie la femme en distinguant les effets : « Tu es guérie dans ton corps » mais surtout, plus profondément « ta foi t’a sauvée : va en paix ». Le salut comporte – parfois – la guérison corporelle mais de façon plus intégrale, en réponse à la foi-confiance en la personne de Jésus, il remplit de la plénitude de la paix messianique.
La Réanimation de la Fillette
Là-dessus surviennent des gens de chez Jaïre qui lui annoncent le malheur : sa petite fille vient de mourir donc il est vain de faire venir Jésus près d’elle. Mais Jésus le rassure : « Sois sans crainte : crois seulement ». A la maison, c’est la grande désolation : selon la coutume, les pleureurs et pleureuses éclatent en grandes manifestations de deuil et poussent des cris de lamentation.
Jésus, imperturbable, les rassure : « Pourquoi ces cris ? L’enfant n’est pas morte : elle dort ». Il met tout le monde dehors, prend avec lui le père et la mère et trois disciples, Pierre, Jacques et Jean, s’approche de la couche, saisit la main de l’enfant et lui dit : « Talitha Qoum » (ce qui signifie en araméen « Fillette, réveille -toi »). Aussitôt la fillette se releva et se mit à marcher. Elle avait 12 ans.
Sur le coup tous furent bouleversés. Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache ; et il leur dit de donner à manger à la fillette.
On croyait donc que le pouvoir de Jésus ne valait que pour les malades et handicapés : ici on découvre qu’il peut également « réveiller, relever » un mort. Ces deux verbes serviront plus tard à désigner « la résurrection » de Jésus mais ici il faut plutôt parler de la « réanimation » de la fillette. Comme Luc racontera la réanimation du fils de la veuve de Naïn, et Jean de la réanimation de Lazare. Ces trois personnes bénéficient d’un sursis, d’une prolongation de leur vie terrestre tandis que la « résurrection » de Jésus le fera passer dans la Vie divine tout autre. Marc termine à nouveau par ce qu’on appelle l’ordre du « secret messianique ». La foule en effet voit dans ces miracles des « preuves » que Jésus est le messie qu’on imagine puissant, invincible, capable de soulever la révolte du peuple. Or Jésus refuse catégoriquement cette conception : la finale avec la passion, la croix et la résurrection révèlera un Messie Sauveur tout autre.
Le Pouvoir de Jésus sur la mort
Qu’a donc voulu nous dire Marc par ces récits où la mort plane ? Pour comprendre, relisons l’ensemble des deux chapitres 4 et 5.
MARC 4, 1-34 – Les paraboles constituent l’enseignement fondamental pour entrer dans la compréhension du Règne de Dieu qui vient avec Jésus. Il faut écouter, laisser sa Parole pénétrer dans nos cœurs, la préserver de la destruction, l’accepter minuscule mais animée de puissance et promise à un épanouissement extraordinaire. La foi est écoute confiante : le croyant offre sa vie pour son développement.
4, 35-41. – Comme la moisson est exposée aux pires intempéries, la vie du croyant rencontre des orages, des tempêtes où la confiance, mise à l’épreuve par le silence de Dieu qui semble sourd à nos appels de détresse, risque de faire naufrage. Mais il faut « relever » le Christ par nos supplications et il nous sauvera de tout péril.
5, 1-21 – La foi n’est pas une croyance privée, une religion consolatrice mais aurore de lumière pour l’humanité entière.
D’abord elle bute sur la violence de l’homme, sur cette ambition, cette envie d’écraser les autres, cette rage de se battre et de faire la guerre. Même au nom de Dieu. « Gott mit uns » : blasphème épouvantable. Le Messie est Paix : il chasse « les cochonneries » dans l’abîme de la mort. Mais hélas, la plupart ne veulent pas changer. Jésus n’a fait qu’un seul converti : cela suffit.
5, 25-34. – Puis la foi rencontre la femme porteuse de la vie et parfois rejetée dans la faiblesse et l’impureté. Pourtant, avant l’homme, elle ose, elle brave les interdits qui la jettent à l’écart. Elle ne se perd pas dans les grands discours : simplement en silence elle cherche le contact. Comme les autre femmes de l’évangile, elle guette Jésus, se jette à ses pieds, l’écoute en silence, trouve la vie dans sa personne.
5, 35-43. – Puis la foi rencontre l’enfant, élan de vie et de joie, et cependant menacé parfois par les adultes. Affreux scandale de la mort qui fauche une promesse de renouveau. La foi sanglote: « Talitha qoum ». Et même si l’enfant ne se réveille pas, la foi éplorée sait que Jésus lui offrira mille fois plus : il le ressuscitera avec lui.
Dans tous ces épisodes, la mort rôde. De page en page, de dimanche en dimanche, Marc nous fait peu à peu pénétrer dans le mystère de Jésus. Il purifie nos conceptions, nous entraîne dans son combat, secoue notre apathie. Le consumérisme nous endort : la foi nous réveille et nous relève.
Fr. Raphaël Devillers, dominicain.