Qui est Wilfrid Stinissen ?
Décédé il y a dix ans, le 30 novembre 2013, peu connu en France, Wilfrid Stinissen est pourtant l’un des grands auteurs spirituels contemporains.
Né à Anvers, en Belgique, en 1927, dans une famille très croyante de cinq enfants (dont un frère carme lui aussi, Guido Stinissen), il entre à 12 ans au petit séminaire des carmes de Courtrai, puis à 16 ans au noviciat, à Bruges. Ordonné prêtre en 1951, il obtient un doctorat de philosophie à l’université de Louvain en 1959. Marqué par la centralité de la mystique au Carmel et par la philosophie existentialiste, celui qui sera longtemps maître des novices enseigne dans son ordre l’histoire de la philosophie, la psychologie des religions et le chant grégorien.
Dans les années 1960, il commence à s’intéresser à la spiritualité orientale et à la relation entre le yoga et la prière chrétienne. Dix ans plus tard, il ressentira toutefois « le besoin de marquer plus clairement la différence entre le chrétien et l’Oriental », note le dominicain suédois Anders Piltz (1). Pour Stinissen, la méditation chrétienne a pour but premier la recherche de Dieu, et non la tranquillité de l’esprit. « C’est la relation avec Dieu qui mène à l’harmonie, et non l’inverse », relève encore le frère Piltz.
En 1967, après un an d’ermitage dans le sud de la France, à Roquebrune, il est envoyé avec trois autres carmes en Suède, pour fonder une mission à Tagarp, en Scanie (sud-ouest), alors que la Suède protestante vient d’autoriser l’implantation de monastères catholiques. Il apprend très vite le suédois, langue qu’il parlera quasiment à la perfection et dans laquelle il écrira ses livres (traduits en de nombreuses langues dont plusieurs en français). Ceux-ci – fruits de ses dialogues avec d’autres – ont une grande audience en Suède, bien au-delà des cercles chrétiens.
Wilfrid Stinissen donne ainsi de nombreuses conférences et accompagne une foule de personnes en quête de sens, tout en étant longtemps prieur de son couvent de Norraby. « Il attachait une grande importance à la vie communautaire, à la participation aux offices, sa présence était très joyeuse et positive dans notre couvent », relate le carme suédois Clemens Karlsson, qui l’a bien connu dans les dernières années et insiste sur sa cohérence de vie. « C’était non seulement un guide spirituel mais un frère avec qui il était facile de collaborer. »
Quel a été son enseignement ?
Wilfrid Stinissen n’a cessé d’initier à l’oraison et d’approfondir les voies de la contemplation à l’école des maîtres du Carmel. Parmi ses grands thèmes figurent la spécificité de la méditation chrétienne (Méditation chrétienne profonde, 1978), l’abandon à la volonté de Dieu (L’Abandon, 1986), l’instant présent (L’Éternité au cœur du temps, 1992), l’intégration du corps dans la vie spirituelle…
« Son génie a été de traduire Jean de la Croix et Thérèse d’Avila dans les termes d’aujourd’hui, dans une synthèse personnelle qui intègre le concile Vatican II, et à l’écoute de la soif spirituelle de ses contemporains », relève le frère carme Baptiste Sauvage, responsable des Éditions du Carmel, pour qui Stinissen est « le meilleur auteur spirituel carmélitain contemporain avec le père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus ».
Pour le père Bernard-Marie Geffroy, religieux trinitaire qui accompagne de nombreuses personnes, Stinissen est « un prophète qui, très tôt, a exploré avec audace les liens entre la mystique et la psychologie, sans pour autant tomber dans la confusion entre les deux plans » : « Il a su ouvrir un chemin pour que, dans la vie spirituelle, l’on puisse tenir compte de ce qui a été blessé en chacun. »
Ainsi, dans La nuit comme le jour illumine (1990), Wilfrid Stinissen invite à considérer la nuit obscure dont parle saint Jean de la Croix non pas coupée des réalités humaines, comme en apesanteur, mais intégrée à la vie quotidienne. « La nuit obscure est incarnée. Généralement elle est liée à des événements et des circonstances concrètes », écrit-il. On pourrait ainsi en grande partie s’expliquer psychologiquement la nuit obscure de sainte Thérèse de Lisieux, pourvu, précise Stinissen, « qu’on ne réduise pas la nuit à un processus psychologique ».
Le carme établit constamment des parallèles entre le travail sur soi et le travail de purification de Dieu en soi. Cependant toute souffrance psychique ne peut être considérée comme une nuit obscure. « Il existe aussi une souffrance psychique qui consiste essentiellement à fuir la vérité, écrit-il. Si on ne veut pas quitter le monde imaginaire et faire face à la réalité, si on ne veut jamais reconnaître sa propre faute, mais, au contraire, si on inculpe sans cesse les autres, alors on refuse d’aller à l’école de Dieu. Et rien n’arrive… Pour qu’une souffrance puisse faire partie de la pédagogie de Dieu, il faut être disposé à se mettre en question, à reconnaître ses fautes, à ne pas résister à la vérité qui se dévoile progressivement. »
Quels sont les ingrédients de son « succès » ?
Tous ceux qui l’ont lu sont marqués par son langage accessible, concret, relié à la vie quotidienne et en même temps d’une grande profondeur. « Il a fait lui-même un travail psychanalytique qui donne à son discours une crédibilité, une fraîcheur bien loin d’un prêchi-prêcha », salue le coach et thérapeute français Vincent Lenhardt, qui l’a découvert il y a quelques années et qui s’en est beaucoup inspiré.
« Wilfrid Stinissen a été capable de rejoindre profondément l’aspiration de nombreuses personnes intéressées par la méditation, en quête de sens, et de leur faire découvrir les trésors de la tradition catholique », relate le frère Karlsson. Lui aussi carme, et l’un des fondateurs de Norraby aux côtés du frère Stinissen avec lequel il vécut plus de vingt ans, l’archevêque de Stockholm abonde : « Le père Wilfrid était philosophe et il avait à ce titre la capacité de voir comment les personnes d’aujourd’hui pensent. Il pouvait lire dans leur cœur, connaître leurs désirs et leurs rêves, souligne le cardinal Anders Arborelius. Il a aidé des générations de chrétiens à comprendre qu’on peut vivre en union continue avec Dieu, n’importe où. La vie chrétienne est tellement simple quand on peut s’abandonner à Dieu. »
Accepter notre sort nous est difficile tant que nous ne savons pas que Dieu est caché derrière.
Extrait de L’Abandon, Wilfrid Stinissen (Éd. du Carmel)
« Nous cherchons Dieu. Mais en fait, Dieu n’a pas à être cherché. Il est partout. Impossible de Lui échapper. Tout parle de Lui, tout manifeste quelque chose de Lui. Nous n’avons pas à faire un long chemin, ni à acheter une boussole pour trouver la bonne direction. Dieu est dans la réalité, la nôtre : nos parents, notre corps sain ou malade, nos dons et nos limites, notre richesse ou notre pauvreté, notre quotient intellectuel élevé ou faible. Dès que nous cessons de nous battre contre tout cela, dès que nous nous ouvrons à cette réalité – la réalité de Dieu – et y consentons de tout cœur, nous vivons dans le royaume de Dieu.
La psychologie moderne aussi, d’une certaine façon, sent qu’il est primordial pour l’homme d’accepter sa condition concrète, d’être celui qu’il est et de ne pas vouloir être un autre. Le but du psychothérapeute n’est pas en premier lieu d’inculquer à son patient de nouveaux modes de comportement. Il veut l’aider à s’accepter lui-même, à ne plus refuser et refouler son passé, mais au contraire à l’intégrer. Par suite de l’entière acceptation, le changement vient alors presque de lui-même. Mais accepter notre sort nous est difficile tant que nous ne savons pas que Dieu est caché derrière, qu’il est et a toujours été réellement présent dans notre vie justement à travers ce sort. C’est pourquoi la psychologie a un pouvoir limité et ne peut jamais mener à une libération totale. »
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Ce qu’il faut retenir. Rendre accessible la spiritualité du Carmel
Carme belge ayant passé cinquante ans en Suède, Wilfrid Stinissen (1927-2013) est l’un des grands auteurs spirituels contemporains.
Son génie a été de traduire dans un langage accessible à tous, et en particulier aux personnes en quête de sens, attirées par la méditation, la spiritualité du Carmel et de ses grands maîtres, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila.
Il a su aussi explorer très tôt les liens entre la mystique et la psychologie, sans pour autant tomber dans la confusion entre les deux plans.
(1) Dans la revue jésuite suédoise Signum, 2/2014.