Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Vivre des expériences mystiques est-il important pour la foi ?

Beaucoup rapportent des expériences personnelles fortes, qu’ils interprètent comme une rencontre avec Dieu. Comment savoir si Dieu était vraiment là ? Ces expériences sont-elles importantes pour la foi chrétienne ? Réponses du F. Jean-Marie Gueullette, dominicain, théologien, auteur de La spiritualité est américaine (Cerf).


Vous constatez dans votre livre que les chrétiens, américains notamment, insistent beaucoup actuellement sur l’expérience personnelle qu’ils font de Dieu, à travers des expériences mystiques (des « expériences spirituelles » comme on dit aujourd’hui) ou de mort imminente. Comment expliquez-vous de telles expériences ?

J.-M. G. : Je suis pas sûr qu’on puisse les expliquer, mais au moins écouter avec respect les personnes qui les ont vécues. On peut ensuite en discuter et y réfléchir, mais fondamentalement, quand quelqu’un raconte ce qu’il a vécu, la première chose à faire est de l’écouter et de le croire. Je suis toujours très attentif à faire la distinction entre ce qu’une personne a vécu, le récit qu’elle en fait et qui peut évoluer dans le temps, parce qu’elle y a réfléchi et a fait surgir des interprétations, et enfin le discours que l’auditeur ou le théologien peut tenir sur ce récit. Si on réfléchit sur un récit d’expérience, et qu’on en montre éventuellement les limites ou les difficultés de cohérence avec la foi, cela ne signifie pas que l’on met en cause la personne et ce qu’elle a vécu. Il est capital de le dire dès le début, afin que personne ne se sente jugé ou victime d’un déni.

On connaît beaucoup de récits d’expériences spirituelles transmis par la tradition chrétienne. Ont-ils des traits communs ?

J.-M. G. : Dans la culture contemporaine, les expériences de mort imminente par exemple, dont on trouve des milliers de récits sur internet, ont en effet des traits communs. Ces éléments communs sont-ils la preuve que ces personnes ont eu accès à la même réalité, ou le signe que les processus psychiques ou neurologiques qui ont suscité l’expérience sont du même ordre ? Cela reste en débat. Mais je voudrais souligner d’emblée que l’insistance sur « l’expérience spirituelle » n’est pas très chrétienne. Le christianisme ne s’intéresse pas à l’expérience spirituelle, mais à la vie spirituelle.

Quelle est la différence ?

J.-M. G. : La vie spirituelle se développe tout au long de la vie, à travers des actes et des pratiques – prier, lire l’Évangile, aller à la messe, dire le chapelet, etc. – qui suscitent des changements chez le croyant. C’est très différent d’une expérience ponctuelle. Les religieux qui chantent l’office plusieurs fois par jour pendant des dizaines d’années ne sortent pas des vêpres en s’extasiant sur ce qu’ils viennent de vivre. Cependant, dire les vêpres jour après jour avec ses frères, avoir aux Psaumes un rapport quotidien, finit par marquer et par structurer la personne, et par la transformer. Dans la vie chrétienne, en Orient comme en Occident, on attache plus d’importance à cette fidélité un peu basique, qui passe par des pratiques simples, quotidiennes, répétées, qu’à des expériences ponctuelles qui, certes, peuvent marquer une vie. Bien sûr que l’expérience de Claudel derrière un pilier de Notre-Dame a bouleversé sa vie. Mais ce n’est pas le cas pour la majorité des chrétiens.

Peut-on rapprocher expérience spirituelle et conversion ?

J.-M. G. : Il y a en effet des expériences spirituelles qui suscitent des conversions, mais il y a aussi des personnes qui mènent une vie de prière quotidienne et qui, par moment, la vivront de manière plus intense, sans que l’on puisse parler dans leur cas de conversion. Beaucoup de grands mystiques chrétiens qui ont vécu des expériences très fortes en parlaient du bout des lèvres. Thérèse d’Avila elle-même (qui a vécu des expériences particulièrement impressionnantes, NDLR) n’en faisait pas le cœur de sa vie spirituelle, elle disait même qu’elle s’en serait bien passée. Ils ne voulaient pas que l’on puisse penser que ce type d’expérience est un passage obligé, car l’essentiel dans la vie chrétienne, c’est la fidélité et la charité.

Vous voulez dire que la véritable expérience spirituelle réside dans le temps long de la vie spirituelle ?

J.-M. G. : On trouve beaucoup plus souvent dans le vocabulaire chrétien l’expression « vie spirituelle » que l’expression « expérience spirituelle », qui est très moderne. Quand on insiste sur l’expérience spirituelle, on insiste sur ce qui est vécu par le sujet, souvent de manière très sensible. Or il ne suffit pas d’avoir vu une grande lumière et de s’être senti aimé pour être sûr d’avoir fait l’expérience de Dieu. Dire que Dieu était là relève d’une interprétation croyante.

Comment discerner ce qui vient de Dieu et ce qui n’en vient pas ?

J.-M. G. : La tradition chrétienne, en Orient comme en Occident, souligne que ce que nous vivons peut être très impressionnant, mais que ce n’est pas le principal critère de vérité et de justesse de ce qui a été vécu. Ressentir une grande chaleur et dire qu’elle vient de Dieu n’est pas suffisant. Dieu n’est pas chaud, il n’est pas de l’ordre du sensible, il est absolument transcendant. Parler de Dieu se heurte très vite aux limites du langage humain. On peut vivre une expérience très forte, et la relire à la lumière de la foi, pour en vérifier la cohérence avec que disent la tradition chrétienne et l’Église sur la foi, sur Dieu… Il ne s’agit pas de plier sous une forme de censure autoritaire, mais de se référer à la longue expérience de l’Église, non comme une instance d’autorité, mais comme une communauté qui a élaboré de façon complexe, lente et patiente, une certaine conception de Dieu. Si je sors d’une grande extase persuadé que Dieu est quatre et non pas un et trine, je devrai me poser des questions.

Ce type d’expérience sensible n’est donc pas indispensable à une vie spirituelle profonde…

J.-M. G. : Il y a une telle fascination, aujourd’hui comme hier, pour les expériences mystiques ou spirituelles extraordinaires, que ceux qui n’en connaissent pas jugent que leur foi est nulle. Mais c’est faux, et on en trouve un exemple impressionnant dans le journal personnel de Mère Teresa, où elle raconte avoir vécu quasiment toute sa vie religieuse dans une sécheresse spirituelle totale, même dans les moments d’adoration pendant lesquels tout le monde la croyait en extase. C’est ce saut périlleux dans la foi, bien au-delà de ce que nous ressentons ou non, que Dieu attend de nous.

Propos recueillis par Sophie de Villeneuve
dans l’émission « Mille questions à la foi »


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