Dietrich Bonhoeffer – Lettre de prison

« ….Dieu, en tant qu’hypothèse de travail, en morale, en politique, est science, est aboli aussi bien que dans la philosophie et la religion (Feuerbach)…..

Où donc reste-t-il de la place pour Dieu ? demandent certaines âmes angoissées, et comme elles ne trouvent pas de réponse, elles condamnent toute l’évolution qui les a mises dans cette calamité…

Nous ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde « etsi deus non daretur » (expression de Grotius : « comme si Dieu n’était pas donné »). Et voilà justement ce que nous reconnaissons devant Dieu qui, lui-même, nous oblige à l’admettre. En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu.

Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne (Marc 15, 34). Le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde sans l’hypothèse de travail Dieu, est celui devant qui nous nous tenons constamment.

Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde…, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide.

Matthieu 8, 17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa toute-puissance, mais par sa faiblesse et ses souffrances.

Voilà la différence décisive d’avec toutes les autres religions. La religiosité de l’homme le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le « deus ex machina ». La Bible le renvoie à la souffrance et à la faiblesse de Dieu ; seul le Dieu souffrant peut aider.

Dans ce sens, on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons parlé, faisant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance. C’est ici que devra intervenir « l’interprétation laïque ».

Lettre écrite dans la prison de Tegel (Berlin),
le 16 juillet 1944, à son ami Eberhard Bethge.

Dietrich Bonhoeffer

D. Bonhoeffer est une des plus grandes figures de l’Église du 20ème s. Né en 1906 à Breslau. Après ses études de théologie, il devient pasteur de l’Église protestante. Donne des cours à l’université de Berlin. Humiliée par le Traité de Versailles, étranglée par la crise économique, l’Allemagne croit trouver le salut en Adolf Hitler en 1933. Dès le début, contre la majorité de son Église , Bonhoeffer s’oppose ouvertement au nazisme. En 1938, il est interdit de séjour à Berlin et a des contacts avec un groupe de résistance (amiral Canaris,…). En 1943, fiançailles avec Maria von Wedemeyer. Il est arrêté et enfermé dans la prison de Tegel. Sa sérénité et son humilité étonnent tous les détenus.

Juillet 1944, échec de l’attentat contre Hitler. Bonhoeffer parvient quand même à faire sortir plusieurs lettres. Février 1945, il est transféré à Büchenwald puis à la prison de Flossenburg. Le 9 avril, il est exécuté par pendaison avec d’autres résistants. Moins d’un mois après, Hitler se suicide et l’Allemagne capitule.

La publication de ses dernières lettres de prison – « Résistance et soumission »- provoque un choc. Le livre et les précédents publiés par Bonhoeffer sont traduits dans le monde et provoque un flot de commentaires et de débats. La lettre du 30 avril 1944 paraît prophétique : voici des extraits.

R.D.

Un Christianisme irreligieux ?

« …La question de savoir ce qu’est le christianisme et qui est le Christ, pour nous aujourd’hui, me préoccupe constamment. Le temps où l’on pouvait tout dire aux hommes par des paroles théologiques ou pieuses, est passé, comme le temps de la spiritualité et de la conscience, c’est-à-dire le temps de la religion en général. Nous allons au-devant d’une époque totalement irreligieuse ; tels qu’ils sont, les hommes ne peuvent tout simplement plus être religieux : ceux-là même qui se déclarent honnêtement religieux ne pratiquent nullement leur religion……Toute notre révélation et notre théologie chrétiennes, vieilles de dix-neuf cents ans, reposent sur « l’a priori religieux » des hommes …

Comment le Christ peut-il devenir le Seigneur des irreligieux ? Y a-t-il des chrétiens sans religion ?…Qu’est-ce qu’un christianisme irreligieux ?

Les questions auxquelles il faudrait répondre sont celles-ci : que signifient une Église, une paroisse, une prédication, une prédication, une liturgie, une vie chrétienne dans un monde sans religion ? Comment parler de Dieu sans religion, c’est-à-dire sans le donné préalable et contingent de la métaphysique, de la spiritualité, etc. ? Comment parler de Dieu « laïquement » ? Comment être des chrétiens irreligieux et profanes ? Comment former une « ek-klésia », sans nous considérer comme des appelés, des privilégiés sur le plan spirituel mais bien plutôt comme appartenant au monde ?

Alors le Christ ne sera plus l’objet de la religion, mais tout autre chose, réellement le Seigneur du monde. Mais que signifie cela ? Que signifient la prière et le culte dans l’irréligiosité ?

Les gens religieux parlent de Dieu quand les connaissances humaines (quelquefois par paresse) se heurtent à leurs limites ou quand les forces humaines font défaut – c’est toujours au fond un « deus ex machina » qu’ils font apparaître, ou bien pour résoudre apparemment des problèmes insolubles, ou bien pour le faire intervenir comme la force capable de subvenir à l’impuissance humaine ; bref ils exploitent toujours la faiblesse et les limites des hommes. Évidemment, cette manière de faire n’a de chance de durer que jusqu’au jour où, par leurs propres forces, les hommes repousseront quelque peu leurs limites et où le « deus ex machina » deviendra superflu. …

J’aimerais parler de Dieu non aux limites mais au centre, non dans la faiblesse mais dans la force, non à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l’homme.

« L’au-delà »  de Dieu n’est pas l’au-delà de notre entendement. La transcendance théoriquement perceptible n’a rien de commun avec celle de Dieu. Dieu est au centre de notre vie tout en étant au-delà. L’Église ne se trouve pas là où le pouvoir humain s’arrête, non à la limite mais au milieu du village. Ainsi le dit l’Ancien Testament et, en ce sens, nous lisons beaucoup trop peu le Nouveau Testament en fonction de l’Ancien. Je réfléchis beaucoup à l’aspect de ce christianisme irreligieux et à la forme qu’il revêt…. »

Dietrich Bonhoeffer, « Résistance et soumission » pp. 119 ss.

ŒUVRES : Ethique (éd. Labor et Fides) – Bible ma prière : introduction au livre des Psaumes (D.de Brouwer). – La parole de la prédication : cours d’homilétique ( Labor et Fides) – Lettres de fiançailles : correspondance avec sa fiancée Maria) ( id.). – Résistance et soumission ( id.). – De la vie communautaire (id.). – Vivre en disciple : le prix de la grâce (id.). – etc…….

INTRODUCTION : F. Rognon : «  D. Bonhoeffer : un modèle de foi incarnée » (éd. Olivetan) : vie et brève analyse des œuvres.
M. Arnold : « Prier 15 jours avec D. Bonhoeffer » (éd. Nouvelle Cité)