Pascal et la Proposition Chrétienne

Extraits de l’Avant-Propos

« … La perplexité et le doute qui marquent toujours plus profondément la conscience de soi des Européens (…)…tient pour une large part, il me semble, à une cause qui n’est pour ainsi dire jamais mentionnée : les Européens ne savent que penser ni que faire du christianisme. Ils en ont perdu l’intelligence et l’usage. Ils ne veulent plus en entendre parler…

Elle (l’Europe) a décidé de naître à nouveau. A nouvelle naissance, nouveau baptême, ce sera un baptême d’effacement. Elle déclare publiquement, elle le prouve par ses actions : l’Europe n’est pas chrétienne, elle ne veut pas l’être. Elle veut bien être autre chose, elle est entièrement ouverte à toutes les autres possibilités, elle veut bien même n’être rien, n’être que le possible de tous les possibles, mais elle ne veut pas être chrétienne.

C’est à peu près au mitan du XVIIème siècle que la grande, l’énigmatique décision a été prise, la décision de construire le Souverain, l’Etat souverain.

C’est à ce moment-là et dans cette conjoncture que fut repensée et reformulée par Blaise Pascal, sous une forme fragmentaire et inachevée mais singulièrement puissante, ce que j’appelle la proposition chrétienne, entendant par là l’ensemble lié des dogmes ou mystères chrétiens, en tant qu’ils sont offerts à la considération de notre entendement et au consentement de notre volonté, et qu’ils entraînent une forme de vie spécifique…

L’œuvre de Pascal est l’objet d’une tradition critique particulièrement riche. Il est l’un de nos auteurs les plus continûment et les plus judicieusement et savamment commentés. Je n’ai pas prétendu apporter une contribution significative à cette tradition critique. J’ai cherché l’aide et l’appui de Pascal pour retrouver les termes exacts et ressaisir la gravité et l’urgence de la question chrétienne – celle de la foi chrétienne, de la possibilité de la foi chrétienne.

Y a-t-il quelque détour, quelque artifice à employer la force de plus fort que soi pour poser la question la plus personnelle ? C’est en tout cas cette question qui est l’objet de ce livre.

P. Manent : Pascal et la proposition chrétienne
Éd. Grasset – 24 euros

Autres ouvrages de l’auteur :

  • La loi naturelle et les droits de l’homme ( coll. Que sais-je ?)
  • Situation de la France (éd. D.de Brouwer 2015)
  • Montaigne. La vie sans loi (éd. Flammarion 2014 – Champs poche 2021)
  • Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident (éd. Flammarion 2010. – Champ 2012)

Blaise Pascal – Pensée 138

400ème anniversaire de sa naissance
19 juin 1623 – 19 août 1662

Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.

Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel.

Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu lui même. 

Pascal, Pensée 138, édition Michel Le Guern

Explication de texte proposée par Guillaume Morano, professeur agrégé de philosophie.

Introduction

Le texte a pour objet le bonheur, et la thèse de Pascal consiste à poser que les hommes ne peuvent être heureux que par Dieu. Les enjeux sont doubles. Il s’agit d’abord montrer qu’aucun athéisme ne peut être véritablement heureux. L’athée libertin peut bien se moquer de Dieu, mais c’est pour s’être rendu aveugle à la détresse de sa condition. En ce sens, sa quête de jouissances relève d’une insouciance coupable et d’une indifférence déraisonnable plus que d’un véritable bonheur. Mais il s’agit également de penser le remède à la détresse des hommes, qui ne peut résider que dans la foi. C’est là la dimension apologétique du texte, dont la finalité n’est pas seulement de faire penser mais de convertir.

Le texte se découpe en trois moments : dans une première partie, Pascal décrit la condition humaine, qui s’identifie à une condition essentiellement malheureuse. Dans la seconde, il explique pourquoi toute l’histoire n’a pas suffit à instruire les hommes de leur condition. Dans la dernière, il rend compte de cette condition et pose la nécessité de sa résolution en Dieu.

Première partie : la contradiction de la condition humaine

  • a. Le désir universel d’être heureux (lignes 1 à 5)

Le texte s’ouvre sur l’affirmation d’un désir universel d’être heureux. Dans ce cadre, la diversité infinie des moyens d’y parvenir est moins signifiante que l’universalité de la fin poursuivie : si les hommes empruntent une infinité de chemins, tous visent la même destination.

  • b. L’impuissance universelle à le devenir (lignes 6 à 9)

Il y a cependant une contradiction entre un désir universel de bonheur et une impuissance toute aussi universelle à l’atteindre. Cette contradiction constitue le fond de la condition humaine, et aucune condition particulière, de la plus basse à la plus haute, ne parvient à la résoudre. Toutes les conditions particulières sont englobées dans l’universelle condition humaine, qui est une condition essentiellement malheureuse.

Deuxième partie : le cours aveugle de la vie

  • a. L’expérience nous instruit peu (lignes 10 à 12)

Une si longue expérience du malheur aurait dû nous instruire de la vanité des biens terrestres et de l’impossibilité de parvenir au bonheur par nos seules forces : si ces biens n’ont jamais garanti à quiconque le bonheur, pourquoi perdons-nous encore notre vie à les acquérir ? L’expérience nous instruit peu, nous dit Pascal, et il convient alors de comprendre pourquoi nous demeurons sourds à ses leçons.

  • b. La mort comme sanction de l’échec (lignes 12 à 14)

C’est alors la mort, et non le bonheur, qui vient clore cette existence d’efforts aveugles et infructueux.

Troisième partie : le désir de Dieu

  • a. Le désir comme trace (lignes 14 à 18)

Il s’agit enfin de résoudre la contradiction constatée, en repartant de son point de départ. Si les hommes cherchent à être heureux, c’est faute de l’être, mais s’ils peuvent chercher à l’être, c’est parce qu’ils savent ce qu’ils cherchent. Autrement dit, les hommes ne peuvent désirer le bonheur que parce qu’ils l’ont déjà connu.

  • b. Le Dieu perdu (lignes 18 à 19)

C’est alors le désir lui-même qui nous éclaire sur la nature de ce bonheur tant cherché : si le désir est l’expérience d’un manque infini, c’est qu’il ne peut être comblé que par un être lui-même infini. Ainsi les hommes, à travers tous les objets de leurs désirs, ne désirent jamais rien d’autre que Dieu.

Blaise Pascal – Pensées

400ème Anniversaire de sa naissance
19 juin 1623 – 19 août 1662

C’est une chose si visible qu’il faut aimer un seul Dieu qu’il ne faut pas de miracles pour le prouver. (837)

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien.
Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une seule petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel. (793)

Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre. (740)

Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu’ils n’ont point d’autres ennemis qu’eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu’il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d’eux tous une Eglise sainte, qu’il vient ramener dans cette Eglise les païens et les Juifs. (783)

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans un île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d’en sortir. ( 693)

Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes
Ainsi, sans l’Ecriture, qui n’a que Jésus-Christ pour objet, nous ne connaissons rien, et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature. (548)

L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. (358)