Année C — Jeudi de l’Ascension — 29 mai 2025
Évangile selon saint Luc 24, 46-53
Plusieurs fois déjà, au cours de mes homélies, j’ai évoqué le fait que le judaïsme ancien se servait abondamment d’images très concrètes pour parler des réalités spirituelles et de Dieu. Il n’y a pas, dans la culture des contemporains de Jésus, de notions abstraites. Elles sont rendues par des situations paradoxalement concrètes. Vous vous souvenez sans doute du ‘chameau à faire passer par le chas d’une aiguille’, de la ‘poutre dans notre œil’, de la foi ‘grosse comme une graine de moutarde’.
Partout, dans l’Ancien et le Nouveau Testaments, vous trouverez des images très concrètes de la vie quotidienne, utilisées paradoxalement, pour évoquer la vie spirituelle. Ainsi, avoir une foi inimaginable revient à ‘demander à une montagne de se jeter dans la mer’. C’est très concret, cette idée de croire qu’une montagne nous obéirait, pour signifier l’inouï auquel nous croyons.
Les lectures aujourd’hui nous présentent toutes trois des récits de l’Ascension : après être apparu ressuscité, revenu d’entre les morts, le Seigneur s’élève définitivement vers son Père.
Dans les Actes des Apôtres, Jésus s’élève vers le ciel et une nuée vient l’enlever au regard des Apôtres – remarquez la nuée, qui signifie que l’on ne voit plus très bien ce qui se passe … Dans la Lettre aux Hébreux, on nous dit qu’il est entré dans le ciel même, qu’il se trouve devant la face de Dieu. Dans l’Évangile de Luc, Jésus se sépare des Apôtres qui se prosternent – et donc ne voient pas – avant d’être emporté au ciel.
L’Ascension est sans doute, avec la Résurrection, un des événements les plus incompréhensibles de la vie de Jésus et tout ce qu’en dit l’Écriture n’est vraiment pas grand-chose : Jésus s’élève vers Dieu et disparaît de la vue des Apôtres.
Personne n’imagine évidement Jésus s’élever physiquement dans les airs, ou décoller comme une fusée. C’est, comme je l’ai dit plus haut, le revers très concret d’une réalité spirituelle. Alors qu’est ce que c’est « s’élever vers Dieu » ? C’est une question très importante, parce qu’elle nous concerne tous.
Allons-nous comprendre « s’élever » comme des parents élèvent leurs enfants ? Allons-nous le comprendre comme quelqu’un qui s’élèverait dans l’échelle spirituelle comme on s’élève dans l’échelle sociale ? S’agit-il plutôt d’une élévation intellectuelle, d’une éducation patiente comme la donnent les bons enseignants. S’agit-il de s’élever comme l’esprit s’élève quand il écoute un aria de Bach ou quand il s’émerveille devant un tableau de Rembrandt ? Plus encore, s’agit-il de s’élever comme les mystiques ressentent des extases ?
Il y a plein de manière de comprendre le verbe s’élever. Mais toutes celles que je viens de dire, ne sont que des manières humaines, même si elles prennent mieux en compte l’esprit et plus seulement le corps montant aux cieux.
Je vous ai un peu égarés en vous disant que les textes d’aujourd’hui ne nous donnaient pas beaucoup d’éléments pour comprendre l’Ascension. La Lettre aux Hébreux nous offre une comparaison. Elle compare Jésus au Grand-Prêtre du Temple de Jérusalem.
Une fois par an, le jour le plus saint de l’année – Yom Kippour, le jour du Grand Pardon – le Grand-Prêtre entrait dans le Saint des Saint, la partie la plus sacrée du Temple, là où, selon la tradition juive, Dieu demeurait effectivement sur Terre. Il s’était purifié le corps et l’esprit, il avait demandé le pardon de Dieu et offert le sang du bouc émissaire pour racheter tout le péché du peuple. Au lieu d’habits rutilants, couverts d’or et de pierres précieuses, il avait revêtu une simple chemise de lin et il pouvait ainsi entrer, en toute humilité, dans le lieu de la présence de Dieu, sans être détruit par sa puissance. Mais puisque le peuple se remettait à pécher, c’était un rituel sans fin qu’il fallait reproduire d’année en année.
La Lettre aux Hébreux nous dit que l’Ascension du Christ, c’est le Grand-Prêtre qui rentre dans le Saint des Saint une fois pour toutes. Le texte précise : « grâce au sang de Jésus : nous avons là un chemin nouveau et vivant qu’il a inauguré en franchissant le rideau du Sanctuaire ; or, ce rideau est sa chair. »
Il y a plus qu’une élévation spirituelle vers Dieu, dans l’Ascension. Il y même plus qu’une extase sous l’effusion de l’Esprit-Saint. Il y a « un rideau de la chair » qu’il faut définitivement franchir. Alors qu’entend-on par « rideau de la chair » ?
C’est l’idée que les corps humains ne sont qu’un accès à la présence réelle de Dieu, qui se trouve essentiellement plus intérieure – plus intime à moi-même que moi-même, dira saint Augustin (Confessions 3, 6, 11). Même le corps du Christ apparaîtra mort et sera mis au tombeau alors qu’il n’a jamais cessé de témoigner de la présence divine.
Les corps humains offrent en effet un rideau à la présence authentique de Dieu. Ceux qui ont embrassé le Christ ne sont pas immédiatement devenus des saints. Nous-mêmes, quand nous communions, nous ne nous sentons pas toujours emportés par l’amour divin.
Franchir le rideau de la chair, c’est s’offrir dans la disparition de soi, pour que l’amour du Père se révèle immédiatement. Le rideau de la chair, c’est offrir sa vie jusqu’à mourir pour révéler pleinement l’amour de Dieu qui vit en nous. C’est d’abord se donner « corps » pour pourvoir ensuite se donner « âme », pure étincelle d’amour divin.
A l’Ascension, le corps personnel de Jésus disparaît pour que nos corps personnels puissent recevoir à la Pentecôte pleinement son Esprit d’amour envers le Père.
Paradoxalement, l’Ascension c’est se rendre humainement invisible pour se rendre divinement accessible …
A l’Ascension, le Christ cesse de nous révéler charnellement l’amour du Père, pour qu’en nous-mêmes, en notre chair, nous le trouvions.
— Fr. Laurent Mathelot OP