Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Ressentiments et conversion

Année C — 3ème dimanche du Carême — 23 mars 2025

Évangile selon saint Luc 13, 1-9

A l’époque de Jésus, la croyance était fort répandue que les malheurs – les guerres, les famines, les maladies – étaient un châtiment de Dieu. Soit que soi-même on ait péché, soit que ce fût la faute de nos parents, de notre tribu ou de tout le peuple. Dans la Bible, les prophètes n’annoncent pas tant des catastrophes à venir qu’ils appellent à la conversion : si vous ne changez pas, voici ce qui va arriver. Il y avait, dans les temps anciens, une très nette conscience que les malheurs étaient une rétribution pour le mal, quelque part toujours une punition divine. Si untel était lépreux, aveugle ou boiteux, ce n’était peut-être pas de sa faute, mais c’était alors de celle de ses proches. Cet état d’esprit n’a pas encore disparu, loin s’en faut. Combien, face au malheur s’écrient-ils encore de nos jours : « Qu’ai-je donc bien pu faire à Dieu pour mériter ça ? »

Nous ne méritons pas le malheur. Personne ne mérite les souffrances qui lui arrivent. Le corollaire de ceci, c’est que personne ne mérite non plus le bonheur et les joies. Ni le malheur, ni le bonheur ne sont des rétributions, des bons et des mauvais points donnés par Dieu pour nos bons ou mauvais comportements. C’est une fausse théologie – c’est revenir au donnant-donnant, à l’idée d’un dieu qui pèserait nos bonnes et nos mauvaises actions à l’aide d’une balance. Dieu n’applique jamais la sentence « œil pour œil, dent pour dent » que par ailleurs le Christ dénonce. Les Galiléens massacrés par Pilate et les personnes tuées par la chute de la tour de Siloé n’avaient pas mérité leur sort.

Ceci ne signifie pas que nous n’ayons pas à faire face aux conséquences de nos actes : si je joue avec le feu, je finirai par me brûler. Mais ce ne sera pas une punition. Ce sera simplement une conséquence logique. Il y a des répercutions à notre péché, au mal que nous faisons. Il y a des répercutions pour autrui que notre péché offense et il y a des répercutions pour nous-même que notre péché salit – ne fusse qu’à nos propres yeux. Mais en rien n’est-ce une punition, un châtiment divin. Quoi que nous ayons fait, quelle que soit la bassesse où nous soyons tombés, quitte à nous être abaissés à « partager la nourriture des porcs », l’estime de Dieu à notre égard n’a pas changé d’un iota, son amour pour nous reste intact. C’est ce que nous verrons la semaine prochaine avec la parabole du Fils prodigue. Si le péché nous éloigne effectivement de Dieu, à peine nous retournons-nous vers lui, qu’il entre dans une joie exubérante.

La spiritualité du donnant-donnant est à rejeter vigoureusement. Ce n’est pas comme cela que Dieu juge ; ce n’est pas comme cela que Dieu aime. Par contre nous, il nous arrive de souhaiter du malheur à ceux qui nous font du mal, à vouloir les punir ou, pire, à souhaiter qu’ils souffrent. Mais c’est précisément ne pas aimer, c’est même haïr. Voilà la haine : vouloir que du malheur s’abatte sur autrui. Dieu ne punit personne, il n’inflige aucune souffrance supplémentaire aux conséquences naturelles de nos actes et nous ferions bien, nous aussi, de toujours renoncer à punir. La punition est toujours un échec de l’amour, quelque part toujours une vengeance, un donnant-donnant d’humiliation et de honte.

Dès lors, comment comprendre la phrase de Paul que nous venons de lire dans l’Épître aux Corinthiens, parlant de ceux qui ont suivi Moïse et qui pourtant sont morts : « la plupart n’ont pas su plaire à Dieu : leurs ossements, en effet, jonchèrent le désert. Ces événements devaient nous servir d’exemple, pour nous empêcher de désirer ce qui est mal comme l’ont fait ces gens-là. » N’est-on pas en pleine contradiction avec ce qui précède ? Dire que le souvenir de ceux qui sont morts avant d’avoir atteint la Terre promise devrait nous servir d’exemple pour nous empêcher de désirer le mal, n’est-ce pas encore brandir la menace d’une punition divine ?

Le christianisme n’est pas une assurance contre le malheur. Jésus a souffert ; Jésus a pleuré ; Jésus est mort sur la croix, atrocement massacré par la plus parfaite injustice. Nous-même nous n’y échapperons pas. Il y aura encore de l’injustice à notre égard ; il y aura encore de la maladie et de la souffrance ; il y aura encore des larmes et il y aura encore la mort. Le christianisme n’est pas une assurance contre le malheur ; il est une assurance qu’il y a un au-delà de tout malheur, de toute souffrance, de toute larme, un au-delà de toute mort. Le Christ nous dit qu’il y a toujours une autre rive. Il nous enseigne qu’avec l’aide de Dieu, il y a toujours moyen de transcender la souffrance, l’injustice et les larmes. Il nous montre qu’à le suivre, il y aura toujours une Résurrection, une joie, une paix.

Et sans doute, le plus extraordinaire est-il qu’au cœur même de la souffrance et des larmes, alors même qu’il est crucifié par l’injustice, le Christ nous montre qu’il est humainement possible de ne pas céder à l’esprit de vengeance et de punition, qu’encore il est possible d’aimer et de n’en vouloir à personne – ni aux responsables de nos souffrances, ni à Dieu. « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » « Père, en tes mains, je remets mon esprit. » Il y a une proximité avec Dieu, possible dès maintenant, qui permet malgré l’injustice, la souffrance et la mort, de maintenir intacts l’amour inconditionnel de la vie et la perspective d’une paix.

Comme saint Paul, comme les prophètes, le Christ ne nous menace pas quand il dit « si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. » Il nous donne un conseil. Pour vivre le passage de la mort dans l’amour et l’espérance et non dans l’accablement et l’esprit de revanche sur la vie, il faut nous convertir dès à présent à cette proximité avec Dieu. Il n’y a que dans le cœur à cœur avec lui, qu’il est possible de ne pas se tourner vers le ressentiment alors qu’on souffre.

Le carême est un temps de conversion. C’est le mot du jour : changer. Il y a peut-être encore en nous des blessures, des souffrances, du mépris et des humiliations qui crient vengeance. Ce sont des lieux qui appellent la conversion de notre cœur à la Résurrection. Car, si nous ne prenons pas soin de convertir les traces de l’esprit de vengeance qui persistent en nous, nous les verrons resurgir à chaque retour du malheur et elles nous entraîneront vers les ténèbres.

Accepter de souffrir sans vouloir se venger demande une force d’esprit considérable, une puissance d’amour qui bien souvent nous dépasse. Le Christ nous montre cependant qu’elle nous est donnée, ici et maintenant, si nous nous laissons envahir par l’Esprit-Saint.

Alors il convertira nos cris de vengeance en soupirs d’amour. Ce qui constitue déjà un creuset pour la Résurrection et la joie.

— Fr. Laurent Mathelot OP


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