Homélies et commentaires par fr. Laurent Mathelot OP

Résurgences

Périzonium, le « saint pagne »

par Martin Steffens

Que signifie le mot « périzonium » ? Littéralement « autour de la ceinture ». Il désigne le linge avec lequel peintres et sculpteurs ont revêtu le Christ en croix. Pourtant l’histoire nous apprend que les supplices de la flagellation et de la crucifixion étaient subis nu.

Le terme, qui signifie en grec « autour de la ceinture », désigne le linge que porte le Christ en croix. Cousu d’une pièce, il servait jadis aux hommes de sous-vêtement. Aucun réalisme pourtant dans nos crucifixions puisqu’il est clair, si l’on en croit l’histoire de ce supplice, que le Christ meurt tout nu. Comme s’il fallait encore, aux crachats, à la couronne d’épines, à la flagellation, au portement de croix, ajouter cette ultime humiliation : la nudité. Mais pourquoi, alors, ce linge sur le sexe du Christ ? Est-ce pudeur ou pudibonderie ?

Pudibonderie d’abord, si l’on songe qu’un des seuls christs en croix qui fut complètement nu est une sculpture de Michel-Ange. On sait aussi que Daniele da Volterra, qui était son élève et fut surnommé il Braghettone (le culottier), avait reçu du Vatican la tâche de rhabiller quelques-unes de ses figures. Couvrez ce sexe… Contre l’évidence, et alors même que l’enseignement de l’Église affirme la pleine humanité du Christ, on alla jusqu’à peindre, en guise de périzonium, un voile diaphane sous lequel on suggéra… l’absence de tout sexe ! On comprend pourquoi, en 2022, la photographe Jacqueline Salmon intitula l’unique exposition jamais consacrée au périzonium : « Le Point aveugle ». On n’ose regarder. Et l’on se dit que si, à la Renaissance, le « saint Pagne » se mit à flotter et à danser autour du Christ, c’était moins pour évoquer l’Esprit qui vient d’être remis au Père et qui, déjà, redonne souffle, qu’un moyen de faire diversion. Si la nudité est enveloppée de gloire, c’est surtout pour être enveloppée tout court !

Jésus meurt dévêtu

Il y a là pourtant, je crois, plus de pudeur que de pruderie. La pudeur est au clair avec le fait de ne pas tout montrer. L’enjeu est que le sens de la vue, si aisément blessé, si facilement captif, ne brouille pas nos autres facultés. N’est-il pas difficile d’écouter quelqu’un dont l’attitude attente à la pudeur ? Or la Croix, parce qu’elle est une déclaration d’amour, ne donne-t-elle pas autant à entendre qu’à voir ?

Nous savons que Jésus, selon toute vraisemblance, meurt nu. Mais pour le voir, il fallait sans doute ne pas voir que cela. Et de fait, dans la grande majorité des représentations de la crucifixion, le périzonium réalise cet exploit de ne pas retenir à lui l’attention. Le drapé peut en être merveilleusement réussi, on glisse sur lui. Il s’agirait donc, non tant de cacher la nudité de Jésus que de permettre que la sidération d’un tel scandale n’occulte pas celui de la Passion et ce qu’en fit le Christ : le moyen d’un amour plus complètement donné. Comme Dieu fait un habit à Adam et Ève afin que, malgré le péché, la relation perdure, les peintres et les sculpteurs ont vêtu le Christ.

Le périzonium n’est pas évitement. Il est même, je crois, tout le contraire. Car il est à la fois symbole de retenue et retenue du symbole. Linge blanc, les artistes auraient en effet pu y projeter maintes significations et glisser dans ses plis quelques messages. Or la pudeur s’imposa autant à l’image qu’aux signes : on tempéra la violence du spectacle, mais on ne le recouvrit pas par du symbolique. On rappelait par là que la Croix n’est pas une allégorie, mais un fait. Aucun sens, judicieusement suggéré, ne justifie le sang, odieusement versé.

Publié dans La Croix, le 07 juin 2024.


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